La compagnie vengeresse du vœu exaucé : V

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En réalité, nulle aide ne vint des clowns, cette fois-là. Ils menaient leur petite enquête de leur côté, ourdissant leurs propres plans, affinant leurs lames pour quelque dessein nous dépassant. Sitôt la nouvelle de la capture de Ren, Śimrod et Isolda apprise, je ralliais leur famille pour organiser un plan de campagne. Je fus aussitôt rejointe par Angraema, qui cessa toutes ses activités pour venir au secours de son père et grand-père, puis par Arda et Roggbrudakh, qui avaient appris la nouvelle par Eren. Elle-même ne pouvait pas se déplacer, étant enceinte. La troupe de Syandel était sur une cathbeanadh, mais ils se firent représenter par Círdan, envoyé par son olham pour régler le problème en son nom et « prouver sa valeur auprès de l’Amadán ». En le voyant arriver, dans son costume de choriste, c’est-à-dire la fameuse combinaison holographique noire, l’armure légère et le grand shynawil sombre à la doublure en damier que portaient les bardes-guerriers sur la scène comme le champ de bataille, Angraema jeta un regard à la fois étonné et embarrassé à Círdan. Elle avisa ses cheveux courts, rasés sur la nuque, son air égal – on apprenait aux filidhean de grade aisteor à toujours se composer un faciès particulier sous le masque, un savant mélange entre chaleureuse amabilité, fierté insolente et visage impassible – et le glyphe de sa troupe qui pendait à son oreille. De jeune sérieux et un peu coincé, Círdan avait acquis, en entrant dans la guilde de Syandel, une aura légèrement mystérieuse et dangereuse, en tout cas, nettement plus rock’n’roll, comme aurait dit mon défunt père (amateur de ce style musical antique). Du prince guindé, il ne restait plus rien.

Nous étions (presque) tous réunis, et désireux de retrouver notre mari, père, neveu, grand-père et amie. Les gens que nous aimions, notre famille, notre clan, notre tribu, pour ce que cela valait, avec ses différences, son histoire et ses dissensions. Mais nous ne pouvions rien faire. Lathelennil passait ses journées connecté au Crypterium à tenter de savoir où, au juste, Ren, Śimrod et Isolda étaient détenus, et dans quelles conditions, dans le but d’organiser un raid de récupération. Mais il ne trouvait aucune information. Les réseaux de Syandel, contactés par Círdan, ne donnèrent rien non plus. Nous restâmes donc dans l’expectative pendant un long, angoissant moment.

Puis, un jour, un astronef de commerce humain se présenta en rade du tunnel stellaire où nous étions stationnés. C’était le vieux Montolio, le naute qui avait aidé Angraema et Círdan et avec qui j’avais sympathisé. Comment il nous avait trouvé, mystère : sur ces points-là, les nautes ne lâchent pas facilement les informations. Toujours est-il qu’au terme de longues semaines de recherche à coup de sauts en hyper-espace et de traçage vectoriel, il avait fini par localiser l’Elbereth. Une leçon de pistage spatial, je dois dire. Il disait avoir quelque chose d’important à nous remettre.

— Je suis désolé de me faire le pourvoyeur de mauvais augure, les enfants, fit-il tristement en amenant à notre bord un gros caisson à motricité magnétique. Mais j’ai juré à quelqu’un de vous apporter cela. Je vous laisse en prendre possession.

Derrière lui et son bio-chien suivait une grande boîte oblongue, qu’il dirigea jusqu’à la salle où nous avions installé notre état-major.

— Je ne sais pas si c’est vraiment approprié, observa-t-il d’un air sombre en voyant le désordre qui régnait dans la salle des commandes où nous avions instauré veille informatique et réunions de crise, jonchée de vêtements, de coussins, de plaids, de nourriture en tout genre et de tasses de Nes. Mieux vaudrait cet endroit que vous appelez le coeur du vaisseau, avec cet arbre en verre magique.

D’un signe du menton, j’acquiesçai. Depuis la disparition de Ren, c’était moi la plus gradée sur l’Elbereth, et c’était donc moi qui prenais les décisions. Les ældiens étaient des gens acceptant le leadership d’un chef fort et mérité, et encore plus celui d’une matriarche en colère dont on avait enlevé le consort. Personne ne m’avait jamais contesté ce rôle dans la compagnie formée pour le sauvetage de Ren, Śimrod et Isolda.

Montolio fit repartir son caisson dans les couloirs, le menant jusqu’au pied de l’arbre-lige. Tout le monde suivit, Lathelennil, Angraema sous son bras, Círdan, Arda, Roggbrudakh, même Dea. Seule Elbereth, après avoir échangé un regard silencieux avec cette dernière, décida de rester dans la salle des commandes pour continuer sa veille sur les cartes holographiques.

Arrivé au pied de l’arbre, Montolio coupa le système anti-gravité qui maintenant la boîte en l’air, qui se posa au sol. Tout le monde se réunit autour. Une grande curiosité, mais aussi une petite odeur âcre d’angoisse, flottait dans l’air.

Il s’agissait d’un caisson anti-radiation : je le reconnus tout de suite. D’ailleurs, Montolio portait une combinaison keihilin. Il savait que ce qu’il transportait était radioactif.

— Je l’ouvre, nous annonça-t-il, son petit boîtier toujours en main.

Le couvercle de la boîte glissa dans un bruit, révélant des ossements. Deux crânes, une colonne vertébrale, des mains et des pieds, deux ersatz de cages thoraciques.

— C’est un squelette d’ædhel, murmura Arda. Un squelette de mâle : regardez les os de la cage ventrale.

Cela semblait l’être, en effet. L’aspect vitrifié des os allongés, les canines pointues sur la mandibule supérieure, la longueur des doigts… Et, surtout, les deux boules de verres miroitantes encore fumantes, qui devaient être un cœur solénoïde et un cristal-cœur fossilisé. À côté, recroquevillé en bien plus mauvais état, il y en avait un plus petit, ressemblant à celui d’un singe, ou d’un enfant. Un examen plus approfondi nous montra qu’il s’agissait d’un squelette humain, celui d’un individu à peine plus grand que moi.

Montolio me remit la lettre, et il quitta la pièce avec son chien, allant rejoindre Elbereth. L’enveloppe ne portait qu’une seule mention : Pour Rika.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Angraema de sa voix pointue, inquiète. Vite, ouvre-le !

Je l’ouvris, les mains tremblantes, dans le silence général, sentant le regard de mercure liquide de ma tribu posé sur moi, féral et attentif. Pas d’autre bruit que celui, fébrile, de mes doigts lorsque j’ouvris la lettre. Elle était écrite d’une écriture malhabile, celle de quelqu’un qui a tout récemment appris à écrire, et en syllabaire ældarin.

Je la tendis à Dea. Cette dernière la prit, et sa voix claire et professionnelle s’éleva.

Rika, je t’écris cette lettre, allant contre l’avis de Śimrod qui dit qu’écrire est un mauvais réflexe d’adannath, pour te remercier. Ceci encore, Śimrod aurait voulu m’en dissuader, car il dit que seuls les humains expriment leurs sentiments vides de sens. Mais je suis humaine, et je le revendique, même si aujourd’hui en particulier, j’ai honte de l’être. Mais les aléas de la guerre, et la cruauté de Dieu – ou des dieux, je ne sais plus – font partie de la vie. Et ils ne sont pas le seul apanage de notre race.

Une vie, j’en ai déjà connu une, dont je me rappelle parfaitement. Dans cette autre vie, je m’appelais déjà Isolda, mais personne ne connaissait mon nom, car le nom véritable, on ne le donne chez les ælves qu’à ceux à qui on fait une confiance absolue, ou auxquels on reconnaît quelque valeur. J’étais née aslith, esclave humaine dans les Cours de Lumière, ce qui, la torture en moins, ne vaut pas mieux qu’être iblith dans celles qui se disent d’Ombre. Ne vaut pas mieux, mais vaut tout autant, aussi, car pendant mes innombrables années de vie prisonnières des ælves, bénéficiant d’un sursis indolent et étiré puisque chez eux le temps ne s’écoule pas pareil, jamais je ne n’ai rencontré d’humain mécontent de son sort. Lorsqu’on leur offrait de rentrer chez eux – ce qui arrivait à tous – rares étaient ceux qui acceptaient de repartir. Pour ceux qui le faisaient, le sort, bien sûr, était atroce : ils revenaient, jeunes, changés, dans un monde qu’ils ne comprenaient plus. Beaucoup mouraient de désespoir, tentant désespérément de retrouver l’entrée du labyrinthe menant à l’Eden qu’ils avaient perdu. Des histoires comme celles-là, il y en a des centaines… Tous les humains les connaissent. C’est ainsi qu’on nous met en garde contre ceux de l’autre côté et leurs soi-disant maléfices.

En tant qu’aslith, j’ai été amenée à servir sur le bord d’un sidhe appelé Śimrod Surinthiel, à qui j’ai été offerte pour l’aider à tenir son cair. Ayant échappé à ses devoirs envers sa reine, ce sidhe vivait exclusivement sur ce cair, naviguant sans cesse dans la Trame – qu’on appelait alors Autremer – sans jamais se fixer nulle part. Il fuyait les Cours et était d’une humeur sombre et irascible. Au début, mécontent qu’on lui impose ma présence, il m’ignora, et ne m’adressa pas la parole avant de nombreuses lunes. À cette époque comme maintenant, certains ælves refusaient de parler aux humains et fuyaient leur commerce, les considérant comme des créatures inférieures et détestables. Śimrod faisait partie de ceux-là.

Je menais une vie paisible et morne, confortable. Je mangeais à ma faim et personne ne me faisait de mal. Śimrod était un dorśari – les pires maîtres qu’on pouvait avoir, alors, qu’ils nous couvrent de leurs cruelles intentions ou au contraire nous ignorent – mais il me laissait dans mon coin. Puis, progressivement, sans que je sache vraiment pourquoi – ou plutôt si, je sais pourquoi, mais ce n’est pas ici le lieu de le dire – je tombais amoureuse de lui. Et finalement, Śimrod me remarqua. Il se mit à m’adresser la parole, et nous apprîmes à nous connaître. Nous devînmes amants. J’eus même une portée de lui : huit petits, aussi mignons que sont les tiens, Rika. La méchanceté et la jalousie des autres nous séparèrent, mais par la grâce du destin, nous fûmes réunis à nouveau.

Comment décrire les sentiments qui furent les miens, quand, au terme d’un périple douloureux, d’un véritable chemin de croix qui me fit marcher dans les ronces et les pierres, parmi les embûches, les ombres et les pièges, guidée par un seul espoir lointain, je le reconnus ? Il me fallut du temps pour l’accepter et plus encore pour me faire voir de lui, à nouveau. Je n’avais plus la même apparence. J’étais morte deux fois. Il ignorait mon nom. Ayant reçu de lui celui d’Elohar, je ne lui avais jamais révélé mon ancien nom humain. Je le fis, cette fois-là, à la cascade, en redevenant sienne à nouveau. Au moment de mourir, je chéris ce souvenir dans mon cœur. Je sais que c’est le cas pour lui aussi. Cela ne vous plaira peut-être pas, à vous, elfes de naissance ou à toi, Rika, qui le voyait pour ce qu’il n’était pas. Mais nous nous aimons. À la vie, à la mort. Et nous allons mourir ensemble.

Dans une autre vie, j’ai eu huit petits dont la vie fut sauvée par une intervention miraculeuse : cela au moins, j’ai pu l’apprendre à Śimrod, mettant la paix dans son cœur abimé. Dans cette vie, ayant dû retirer une bonne dizaine de fois les graines qu’on insérait de force dans mon ventre – pas des ælves, non, mais bien des humains – je ne peux plus concevoir. Cela nous importe peu : Śimrod et moi nous aimons d’un amour spirituel, qui transcende les questions de sang et de chair. Nous avons eu la chance immense d’être réunis à nouveau, pour une courte période certes, mais largement suffisante pour voir un vœu qu’on n’attendait plus être exaucé : nous mourons donc heureux, et en paix. Lorsqu’on le plongera dans la cuve de feu à laquelle on l’a condamné, je le regarderai dans les yeux, et il fera de même pour moi. Je sais que je ne ressentirai aucune douleur, et que lui non plus. Nous sommes réunis, et nous le serons également dans la mort. C’est tout ce qui compte.

Śimrod et moi avons une dernière volonté, pourtant, et nous espérons encore être exaucés. Nous comptons sur ce navigateur humain connaisseur des anciennes voies qui a traversé le ciel pour venir nous défendre, exposant à ceux qui nous jugeaient comment étaient réellement ceux qu’on accusait d’être inhumains, insensibles, irrémédiablement autres. Celui qui a rappelé que les ælves et les humains avaient plus de ressemblances que de dissemblances, au regard de toutes les espèces qui peuplent le monde d’aujourd’hui. Celui qui a rappelé que seule une alliance entre nos deux peuples, comme aux premiers âges du monde, nous permettrait de triompher de toutes ces menaces. À nos impitoyables juges, il a dit avoir rencontré deux jeunes courageux ælves, et la soi-disant terroriste recherchée du nom de Rika Srsen. Son discours fut éloquent, et il plut à Śimrod, qui pourtant disait à son vieil âge ne plus croire en rien. Śimrod me dit encore hier, dans notre cellule – ils croient nous avoir séparés par une vitre de verre, mais qu’est-ce qu’une vitre de verre pour un ælv ? – à quel point il était heureux d’avoir pu connaître tout ce qu’il avait vécu ces quelques derniers mois. Il dit n’avoir jamais ressenti une telle joie de sa vie. Il est fier de sa famille, de ses enfants et petits-enfants. Grâce au courage de son fils, il est libéré du terrible pacte qui a assombri ses jeunes années. Il est confiant en la capacité de ce dernier à triompher de ses ennemis et à trouver une solution aux problèmes que rencontrent nos deux espèces, notamment grâce au clan solide que Ren a réussi à former. Il est content d’avoir retrouvé cette famille, et surtout, il est en paix. Je le suis également.

Montolio, qui nous a défendu avec tant de brio, mais inutilement – c’était une cause vaine – nous a promis qu’il ferait tout son possible et plus encore pour récupérer nos restes et exaucer nos vœux. Voici ce qu’ils sont : des os de Śimrod, Angraema devra faire son sigil. Celui de Śimrod est fondu dessus. Ainsi, la force et la sagesse de son aïeul seront toujours avec elle, et comme lui, elle pourra configurer deux armes. Quant à mes restes à moi… Si cela n’ennuie pas Angraema, j’aimerais qu’ils soient fondus avec ceux de mon bien-aimé. Je sais que je ne suis qu’une adannath, que je ne suis personne, juste une pièce rapportée. Mais je ne peux pas envisager d’être séparée de lui à nouveau. Nos esprits vogueront, libres et réunis, dans je ne sais quel autre monde, le paradis des humains ou des ælves, je n’en sais trop rien – j’ignore même si un tel endroit existe — mais si j’ai l’assurance que nos restes terrestres seront également réunis, alors je mourrais heureuse et sans crainte.

Je remercie, Rika pour m’avoir permit d’exaucer mon vœu, de nous avoir tous réunis. En quelque sorte, nous lui sommes tous redevables.

Isolda, également appelée Elohar

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