Le seigneur des épées : II

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Ce n’était pas une troupe connue. Les symboles, les motifs et la couleur sur leurs costumes étaient différents de ceux de la troupe de Syandel. En voulant me retourner, je sentis un grande main se poser sur mon épaule : il y en avait un dans mon dos, et un autre dans celui de Lathelennil.

Sans dire un seul mot, le filidh qui se tenait derrière Caëlurín leva la main et se mit à effectuer toute une série de gestes complexes avec ses doigts.

— C’est bien notre veine, siffla Lathelennil avec cynisme. C’est la guilde du Shynawil Silencieux. La seule troupe filidh qui a décidé de bannir tout usage de la parole dans ses rangs… Certains disent que ce sont les fantômes d’ædhil morts depuis longtemps. Parait-il qu’après leur passage, leurs victimes ont tous les cheveux blancs, et le visage déformé par un masque de pure terreur… Pour toi mon petit Caëlurín, ça ne changera pas grand-chose, vu que tu as déjà les cheveux blancs ! Quant à moi, ça me blanchira l’autre côté, ah !

Son ricanement sombre fut le seul à résonner entre les murs de marbre silencieux, s’envolant dans le ciel ouvert de Nuniel. La plaisanterie macabre de Lathelennil ne me fit pas plus rire qu’elle n’amusa les filidhean. Sans se laisser impressionner ou distraire, celui qui était derrière le dorśari se mit à fouiller dans la soie moirée de son shynawil, récupérant les sacs emplis de cristaux-cœurs.

— Hé là, doucement, je suis le prince de Sorśa, Lathelennil Niśven ! Je suis ici avec la femme d’un sidhe ædhel réputé pour son tableau de chasse, et leurs petits, après le crash de mon astronef suite à l’attaque du paquebot de croisière humain par le méga-essaim Gothmog. J’en ai profité pour ramasser quelques argonath, dans le but de les remettre à la guilde de Syandel Marcheur-de-Voile, un ami à moi. Vous le connaissez, non ? Un olamh célèbre, un peu bellâtre et bravache, comme vous êtes souvent, vous, les Rieurs.

Un clappement de mains salua sa diatribe. Syandel sortit alors de l’ombre, son masque relevé sur son visage, ce qui était une rare gentillesse qu’il nous faisait.

— Je me sens extraordinairement honoré de me savoir parmi les amis de sa Seigneurie le prince Lathelennil Niśven, sourit-il avec ironie. Et quel bonheur de découvrir dans quelle estime il me tient !… Belle récolte d’argonath, Altesse. Où les avez-vous trouvées ?

Lathelennil lui indiqua d’un geste vague la direction de la mer, visiblement peu désireux de révéler aux filidhean la manne de sa pêche fabuleuse.

— Là-bas, sur la plage, à environ quinze minutes de marche.

Syandel hocha la tête.

— Près du portail, donc.

Lathelennil et moi échangeâmes un regard.

— Le portail ?

— Il a été submergé par la mer, nous apprit Syandel en s’arrêtant devant nous, les bras croisés derrière le dos. Il est inaccessible.

Lathelennil laissa échapper un juron en dorśari. Si je parlais cette langue, je l’aurais bien imité : quelle poisse !

— Depuis quand êtes-vous ici ? demandai-je à Syandel. Est-ce que vous savez ce qui se passe là-haut ?

Syandel me regarda de côté, ses beaux yeux entièrement bleus dardant leur lumière à travers ses paupières fendues.

— Nous savons que les troupes d’Edegil, celles d’Urdaban, celles des Niśven et de leurs vassaux et obligés, ainsi que deux ou trois autres troupes de notre obédience ont rallié la cathbeanadh… Et quelques humains aussi, apparemment. Les Astra Leo, c’est comme ça qu’on les nomme, non ?

Je poussai un soupir de soulagement.

— Si les Astra Leo sont sur le champ de bataille, alors les civils sont sauvés, me félicitai-je.

— Si l’ost de Sorśa est sur le champ de bataille avec celui d’Urdaban, alors la guerre est gagnée ! grogna Lathelennil.

Je me tournai vers lui.

— J’ai parlé de civils humains, dont je m’inquiète justement de par la présence des tiens, pas de bataille ou de guerre ! Est-ce que vous avez des nouvelles de Ren ?

Syandel secoua la tête.

— Non… Il n’était pas avec vous ?

Je serrai mon poing, me sentant soudain prise par une vague angoisse.

— Je ne l’ai pas revu depuis qu’il est parti voir le gouverneur…

— Et je n’étais pas avec lui, étant parti sur Nuniel dès qu’on est entré dans son périgée. Mais si l’élite des troupes adannath se trouve là, cela veut dire qu’il a réussi sa mission.

J’espérais juste qu’il ne lui soit rien arrivé. Sa tête était mise à prix par l’Holos, et le SVGARD le cherchait toujours… Chassant mes idées noires, je relevai les yeux.

— Pourquoi n’êtes-vous pas sur le champ de bataille ? demandai-je alors à Syandel.

— Notre astronef a été endommagé. Cela fait plusieurs cycles que Lhaliwin Círdan essaie de le réparer… Quant à ceux du Shynawil Silencieux, ils étaient en mission dans un royaume oublié, la planète morte de Noros, lorsqu’ils ont vu le portail qu’ils cherchaient à désactiver scintiller. Suivant l’appel de l'Amadán, ils l’ont traversé, mais se sont retrouvés dans l’eau, à plusieurs centaines de mètres de la surface, et attaqués par d’effroyables créatures marines… Ils ont réussi à s’en tirer in extremis. Heureusement, le reste la troupe a vite compris qu’il y avait un problème, et n’a pas tenté de traverser. Ils doivent nous avoir localisés, et un astronef arrivera bientôt pour les récupérer. En attendant… Nous sommes coincés ici, à la merci de la prédation de la ruche. Ainsi que de tous les dangers que recèle cette planète… Mais avec ces troupes d’élite qui se battent en haut, il n’y a sans doute pas de quoi s’inquiéter… Concernant la menace barbare, du moins.

J’enviais le flegme de Syandel. En réalité, Nuniel était le pire endroit où se trouver lors d’une bataille de ce type. Elle pouvait être détruite à tout moment par un tir d’émetteur gravitationnel, qu’il vienne de l’Elbereth ou des Astra Leo, ou dévorée par un détachement du nid homoncule en quête de carburant.

Intimidés par les filidhean avec leurs masques – il est vrai effrayants – mes enfants se serrèrent contre mes jambes, à l’exception notable de Caëlurín qui vint se mettre fièrement aux pieds de Lathelennil, devenu son général des armées. Le dorśari le remarqua, et, avec un fin et discret sourire, il posa sa main sur la tête de mon fils et lui gratta les oreilles.

— Vous devriez venir dans nos quartiers, nous invita Syandel. Mieux vaut ne pas rester trop longtemps ici. Des atrocités se sont déroulées en ce lieu, et les murs résonnent encore des cris de détresse et d’agonie de nombreux ædhil.

Nous suivîmes Syandel jusqu’à son astronef, qui se trouvait non loin. Les trois bardes du Shinawil Silencieux restèrent en arrière, et en me retournant, à l’initiative de Cerin, je vis leurs étranges silhouettes qui nous regardaient partir, perchées dans les ruines.

— Drôles de personnages, murmurai-je à Lathelennil.

— Fous à lier, à mon avis, me confia ce dernier. Tous les filidhean basculent de l’autre côté, au bout d’un moment. À force de trop rire des plaisanteries douteuses de l'Amadán...

Je jetai un œil à Syandel, qui nous regardait par-dessus son épaule. Visiblement, il n’appréciait pas l’humour caustique de Lathelennil.

Jamais je n’étais montée dans le vaisseau de Syandel, mais en y voyant Eren et Círdan, je me sentis tout de suite en terrain familier. Les deux vinrent me saluer et échanger quelques nouvelles : comme moi, ils n’en avaient aucune de Ren.

Je regardai Círdan avec attention. Quelque chose me semblait différent, chez lui. Déjà, il avait coupé ses superbes cheveux longs. Il les portait courts, rasés sur la nuque, et un peu hérissés. Pour qu’un ældien, surtout un fils de roi, coupe ses cheveux, il fallait un évènement grave : la mort de sa bien-aimée, le renoncement au monde...

Ou l’entrée chez les filidhean, réalisai-je en voyant les cheveux courts de ces derniers, à l’exception notable de Syandel et Elshyn, qui les gardaient longs à cause des rôles de beaux mâles et de jeunes premiers qu’ils interprétaient souvent sur scène.

— Círdan, lui demandai-je, tu es candidat pour devenir filidh ?

Le jeune ældien planta son regard ambré dans le mien. Je le trouvais plus calme, plus apaisé.

— J’ai été appelé par l’Amadán, me dit-il. J’ai déjà rencontré le Parjure une fois. J’ai envie de le combattre en première ligne. Il a détruit ma vie : c’est une vengeance, tu comprends ?

Je comprenais. Le pauvre… Sa vie en tant que Lhaliwin Círdan, fils d’Arowed et d’Anor, jeune prince à la formation de charpentier, passionné par la mécanique, allait prendre fin.

— Pour l’instant, j’aide les choristes en arrière-scène. Mais je commence ma formation dans deux lunes. Si tout se passe bien, dans trois révolutions tout au plus, je passerai les épreuves.

— Les épreuves ?

— Les épreuves pour voir si j’ai de quoi devenir barde-guerrier… Si ça marche pour moi, je prendrai un autre nom. Et on n’entendra plus jamais parler de Lhaliwin Círdan.

Je lui mis la main sur l’épaule, doucement. C’était un geste très amitieux et familier, chez les ældiens. Círdan l’accepta, et il me regarda, demandant ainsi la permission pour une embrassade encore plus affectueuse. Je me rapprochai de lui, et il me serra dans ses bras, doucement.

Derrière, Lathelennil nous regardait, les bras croisés, le regard dur.

— J’aurais aimé qu’Angraema se voue à toi, murmurai-je dans l’oreille de Círdan. Et Ren l’aurait souhaité aussi.

— C’est ce que je voulais le plus au monde. Mais Amarriggan en a voulu autrement. Et aujourd’hui, l’Amadán me tend la main, comme il le fait pour certains d’entre nous, parmi les plus infortunés. Je ne dois pas ignorer cette invitation généreuse.

Non. Il ne le pouvait pas.

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