Notre Tyrn-an-nnagh : II

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Je me retrouvai flottant dans l’espace, des débris tout autour de moi. J’eus le vain réflexe de me boucher le nez, mais je ne ressentais aucune sensation de froid ni le moindre problème à respirer : j’étais dans les bras de Lathelennil, protégée par le champ de confinement de son armure. Autour de nous, parmi les bouts de ferraille, de mobilier de caserne et les corps gelés, je pus discerner Angraema et Círdan, eux aussi auréolés de la légère distorsion que formait le champ énergétique ældien.

Les systèmes anti-gravité intégrés dans leur armure, une merveille d’ingénierie ældienne qui tenait le même rôle que le propulseur sur les combinaisons spatiales humaines, leur permirent de nous diriger vers un sas que je forçai d’un coup de CERG latéral. Nous nous retrouvâmes donc tous les trois de nouveau dans la station, les oreilles cisaillées par une sirène stridente. Les couloirs étaient plongés dans la pénombre, seulement éclairés par intermittence par un éclairage de secours, désagréablement synchronisé avec la sirène.

Attention, attention. Ceci est une attaque terroriste. Veuillez rejoindre vos postes et attributions. Le port de la combinaison keihilin est recommandé. Je répète...

— Pas de temps à perdre, il faut trouver Père ! fit Angraema.

Mon cœur battait la chamade. L’urgence, plus que le petit tour dans l’espace que nous venions de faire.

— Je suis partisan de remonter sur l’Elbereth et de tirer un coup de ton collisionneur sur cette station, fit Lathelennil en me regardant. Ren sera protégé par son champ de confinement.

Je secouais la tête.

— Non, Lathé… Le champ énergétique est insuffisant contre le CERG.

J’étais désespérée. Si ça se trouve, ils l’avaient déjà tué !

— Il nous faut un otage, grogna alors Lathelennil, regardant partout autour de lui. Capturons des soldats adannath, ils sauront bien où est leur prisonnier !

Mais il n’y avait personne dans cette partie de la station. Nous étions apparemment dans la partie technique, des dizaines d’étages sous la station. L’explosion nous avait propulsés bien loin des zones d’habitation, situées beaucoup plus haut.

— On perd du temps, gémis-je.

Les options fusaient confusément, Angraema, Círdan et Lathelennil lançant plans d’offensives désespérées et d’attaques audacieuses les unes après les autres. Nous étions mal préparés.

Nous n’avions pas prévu d’agir aussi vite. Il s’agissait d’abord d’une mission d’infiltration, dans le but de savoir où était détenu Ren. Mais tout s’était accéléré en une fraction de seconde.

— Je viens de recevoir une communication de mon frère, fit Lathelennil qui s’était éloigné pour parler à Uriel dans son petit émetteur humain. Il me dit qu’ils vont attaquer. Cela détournera leur attention, et suspendra peut-être l’exécution, si notre attaque ne l’a pas déjà fait.

— J’espère bien, murmurai-je.

J’étais complètement découragée.

D’abord Śimrod et Isolda, maintenant Ren… Qu’est-ce que j’allais devenir, sans lui ?

Je devais l’avoir dit tout haut, car Lathelennil me regarda, les sourcils froncés.

— Hé, il n’est pas encore mort ! C’est de l’Aonaran, dont on parle. Un être capable de traverser les murs. C’est comme ça qu’il s’est enfui de cette espèce de laboratoire humain, déjà, non ?

— Je n’en sais rien. Il ne m’a jamais raconté comment il s’est échappé. Tu sais comment il est… Il ne parle pas beaucoup de lui. Et Śimrod était Aonaran, lui aussi. Il est mort quand même. Aonaran ne veut pas dire immortel.

— Non, mais Alfirin, oui, répliqua Lathelennil. Immortel, il l’est, ton Ren. Śimrod, en rendant son masque, avait perdu la protection et les pouvoirs d’Arawn… Car il s’agit bien de pouvoirs.

— Il a raison, intervint Círdan. Il ne faut pas perdre espoir. Continuons notre exploration. À force d’écumer cette station, nous finirons bien par trouver quelque chose.

— D’accord, coassai-je.

J’étais incapable de dire autre chose. Je sentais bien que mes compagnons étaient en train de s’agiter en vain, de se mentir à eux-mêmes. Ren était mort. C’était fini. Je regardais mon utilitaire, machinalement. Cela faisait déjà plus de trente minutes… C’était largement suffisant pour plonger quelqu’un dans une cuve d’uranium. Et rendre le corps irrécupérable.

Je suivis néanmoins mes compagnons dans les sombres couloirs, qui clignotaient de leurs lueurs de mauvais augure. Les ældiens devant moi couraient et bondissaient avec une vélocité peu commune, et je peinais à les suivre. J’aurais pu faire une configuration, mais j’étais motivée par un bizarre sentiment de fierté mal placée qui m’empêchait de jouer ce joker commode. Je tenais à retrouver Ren sous ma véritable forme. Et je voulais que les témoins, s’il y en avait, me voient. Qu’ils n’aillent pas dire qu’il ne s’agissait que de terroristes ældiens.

— Passe devant, me dit Lathelennil en me poussant devant lui. On va ralentir un peu.

Le pas léger des ældiens résonnait à peine sur les travées de titanium renforcé. Un couloir, une coudée, un nouveau couloir, une nouvelle coudée… Et soudain, un contingent armé jusqu’aux dents, collisionneurs à particules braqués sur nous.

— On ne bouge pas ! hurla l’un d’eux, masque keihilin sur le visage, en m’attrapant par le bras. Un autre m’arracha mon arme.

Lathelennil, qui était juste derrière moi, se figea. Je le vis grimacer, frustré de ne pas pouvoir attaquer. C’était lui qui avait demandé à ce que je progresse devant eux, à peine deux minutes auparavant. Et à cause de cela, j’avais été la première à tomber sur cette escouade, qui avait vite saisi l’opportunité.

— Toi, le Space Angel aux cheveux rouges, lâche ton arme, ordonna un troufion d’une voix jeune et assurée. Allez, dépêche !

Círdan déposa au sol son combi-fuseur à plasma, prudemment, sans quitter l’homme des yeux. J’ignorais s’il avait saisi la boutade du soldat, avec sa petite connaissance livresque de la culture humaine : les Space Angels étaient des groupes de cyborgs androïdes destinés au divertissement de masse, souvent affublés de tenues excentriques et de coupes de cheveux extravagantes.

— Toi aussi, le bicolore ! ordonna-t-il de nouveau.

— Je parle pas le faux-singe, grinça Lathelennil en ældarin.

— Fais pas le malin ! hurla le type. Pose ton arme, ou je te fume !

J’échangeai un regard avec Lathelennil.

— Fais ce qu’il te dit, lui murmurai-je dans sa langue. On n’a aucune chance de retrouver Ren s’il nous tue.

Le soldat me donna une bourrade.

— Parle ta langue, traître de terroriste !

La violence du coup – il portait une armure blindée, et moi, une simple combinaison renforcée – me fit tomber sur les genoux. De nouveau, Lathelennil se précipita, mais il fut arrêté par le canon du soldat juste sous son nez. Lathelennil jeta son arme et leva les mains devant lui, avec un air à la fois moqueur et défiant. Aussitôt, un soldat lui donna un coup derrière les jambes pour le faire tomber à genoux, et attrapant de force ses mains derrière son dos, il les lui lia, ignorant son regard mauvais, plein de haine et de promesses de meurtre, vissé sur le sien tout le long de l’opération.

Círdan fut attaché de la même façon. À voir son froncement de sourcil, je compris que leurs entraves contenaient l’élément Fe 26 pur et non traité, détesté des ældiens. C’était ce qu’on avait utilisé, d’après ce qu’avait raconté Montolio, pour capturer Śimrod et Ren.

— Ne trainez pas, nous tança le chef de l’escouade en nous poussant à avancer dans la direction opposée à celle par laquelle nous étions arrivés. Et à la moindre entourloupe… Je descends celui qui a bougé son oreille pointue un peu trop vite !

Cependant, ces hommes avaient oublié Angraema. Cette dernière avait profité de la confusion pour se fondre dans l’ombre, et elle profita de la retraite de l’escouade avec leurs prisonniers – nous – pour leur emboiter le pas, prudente comme un loup, entrechats croisés et arme levée. Elle attendait le moment adéquat pour leur sauter dessus.

— S’il vous plait… demandai-je à l’homme qui nous avait arrêtés. Est-ce que vous pouvez me dire si mon mari a déjà été exécuté ?

Si c’était le cas, il me restait un tout petit espoir : récupérer son coeur et le syntoniser, comme cela avait déjà été fait.

L’homme – je lus son nom sur son armure blindée, Ackermann – me jeta un regard sévère.

— Votre mari ? Vous voulez parler du terroriste ældien ?

Je hochai la tête fébrilement. Dans ma vision périphérique, je pus apercevoir le regard en coin de Lathelennil.

— Ce n’est pas à moi de vous donner cette information, répondit durement Ackermann. Moi, ma mission, c’est de vous conduire là où on m’a dit de vous emmener.

— Et où vous a-t-on dit de m’emmener ?

— Vous le saurez bien assez tôt.

On nous poussa dans les couloirs. Je sentais Lathelennil bouillonner, furieux de s’être laissé prendre par les humains. Je connaissais les méthodes des dorśari : si ma vie n’avait été dans la balance – et s’il n’y tenait pas autant – il aurait fait fi des menaces de ces hommes, et attaqué quand même.

Au lieu de remonter vers le haut, la troupe d’élite nous conduisit le plus vite possible vers le bas, au niveau des soutes. De temps en temps, on pouvait entre des coups sourds ébranler la station et se répercuter dans ses longs couloirs de métal. Les scintillements que je pouvais voir courir sur les implants neuronaux de ces hommes me montraient qu’ils recevaient des informations à tout moment, et qu’elles étaient nombreuses et confuses.

— L’assaut a commencé, sourit Lathelennil, satisfait. Ces adannath se repentiront de leur insolence.

— Ferme-la, le chat-singe ! lui ordonna un soldat en lui donnant un coup avec la crosse de son collisionneur.

Ce fut la goutte de trop pour Lathelennil. Il se retourna quasi instantanément, et, d’un violent coup de tête associé à un crochet sur ses jambes, il envoya l’homme à terre, assommé. Le soldat s’écroula lourdement, le visage en sang.

C’est le moment que choisit Angraema pour attaquer. Profitant de la confusion, elle sauta du plafond en hurlant, sa lame tendue devant elle. Le bras du soldat qui s’apprêtait à tirer sur Lathelennil tomba au sol, coupé net au niveau de l’épaule.

— Il y en avait un troisième ! hurla Ackermann. En position, et gardez les ordres en tête !

Círdan vint aussitôt à me rescousse. J’ignore comment, mais avait profité de la confusion pour se détacher.

Étrangement, les soldats ne tiraient pas. Ils se battirent avec les ældiens au corps à corps, ce qui, malgré leurs modifications cybernétiques, n’était pas vraiment à leur avantage. Ces soldats avaient une force de machine, mais les ældiens – ceux-là en particulier – étaient trop rapides. Et bientôt, ils prirent le dessus.

Lathelennil était à demi accroupi sur le soldat qui l’avait frappé et insulté, en train de dépiauter son armure, couteau en main, pour atteindre son coeur. Ne jamais agresser personnellement un ældien… Il s’en souviendra toujours. Même des siècles, des millénaires après. Mais alors que le dorśari s’apprêtait à plonger sa dague au cran cruel dans la poitrine de l’infortuné – et imprudent – soldat, la voix de leur chef résonna à travers le respirateur brisé de son masque keihilin.

— Si vous faites cela, vous ne reverrez jamais votre mari ! nous avertit Ackermann, écroulé contre le mur où la charge meurtrière d’Angraema l’avait projeté.

Tout le monde se figea instantanément, y compris Lathelennil.

— Qu’est-ce qu’il dit ? grogna ce dernier en s’avançant à grands pas, à moitié courbé.

Cette façon de bouger était si inhumaine que l’homme tourna la tête, laissant le dorśari se pencher sur lui et le regarder, tout près. Moi, j’étais habitué aux ældiens, à leur façon étrange de s’accroupir, de s’asseoir, de courir, de bondir et de grimper aux murs. Parfois, lorsqu’ils bougeaient trop vite, mais encore suffisamment lentement pour que nous puissions les suivre, leurs mouvements nous apparaissaient comme saccadés. Je connaissais ce trouble : je ressentais la même chose lorsque je voyais des humains et des ældiens à côté.

— Je dis que ma mission était de vous amener là où se trouve Tiger Sibricher, répondit le soldat dénommé Ackermann en me regardant. Vous êtes Rika Srsen, n’est-ce pas ? Je sais où est votre mari. Si vous nous tuez… Vous ne le retrouverez pas, et il sera exécuté.

Je me penchai vers lui, fébrile.

— Vous voulez dire qu’il est encore vivant ?

Ackermann hocha la tête.

— Oui. Il l’est.

— Où est-il ?

— Sur une autre station, dans le système de Solaris.

— C’est une ruse, grinça Lathelennil en approchant sa dague ensanglantée du visage de l’homme. Laisse-moi le faire chanter, celui-là. Il nous racontera tout ce qu’il sait, même le goût du con de sa mère !

Le cœur battant la chamade, je me laissais aller contre le mur pour réfléchir. C’était peut-être une ruse, en effet. Une diversion pour sauver sa peau. Mais d’un autre côté… Je ne sentais pas la présence de Ren sur cette station.

— Pourquoi l’aurait-on emmené ailleurs ?

— Ordre du Commandant Suprême Singh, me répondit Ackermann. C’est tout ce que je sais. Nous nous attendions à une action de votre part.

Angraema s’avança, ses grands yeux obliques noirs de menaces.

— Dis-moi où est mon père, humain, dit-elle en pointant sa lame sur sa gorge. Et regarde-moi quand je te parle !

Le soldat releva la tête, obligé de regarder le visage de l’ældienne.

— Sur le vaisseau personnel du Commandant suprême, répondit-il en la fixant droit dans les yeux. C’est là où je devais vous conduire.

— Pour nous tuer, comme les tiens ont tué mon maître et aïeul ? tonna-t-elle, traçant un mince filet rouge sur la gorge du soldat du fil nanomoléculaire de sa lame.

— Il dit la vérité, intervint Círdan, qui observait la scène non loin, tout en surveillant les captifs humains. Si on veut retrouver Ar-waën Elaig Silivren… Il faut le suivre.

Angraema abaissa sa lame. Mais elle garda le regard vissé sur Ackermann, qui, ainsi que l’indiquait le grade sur son armure blindée, était le capitaine de l’escouade.

De nouveau, mon coeur se serra à la pensée des humiliations et des souffrances que Ren, si noble et bon, devait subir de la part de ces militaires bornés. Coulé dans de l’isomercurial, entravé par de vicieux liens de fer froid… Si ça se trouve, on lui avait même rasé la tête, ainsi qu’on me l’avait fait pendant ma détention sur Astantor. Ses beaux cheveux d’argent, son fier panache rayé, même… Après tout, les « scientifiques » lui avaient bien coupé les oreilles, dans leur laboratoire secret, sur Kybos Prime !

Les trois ældiens me regardaient avec la nonchalance cruelle des fauves, leurs terribles armes monumentales pendant le long de leur bras. Ils attendaient ma décision.

— On y va, décidai-je. On les suit.

D’une bourrade, Lathelennil releva Ackermann.

— Allez, le faux-singe, le tança-t-il, mi-revanchard, mi-moqueur. Mène-nous à ta barge. Et pas d’entourloupe, ou je taille en pointe tes petites oreilles rondes !

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