Archives de la Cour Exilée : l'ombre de Lethë

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— Alors ? me demanda Amarië lorsque je la rejoignis dans notre chambre attitrée du Champignon Hilarant.

Je me laissai tomber sur le lit, soudain très las.

— Il est parti.

Amarië soupira. Elle se leva et s’avança de son pas chaloupé, le même, en fait, qu’elle avait dans l’arène avant de venir achever un adversaire.

— Mon petit Ardaxe, roucoula-t-elle en venant s’asseoir à califourchon sur moi.

Elle m'embrassa, prédatrice. Ses dents me mordillèrent la lèvre, la langue. Normalement, à ce stade, tout mâle normalement constitué implorait le coup de grâce, plus dur qu’un pommeau d’épée en iridium. Évidemment, ce n’était pas mon cas.

— Parfois, je me dis qu’il s’agit de joyaux jetés à un orc, souris-je, me moquant de moi-même. La plus féroce des combattantes, la plus splendide, objet de désir pour les princes de Dorśa eux-mêmes… Cette superbe créature s’offre à moi, pauvre bouffon dérisoire, à l’humour douteux, au visage défiguré et à la silhouette dégingandée, incapable de combler ce puits affamé et de jeter la moindre eau lustrale sur ce brasier.

— Qu’Aran, Uriel, Ennil et Aeluin aillent brûler aux Neuf Enfers, grinça-t-elle, canines dénudées. Moi, c’est ce petit bouffon dérisoire que je veux, avec son humour douteux et ses cicatrices. Aucun mâle ne me contente plus que lui. Je l’aime, moi, ce pauvre bouffon défiguré et mutilé.

— Parce que tes goûts sont bizarres, lui répondis-je, content malgré tout. Tu es une dorśari. Une Niśven de sang pur, qui plus est… Ta famille est connue pour la grandeur de ses déviances.

— Tu n’es pas une déviance, Ardaxe, rugit-elle en me regardant, plus sérieuse cette fois. Tu es celui que j’aime, et le seul qui me satisfasse.

— Comment peux-tu dire ça, après avoir eu Śimrod ? ne pus-je m’empêcher de lui dire.

Un sourire nostalgique flotta sur mes lèvres, malgré moi. Śimrod. En me remémorant le jeté de cette glorieuse chevelure d’argent – des cheveux qui faisaient pâlir d’envie tout Ælda – la cambrure délicieuse de ses reins puissants et surtout cet organe magnifique qui était le sien, je me sentis fondre de l’intérieur. Oui, même si le temps où nous nous ébattions tous les deux en cachette de l’ollamh des Astres Glacés était révolu depuis de nombreux siècles, Śimrod allait me manquer.

— Je n’ai jamais eu d’autre plaisir avec lui que celui produit par une main griffue qui fait hurler un morceau d’ardoise, fit-elle en grimaçant. Je n’ai pas aimé être conquise par lui. Il m’a donné le plus beau, le plus fort et le meilleur des fils, c’est vrai. Pour cela seulement je ne regrette rien. Mais je ne l’aimais pas, et je n’aimais pas ses étreintes. Pas comme je t’aime, toi. Toi… Tu me fais oublier qui je suis, Ardaxe.

De nouveau, elle se pressa contre moi, impérieuse. Ses dents vinrent mordiller mon cou. Amarië était une femelle dominante et virile dans sa façon de faire l’amour : elle n’aimait pas être possédée par un mâle. Or, Śimrod l’avait possédée. Et elle ne l’avait pas supporté.

Śimrod. Alors qu’Amarië passait sa langue experte sur tout mon corps, je me remémorais la colère et la tristesse qui avaient assombri le beau visage de mon ami, la dernière fois que je l’avais vu.

— Tu m’as trahi, Ardaxe, avait-il murmuré. Tu as vendu mon fils – mon seul fils – à l'Amadán. Cela aurait pu être n’importe qui d’autre, mais c’est lui que tu as sacrifié.

— Non, mon frère, avais-je répondu, peiné. Cela ne pouvait être que lui. Il est appelé. Jamais je n’ai vu ni entendu parler d’un candidat aussi adéquat pour jouer l’Aonaran.

Là-dessus, Śimrod avait explosé.

— Jouer ! C’est ainsi que tu appelles cela ? Tu crois donc que c’est un jeu ? Ren va perdre son âme. La réincarnation lui sera refusée et il disparaitra, après avoir eu une vie misérable et solitaire, au terme, sûrement, d’une mort atroce. Ce n’est pas un jeu !

— Si, mon ami, c’en est un. Le plus grand, le plus horrifiant. Un terrible jeu, à l’enjeu vertigineux, et ton courageux fils a misé sa si belle âme. Il l’a fait pour le salut de tous. Il n’a pas besoin de ta pitié ni de ta protection, Śimrod, ni de la mienne. L'Amadán le protégera contre Shemehaz, parce que, de tous Ses enfants, le courageux Aonaran, qui seul ose regarder l’ennemi dans les yeux, est Son préféré.

Mais Śimrod n’avait rien voulu savoir.

— Ne comptez pas sur moi pour prendre part au rituel, avait-il décrété. Je ne lui passerai pas mon masque. Jamais ! Je ne joue plus. La prochaine fois qu’un filidh vient me chercher… Il devra m’affronter, arme à la main. Plutôt mourir et tomber en Enfer que de vouer l’âme de mon petit à la damnation !

Je l’avais laissé partir, sans lui dire que la cérémonie pouvait être accomplie sans lui. La présence de l’Aonaran précédent n’est pas requise pour en nommer un nouveau : comment aurions-nous fait tous ces millénaires, sinon ? C’était rare qu’un Aonaran vive assez longtemps pour pouvoir passer son masque à un successeur. En revanche, son âme à lui, oui, était damnée sans espoir de libération. Puisqu’il Lui tournait le dos et ne croyait plus en Lui, l'Amadán n’allait pas réussir à l'arracher des griffes de Shemehaz, le moment venu. Et en ne passant pas son masque, il ne pouvait se libérer de la malédiction. Śimrod croyait se sacrifier pour éviter à son fils de l’être. Or, il se vouait à la géhenne pour rien. C’est en ne lui disant pas que je l’ai trahi.

Amarië remarqua le voile de tristesse qui était tombé sur mon coeur. Elle cessa ce qu’elle était en train de faire, et vint se lover contre moi.

— Oh, Ardaxe, murmura-t-elle. Ne regrette rien. Tu as fait ce que tu devais. Tu sais bien que quand Śimrod ne veut pas, rien ne peut lui faire entendre raison.

C’était vrai. Et Śimrod était devenu terriblement taciturne, depuis la disparition de son humaine et de leurs enfants perædhil. J’avais mis ces derniers hors de la colère de Tintannya et de Sneaśda en les cachant dans ma guilde, mais cela, je ne l’avais jamais dit à Śimrod. Je ne lui avais pas non plus conté la fin d’Elohar, à laquelle j’avais assisté.

— Je l’ai doublement trahi, fis-je en serrant Amarië contre moi. Je ne lui ai même pas dit pour l’humaine. Il croit qu’elle l’a quitté, qu’elle l’a fui en emmenant ses petits. Imagine ce qu’il doit ressentir… Pour une fois qu’il s’attachait à quelqu’un ! Et cette pauvre fille est morte dans l’indifférence générale. J’étais le seul à être là, lorsqu’ils ont jeté ses restes dans le cratère de la Montagne du Temps.

Amarië me regarda pensivement. Elle savait que cette histoire me travaillait. Comme beaucoup d’autres choses dont j’étais dépositaire, je lui avais demandé de garder le secret. Elle était très bonne pour ça, garder des secrets. Muette comme une tombe, mon Amarië.

— Écoute, mon âme, voilà ce que je te propose. En chemin pour Urdaban, arrêtons-nous voir Śimrod. Tu dis que Lhaeriel l’a vu croiser au large de Tabris Nuadh, en direction de la Cour Exilée ? Il doit encore y être. Allons-y, et parlons-lui. Dis-lui la vérité pour Elohar, et permets-lui de rencontrer ses petits. Dis-lui aussi que, quoi qu’il fasse, son fils sera le prochain Aonaran, parce que c’est lui-même qui l’a décidé. Ren est assez mature pour choisir sa propre Voie tout seul : Śimrod lui-même a toujours été très indépendant, et il devra reconnaître à quel point son fils sait ce qu’il veut. Enfin, dis-lui que s’il a de la colère à dépenser, il n’a qu’à s’en prendre à Tintannya. De mon côté, j’irais voir mes frères. Je leur parlerai de la prophétie… Ils me croiront. Et se rangeront de notre côté. Le retour à Ælda apaisera leur coeur malade, comme il m’a apaisé, moi. Alors, tous ensemble, nous saurons remettre cette société décadente dans le droit chemin. Réconcilier les Cours. Récupérer nos colonies. La paix régnera à nouveau sur la galaxie, les bannières ultari flottant bien haut sur toutes les planètes civilisées. Et Ren n’aura pas à combattre Shemehaz, parce que la Calamité aura été évitée.

De nouveau, je la serrai contre moi.

— Que tous les Premiers de la sældarë t’entendent, lui dis-je.

Dans un coin de mon cerveau, j’eus une pensée pour Lethë, la femelle jalouse. C’est surtout elle que j’aurais dû prier ce jour-là.

Ardaxe d’Urdaban, Ce que j’aurais à dire à mes détracteurs

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