Le réveil du dieu de la guerre : I

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Figée par une sorte de stupeur hypnotique, je fixais la statue titanesque à la bouche hurlante qui brandissait de ses quatre bras sa lame à triple configuration rougie du sang des sacrifices. Des centaines d’ældiens mâles et femelles étaient assis tout autour, leurs corps nus recouverts de peintures de guerre, secouaient rythmiquement leurs longs cheveux déliés, trempés dans une boue écarlate qui ressemblait terriblement à un mélange de cendres et d’hémoglobine.

Sans la mort, pas de vie.

Sans la guerre, pas de paix.

Sans la souffrance, pas de joie.

Sans la haine, pas d’amour.

Sans l’ombre, pas de clarté.

Chasseur de nuit, nos griffes et nos crocs t’appartiennent.

Maître de la douleur, nous t’offrons nos cœurs.

Père de la destruction, nous faisons couler ce sang en ton nom.

Seigneur aux mille visages, forge nos corps dans le feu de ta rage.

À ma droite, les lèvres d’Angraema remuaient en même temps que celles des autres, laissant échapper la même litanie. N’étant pas complètement ordonnée sidhe, Angraema ne pouvait pas participer à ce rituel martial aux premières loges : elle avait été reléguée au rang des spectateurs avec son père et moi. La jeune ældienne rongeait son frein, frustrée de devoir rester à l’écart.

— Est-ce que tu sens la passion provoquée chez nos sœurs et nos frères par le réveil de Naeheicnë ? souffla-t-elle, les yeux brillants. Rien qu’aujourd’hui, de nombreux ædhil suivant des voies diverses se sont précipités au temple pour devenir sidhe. La guerre se profile à l’horizon !

— Mieux vaut combattre en tant que guerrier qu’en tant que jardinier, statua philosophiquement Ren. Ces ædhil ne font que mettre le maximum de chances de leur côté en allant se former au métier des armes… Beaucoup mourront.

Sa fille lui jeta un regard noir. Ces derniers temps, Ren avait perdu son aura de maître auprès d’elle, d’autant plus qu’il avait relégué son instruction à Śimrod.

— Père, on dirait que tu ne soutiens pas la guerre, lui reprocha Angraema. Pourtant, tu es un sidhe, toi aussi ! Et, avec moi, le seul représentant la lignée d’Æriban.

Angraema se tourna vers moi.

— Père ne te l’a sans doute pas dit – il s’obstine à tout garder pour lui ! – mais Æriban était le temple de Naeheicnë le plus prestigieux de l’univers. La légende dit que c’est le premier, et...

Ren l’interrompit.

— C’est faux. Le premier se trouvait sur Faërung.

Angraema le regarda, surprise.

— Qu’importe. Celui d’Æriban était le plus grand de tous. Il n’abritait que 88 aios, car le niveau, pour obtenir ce titre, était bien plus élevé que maintenant. Mais il comptait également des centaines de sí, dont les faits d’armes, la rage et la science du combat auraient fait pâlir les aios actuels… Cela, c’est Śimrod qui me l’a dit !

Ren lui jeta un regard coupant comme un rasoir.

— Est-ce qu’il t’as parlé également de la Nuit des Supplices ?

Angraema baissa la tête.

— Oui. Il m’en a parlé.

Je me tournai vers Ren.

— Qu’est-ce que c’est, la Nuit des Supplices ?

— Un rituel de sacrifice à Naeheicnë qui avait lieu toutes les 80 lunes grises plus 8 blanches, c’est-à-dire tous les 88 ans environ, au moment de la lune rouge qui suivait, lorsque les aios qui servaient au temple étaient à l’apex de leurs fièvres. Pour commémorer le viol de la jeune Nineath par ce dieu dans les mythes de la sældarë, on choisissait 88 jeunes ellith qui n’avaient jamais connu de mâle et on les livrait aux aios, qui étaient sans cesse sur les dents puisqu’on leur interdisait de s’accoupler à leur guise. Bien entendu, ils trouvaient d’autres moyens – les jeunes apprentis et les esclaves humains, notamment – mais cela ne les empêchaient pas de se jeter sur les malheureuses pendant cette bien nommée nuit des supplices. Elles étaient toutes violentées un nombre incalculable de fois, mais c’était néanmoins considéré comme un grand honneur d’être choisie pour être la femelle de Naeheicnë, une source de prestige pour elles et leur famille. C’était la seule concession faite par la Haute Reine au désir des mâles et à l’ancienne loi, et le seul accouplement obligatoire dans la vie d’une elleth. Beaucoup d’entre elles passaient par là, et c’est l’une des raisons pour lesquelles elles prenaient tant de plaisir à humilier les mâles par la suite.

Je jetai à Ren une œillade horrifiée. Angraema l’était aussi, même si elle connaissait déjà cette histoire, et que Śimrod avait dû la lui présenter de manière bien abrupte.

— Tu n’y as jamais participé, toi, n’est-ce pas ? murmurai-je à mon compagnon le plus discrètement possible.

— Non. Je n’y avais pas droit, fit-il en me montrant sa queue, étroitement enroulée autour de son ventre. De toute façon, j’aurais refusé : je réprouvais cette coutume. Je n’ai jamais aimé les injonctions, surtout celles touchant à la vie personnelle.

Il marqua une pause.

— C’est cette tradition barbare qui provoqua le Second Schisme entre les ædhil, lorsque la fille de Malenyr, un virtuose des configurations qui vivait à l’écart des Cours, fut choisie pour être sacrifiée à Naeheicnë… On dit que la Haute Reine de l’époque, Aïnumerya, désigna Faëremma en particulier pour se venger de Malenyr qui l’avait éconduite, et elle s’arrangea pour qu’il n’y ait qu’une seule elleth livrée aux aios cette fois là. La malheureuse fut jetée en pâture à des mâles fous furieux qui se battirent comme des varag pour la posséder et qui se l’arrachèrent férocement, mais au final, elle fut bien violée 88 fois… Elle en perdit la tête. La vindicte de son père fut terrible : il fusionna avec le dragon Ecalaggon, le plus énorme wyrm qui existait alors, et attaqua Æriban à la tête d’une armée de bêtes parmi les plus terribles de toute la faune que comptaient les mondes de l’empire d’Ultar. Tous les aios qui se mêlèrent au combat furent massacrés. Dans le corpus filidh, on appelle cet épisode La Ruine… La ruine du temple de Naeheicnë, dont Malenyr ne laissa qu’une seule tour debout : la Tour de l’Initiation, au sommet de laquelle il entassa les os noircis et fondus dans leurs armures des aios. Puis il quitta Ælda avec sa fille. Alors les aios des temples-liges d’Æriban appelèrent à la guerre pour venger l’outrage fait à leur dieu. Naeheicnë est un sældar guerrier, colérique et vindicatif, qui a besoin de sang pour être apaisé. Afin de vaincre Malenyr, qui était extrêmement puissant, et avait de son côté les wyrms et toutes les bêtes de la création – ainsi qu’une bonne partie des peuples faëruni, parmi lesquels il s’était réfugié – le prince Ymir se sacrifia lui-même pour devenir l’avatar de Naeheicnë. Ce faisant, devenu insensible au feu, son armure fusionnée sur son corps devenu lave, il partit affronter Malenyr sur son propre wyrm, une bête énorme appelée Meathainir. Au terme d’un combat titanesque – j’ai oublié de préciser que Malenyr, dans sa jeunesse, avait lui-même été sidhe – il finit par le vaincre, et ramena sa dépouille à Æriban, où elle fut exposée pendant 88 jours, accrochée par sa longue chevelure rougie de sang, écorchée et mutilée, en haut de la Tour de l’Initiation, celle la même qu’il avait épargnée.

Je déglutis. Comme moi, Angraema avait écouté ce récit bouche bée, à la fois fascinée et horrifiée.

— La Tour de l’Initiation… Ce nom me dit quelque chose, murmurai-je.

Angraema me regarda.

— C’est là où on a affronté Unëlianth, me rappela-t-elle. Tu te souviens ? La grosse araignée noire transformée en elleth gestante.

— Je me souviens, oui, répondis-je avec un frisson.

Ren nous regarda toutes les deux, le regard un peu dur. Puis il tourna la tête.

Son récit horrifique avait quelque peu refroidi les ardeurs guerrières d’Angraema. Tête baissée, elle regardait ses mains, posées entre ses jambes. Aussi ne vit-elle pas arriver le grand mâle qui vint se planter devant elle, au sortir de sa transe.

Comme elle, il avait la moitié du crâne rasé, et arborait fièrement deux marques rituelles sur son visage aigu de jeune prédateur. La boue rouge dont il s’était enduit avec les autres ne cachait rien de sa nudité, ni de l’effet qu’Angraema lui faisait. Au-dessus de son épaule apparaissait un panache spectaculaire, d’un joli brun acajou marbré de noir.

Sans un mot, il jeta quelque chose devant Angraema. Puis, après avoir fait étalage de ses attributs de mâle devant la jeune ældienne, il quitta les lieux en ébouriffant son panache. Ma jeune filleule suivit du regard la contraction de ses fessiers musclés alors qu’il s’éloignait, une lueur d’admiration dans ses yeux noirs.

— Qu’est-ce qu’il t’a donné ? demandai-je, curieuse.

Sous le regard lourd de sens de son père, Angraema attrapa l’objet. C’était un poignard en corne, serti d’uranocircite.

— Une dent d’orcanide, observa Ren d’un œil connaisseur. Ce sidhe a dû la prendre sur l’un de ses adversaires, lors de la dernière bataille, puis la confier à un artisan pour le sertir.

Angraema s’en empara et la ficha dans son opulente chevelure noire, où elle alla rejoindre le croissant Niśven et une autre dague.

— Et Círdan ? demanda Ren fort à propos. Si tu portes le trophée offert par un autre, il se sentira insulté.

— Círdan a bien offert son panache à une autre, grogna Angraema. Pour ma première fois, je ne prendrai pas un mâle qui a déjà connu toute une colonie d’ellith, plus une poignée d’ellonil !

— Il n’était pas lui-même, objecta Ren. Et n’oublie pas que tous les mâles panachés connaissent d’autres mâles, c’est l’usage entre chasseurs et guerriers.

— Il n’y a pas de fumée sans feu. Maintenant, si tu permets… J’ai un entraînement avec maître Śimrod.

Elle se leva et nous planta là. En passant devant le groupe des aios, elle lorgna de manière ostensible vers le mâle qui lui avait offert le croc d’orcanide, et jeta sa deuxième dague dans sa direction. L’objet pointu se ficha aux pieds du jeune élu, le désignant expressément comme tel.

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