Sous les étoiles mortes : IV

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Tout ce petit monde ne tarda pas à s’endormir, repu, bien calé dans l’immense arbre à dix mètres du sol où Lathelennil avait installé le camp avec un savoir-faire éprouvé. Après avoir efficacement découpé le daurilim, il avait empaqueté les morceaux dans de grandes feuilles d’un végétal aux grandes feuilles plates, qu’il avait transformé en une sorte de sac à dos gibecière. Une partie de la viande avait été consommée sur place, le reste soigneusement nettoyé. Avec la peau, raclée, séchée, fumée et cendrée, il nous avait confectionné un matelas de camp. Les cornes du daurilim avaient également été récupérées par ses soins. Enfin, il avait bizarrement disposé les os en une petite construction suivant des règles apparemment immuables, après avoir appelé mes enfants pour leur montrer. Exclue de cet étrange rituel, je l’avais regardé, accroupi, en train de murmurer de mystérieuses paroles à ma progéniture qui l’écoutait religieusement, disposée en cercle autour de lui. Puis ils l’avaient aidé à disposer les os en petits tas. L’espèce de trophée macabre et barbare que cela constituait à la fin me faisait froid dans le dos, mais apparemment, c’était une importante coutume ældienne, comme la consommation immédiate du cœur de la proie ou celle du shynawil de la portée après une naissance. Une espèce de reliquat de l’époque où les ældiens vivaient dans la forêt, chassant et dansant nus sous la lune.

Un crépuscule bleuté remplaça les lueurs rosâtres du ciel, et les astres lointains se mirent à briller, comme des gemmes sur un drap de velours bleu nuit. L’étrange nuit de Nuniel était tombée sur nous une fois que nous fûmes tous bien à l’abri dans les larges branches de l’arbre. Encore une fois, Lathelennil avait bien calculé son coup. Il avait des qualités, finalement !

— Il y eut une civilisation, il y a très longtemps, qui appelait la nuit la chevelure du Maître des Ténèbres, m’apprit-il, son visage cruel tourné vers le firmament. Les étoiles étaient les gemmes qu’il aimait y mettre.

Encore une louange sur son frère. Pour moi, le ciel nocturne n’avait rien à avoir avec ce tyran égocentrique de Fornost-Aran. C’était la scène où se déroulait en ce moment même une terrible bataille, à laquelle le père de mes enfants participait.

— Et toi ? demandai-je, désireuse d’arracher les pensées noires de ma tête. Aucune civilisation n’a jamais rien dit sur toi ?

— Aucune. Je ne suis que le cadet, guerrier lige de mon aîné. Son chien de guerre. Et puis, je n’appartiens pas entièrement à la nuit. Tu n’as qu’à voir mes cheveux.

Je m’arrachai à la contemplation vertigineuse de ce qu’il y avait en haut pour le regarder, lui. Enfoncé dans la pénombre, en partie dissimulé dans les feuillages, seule la moitié de son visage m’était visible. C’était celle aux cheveux blancs. Il me fixait, les traits détendus. On en oubliait presque qu’il était dorśari : il ressemblait presque à ces images de chevaliers féériques que l’on voyait sur Terra dans les temps antiques. Sur son ventre, Caëlurín reposait, endormi.

— Je croyais que tu détestais les gosses, lui murmurai-je.

— Je les déteste toujours, me confirma-t-il. Mais il faut bien que quelqu’un se dévoue pour apprendre à ces jeunes trëowann ce que c’est qu’être un ædhel. Leur père n’est jamais avec eux !

C’était vrai, malheureusement. Et connaissant Ren, je savais que jamais il ne leur aurait montré ce genre de chose. Ren, bizarrement, poussait plutôt ses petits dans l’autre sens, à se comporter en humains.

— Pourquoi disposez-vous les os de vos proies ainsi ? lui demandai-je alors, baissant les yeux sur l’étrange créature d’os que Lathelennil et mes enfants avaient bâti en bas.

— Pour nous différencier des orcanides. Après une chasse, les orcneas laissent tout en plan. Ils gaspillent énormément, également. Nous, les ædhil, on ne gaspille pas la chair d’une proie, ni celle d’un ennemi.

En bas, une créature à la silhouette indistincte s’approcha de l’ossuaire, et le renifla, avant de s’éloigner dare-dare. Ces bornes d’os avaient également valeur d’avertissement.

De nouveau, je posai les yeux sur Lathelennil. Il avait reposé sa tête contre le tronc de l’arbre et continuait à me regarder, les yeux mi-clos. Dans l’obscurité, ses yeux luisaient d’un éclat doré, comme ceux d’Angraema. Et sa bouche, détendue, avait l’air plus douce, moins sévère et méchante.

— Pourquoi as-tu parlé de femelle gestante, tout à l’heure ? osai-je enfin lui demander. Je connais l’ældarin. Je sais très bien ce que j’ai entendu.

Ce questionnement m’avait trotté dans la tête toute la journée, bien dissimulé dans un coin de mon cerveau. Mais c’est à la faveur de cette nuit étrange qu’il me revenait.

— Tu attends une portée, m’annonça alors Lathelennil sans sourire ni grimace. Je t’avais prévenu que ton mâle avait ses fièvres, quand on a discuté au bar. Il ne s’en est peut-être pas rendu compte, mais moi, oui. Et comme vous vous êtes accouplés tous les jours, il t’a fécondé.

Je touchai mon ventre, étonnée.

— Ren compte le nombre de lunaisons d’habitude, pour qu’on puisse programmer ou anticiper ce genre de choses. Ren est très prudent, de ce côté-là.

— Il a dû perdre le compte, déshabitué par la perte de ses souvenirs de votre relation. Ou alors, il est en avance sur son cycle… Cela arrive, lorsque d’autres mâles sont dans les parages.

L’ombre d’un léger sourire, pas encore pleinement apparu, flottait sur les lèvres de Lathelennil.

— D’autres mâles ? Tu parles de Śimrod ou de toi ? Mais Śimrod m’a juré que ça ne lui arrivait plus qu’une fois tous les dix ans…

— Ce qui est sans doute vrai. Les lunaisons s’espacent, passé plusieurs millénaires. Même si ton beau-père n’est pas si vieux… L’abstinence a dû accélérer le processus. Enfin, je n’ai pas senti de traces de luith sur lui. Je pense qu’il ne t’a pas menti.

— Qui, alors ?

Lathelennil me sourit, laissant apparaître sur son visage ce qu’il retenait jusqu’ici. Fait étrange, son rictus n’était ni triomphal, ni moqueur, ni méchant.

— Toi ?

Il hocha la tête.

— Je suis dans la bonne phase de mon cycle, me confirma-t-il. Ce qui est heureux pour toi, car tu vas avoir besoin d’un mâle fécond, pour nourrir ta portée aujourd’hui et demain, si tu ne veux pas la perdre.

Comme je restai silencieuse, il haussa les épaules.

— Bien sûr, si tu ne comptais plus avoir de petits… C’est une autre histoire !

Posant la main sur Caëlurín pour l’empêcher de tomber, Lathelennil se replaça plus confortablement contre sa branche. À travers ses yeux mi-clos, je vis ses iris noirs briller.

— Dors bien, Rika. Que ta nuit soit douce, et tes rêves instructifs.

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