Le monde ténébreux des cités sans fenêtres : II

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J’étais encore en train de maugréer, cherchant à bouger mes membres endoloris, lorsqu’Uriel apparut.

— Ces humains sont endurants, dit-il tout haut en ældarin après avoir contemplé ma silhouette prostrée, comme s’il parlait de quelque bête de somme. Presque un quart de lune que cette femelle est pendue ainsi par les poignets, et elle est encore vivante. J’aurais dû songer à une punition plus dure.

C’était la première fois que j’entendais Uriel parler ældarin en ma seule présence. Mais l'intervention de Tanit, avec qui il communiquait dans cette langue, avait provisoirement fait disparaître de sa bouche cette langue dorśari que je ne parlais pas.

Et je n’étais pas bâillonnée.

— Je suis peut-être vivante, mais je ne peux plus me relever. Votre punition était très dure, Uriel.

Le susnommé, étonné, se pencha pour me regarder, plantant ses yeux noirs et pailletés d’or dans les miens.

— Tu parles l’ældarin ? demanda-t-il sans ciller, comme si c’était normal.

Je hochai la tête.

— Oui. Je le parle.

— Et tu aimerais bien que je te demande pourquoi, observa-t-il, peu arrangeant.

Je décidai de garder le silence. C’était sans doute l’option la plus prudente.

— On m’avait conseillé de t’empêcher de parler, reprit-il. Tanit m’a même demandé de t’arracher la langue, avec beaucoup d’insistance. Mais… Cela peut servir, une langue. La notre… Pourquoi la parles-tu ?

Gardant la tête baissée, je repris mon souffle.

Je sentais qu’enfin, le vent tournait en ma faveur.

— Je suis la femelle d’un ædhel, qui m’a fait deux portées, fis-je avant de me taire, afin d’éveiller la curiosité de cet être blasé.

— Tu as été saillie par un ædhel ? s’enquit-il élégamment, une moue méprisante soulevant un coin de sa lèvre froide. Difficile à croire, vu ton gabarit… Je n’ai jamais eu d’esclave aussi souffreteux que toi. Et tu ressembles à un petit mâle humain.

— Pas n’importe quel ædhel, lâchai-je en ignorant l’insulte. L’as sidhe d’Æriban.

Je sentis qu’Uriel était surpris, et lorsqu’il reprit la parole, son ton avait imperceptiblement changé.

— L’as sidhe d’Æriban ? Tu mens. Æriban n’existe plus. Aucun sidhe actuel n’y a été formé. Ce qui explique leur piètre niveau, d’ailleurs… !

Il aboya un bref ricanement, avant de me tourner le dos. J’avais perdu son attention.

— Vous pouvez vérifier par vous-même, me hâtai-je de répliquer. Il s’agit d’Ar-waën Elaig Silivren, le sidhe mythique porté disparu lors d’une quête pour la reine Tintannya, il y a plus de trente mille ans. Comment saurais-je tout cela, si je ne lui appartenais pas ?

Uriel s’arrêta. Du coin de l’œil, il me regardait avec attention.

— Ar-waën Elaig Silivren, répéta-t-il. Le fils unique de ma sœur… Tiens donc. Les voies de l’Amariggan sont impénétrables !

Il semblait avoir enfin mordu à l’hameçon.

— Il s’agit bien de lui, lui répondis-je, le fixant dans ses yeux abyssaux pour la première fois. Il a été retrouvé et ressuscité par la République humaine de l’Holos.

Uriel croisa les bras, puis il fit quelques pas.

— Ce mâle à qui tu prétends appartenir… Ton époux. Où se trouve t-il actuellement ? Pourquoi n’est-il pas avec toi ?

Je secouai la tête.

— Je l’ignore, admis-je. Quelque part dans la Voie. Par la perfidie d’une autre, nous avons été séparés, nos petits vendus en esclavage aux humains. L’un d’eux a été tué. Mais j’ai confiance. Je sais qu’il viendra. Un jour. Et ce jour là… La dernière chose que vous verrez avant de sombrer dans la dimension infernale pour l’éternité, du mauvais côté du couteau cette fois, ce sera son visage !

Uriel s’était figé. Il me regardait en silence, le visage inexpressif.

Puis il se tourna vers une fynasí et donna un ordre en dorśari.

Je fus soulevée par les mains légères mais fortes des servantes silencieuses et amenée aux bains, auxquels je n’avais plus eu droit depuis un certain temps. On me lava, et à la sortie, une des fynasyn passa un baume parfumé sur tout mon corps endolori, en massant mes pauvres muscles. À ce stade, je ne savais toujours pas à quoi m’attendre. J’avais vu nombres des jouets d’Uriel soumis à un traitement similaire, avant d’être vicieusement torturés puis ranimés pour une journée supplémentaire. Des deux filles à qui j’avais parlé en arrivant, il ne restait que la muette (à qui, sus-je rapidement, on avait arraché la langue). L’autre avait disparu un beau matin, sans que je sache quel sort ignoble lui avait été réservé.

Cependant, après le bain, on me remit une tunique en lin, du type de celle que j’avais reçue de Ren les premiers temps dans son cair. Recevoir un vêtement de la part d’un ældien, tout comme recevoir un nom, n’est pas une mince affaire. C’était là une chose connue depuis les premiers temps des échanges ældiens-humains, dès la préhistoire humaine en fait. L’une des règles les plus importantes de ce qu’on appelait alors les « anciennes lois ». Cela signifiait que le donateur ædhel, tout en asseyant sa domination sur vous, vous octroyait une forme de pouvoir : cela signifiait que vous entriez officiellement en relation avec cet ældien. La nature des cadeaux, bien sûr, renseignait sur le statut qu’on vous donnait : d’Uriel, j’avais d’abord reçu un collier d’esclave, et, par comparaison, lorsque Ren m’avait offert des sous-vêtements, une robe en soie et des bijoux, il m’avait implicitement signifié où il me situait par rapport à lui (ce que j’avais échoué à voir à l’époque) Aussi, la présence de cette tunique pliée à la sortie de mon bain me rassura. Je n’allais plus aller nue comme un animal (j’avais fini par m’y habituer) et surtout, j’allais acquérir un nouveau statut auprès de ce seigneur dorśari.

Une fois vêtue, on me donna à manger, et on me laissa me reposer. Je pus dormir – réellement dormir – pour la première fois depuis mon arrivée ici. Puis, à mon réveil, on me conduisit dans la grande salle où Uriel, quand il était présent, passait le plus clair de son temps. Et on me laissa là, désoeuvrée.

Le maître des lieux était debout devant un lutrin, une plume courant sur un livre ouvert devant lui. Il ne me prêtait pas la moindre attention. Sachant qu’il valait mieux de ne pas attirer cette dernière, je gardai le silence et restai immobile, me faisant la plus petite et discrète possible. Cela dura un certain temps. Puis Uriel traça de sa main droite un glyphe en l’air, et le livre se referma. Il se leva et alla s’installer sur une luxueuse banquette, provoquant aussitôt l’arrivée d’une escouade de serviteurs qui s’empressèrent de lui proposer gwidth coupé au sang, fruits frais, têtes confites de faux-singe au yeux sertis de friandises et autres victuailles, parmi lesquelles je discernai même une main confite dans son jus. Uriel s’en empara négligemment et commença à rogner un doigt dépouillé de son ongle du bout des lèvres, affichant cet air dédaigneux qui lui était perpétuel. D’un coup de crocs, il détacha le pouce, et j’entendis les os craquer sous ses dents tandis qu’il le mâchait.

— Tu ne viens pas servir ton seigneur ? lança-t-il soudain, toujours sans me regarder.

Glacée, je tardai une seconde de trop. Une eyslyn outrée voleta aussitôt dans ma direction pour me pousser, piquetant mon dos de ses petits ongles pointus. Arrivée devant Uriel, je baissai la tête en signe de soumission – un rituel obligatoire, le moindre manquement vous valant un coup de fouet, voire pire – et attendis qu’il donne son ordre.

— Masse-moi le dos, ordonna-t-il sans cesser de manger.

Je restai un moment immobile, ne sachant comment faire. Uriel était immense – encore plus grand que Ren – et pour pouvoir l’atteindre, j’allais être obligée de monter sur son luxueux canapé. Trouvant que je n’obéissais pas assez vite, l’affreux petit lutin volant mit fin à mon hésitation en me poussant à nouveau : je grimpai donc sur le sofa et vins me positionner debout derrière Uriel, posant mes mains minuscules sur ses larges épaules.

Comme tous les ældiens que j’avais vus jusqu’ici – hormis peut-être Śimrod, dont le gabarit était encore hors-normes – il était svelte, doté d’une musculature fine et longue. Uriel passait le plus clair de son temps en armure, même chez lui. Or, aujourd'hui, il se présentait vêtu d’une simple tunique noire à haut col, dont le tissu était doux et velouté. Il paraissait moins puissant que d’habitude, ses traits aigus encore plus acérés. En appuyant sur ses épaules, je notais la finesse de sa peau lactescente, derrière laquelle un mince réseau de veines transparassait.

— Dénoue mes cheveux et brosse-les, m’ordonna-t-il ensuite. Que cela soit agréable. Si ça ne l’est pas, tu perdras tes mains.

Je m’exécutai en frissonnant. Uriel était tout à fait prêt à mettre cette menace à exécution : j’avais déjà vu un esclave être puni de cette manière. Le malheureux, après avoir subi la douloureuse amputation de ses mains par une horrible créature dont les siennes avaient été remplacées par des couperets crantés et rouillés, avait du vivre ainsi pendant une durée indéterminée, incapable de se nourrir autrement qu’en lapant comme un chien et sans pouvoir s’essuyer les fesses après avoir fait ses besoins. Aussi m’empressai-je de dénouer le demi-chignon élaboré d’Uriel, retirant le plus délicatement possible le poignard en os qu’il y avait entremêlé, ainsi que le croissant de lune en mithral, emblème de la famille régnante de Sorśa, et les tendit à l’eyslyn collabo qui les déposa religieusement sur un dais pourpre comme s’il s’agissait des bijoux les plus précieux de l’univers. Une autre me présenta un peigne en obsidienne, et une cuvette en argent contenant un liquide odorant, dans lequel je trempai mes doigts avant d’entreprendre de masser le crâne de mon terrible maître.

On ne m’avait rien ordonné de la sorte, mais mon initiative plut à Uriel qui se laissa aller complaisamment entre mes mains. D’un claquement de doigts, il convoqua un autre esclave, d’une race inconnue, qui, des appendices bulbeux lui servant de membres, entreprit de dénouer délicatement ses vêtements pour lui masser le bas-ventre. Voir cet esclave répugnant lui pétrir le vit comme un chat qui patoune puis le glisser dans sa bouche informe ne me fit ni chaud ni froid : j’avais vu Uriel faire bien pire. D’une certaine façon, il m’était devenu encore plus familier que Ren, dont j’étais en fait ignorante des besoins réels.

Anticipant ses désirs – une qualité qu’Uriel appréciait chez ses serviteurs – je quittai son crâne pour lui masser les oreilles, les doigts encore pleins d’huile. Après avoir retiré les deux anneaux en mithral qui ornaient son pavillon droit, j’en pinçai les rebords extérieurs et remontai vers la pointe, avant de revenir au lobe – quasi-inexistant chez les ældiens – et de recommencer. Uriel manifesta son approbation de manière évidente, sa main aux serres doublées d’iridium cherchant à attraper quelque chose derrière lui – moi – de manière spasmodique. Dieu merci, il n’y parvint pas, et sa main griffue saisit à la place une eyslyn curieuse qui avait eu le malheur de croiser par là, l’écrasant brutalement dans son poing. Le piaillement d’agonie de l’infortunée créature se mêla au râle qu’il poussa en arrivant au faîte du plaisir, ce qui, je le savais, constituait une douce musique à ses oreilles.

— On ne m’a pas menti, murmura-t-il d’une voix à la fois sombre et suave une fois le ministère de son serviteur poulpien dûment accompli. Seul un humain ayant été esclave sait masser les oreilles ainsi. Ton maître t’a bien formée !

— Pas l’esclave, rectifiai-je. L’épouse. Mon conjoint n’avait pas d’esclaves, et il n’aurait jamais accepté qu’une autre que moi lui touche les oreilles. Et je ne l’ai jamais entendu râler ni gémir.

Sans s’offusquer de la liberté de ton que j’avais pris avec lui, Uriel ricana.

— J’imagine que ton maître ne t’a jamais laissé aller jusqu’au bout, lorsqu’il te commandait ce genre de prestation. Telle est la voie d’un sidhe d’Æriban. Ces infortunés restent toute leur vie ignorants du réel plaisir, courant de la pointe des pieds sur le fil ténu entre la Tempérance et l’Abîme, en prenant soin de ne pas basculer d’un côté ni de l’autre. Brosse et renoue mes cheveux, maintenant. Essaie de le faire joliment.

Attrapant la longue masse noire des cheveux d’Uriel dans une main, je les lissai pour les tirer en arrière, ne laissant que deux mèches devant ses oreilles que je prévoyais de tresser après avoir refait son demi-chignon. Je remis la dague en os et le croissant de lune en place, puis, une fois les tresses faites, je me tournai vers une nouvelle eyslyn qui apporta un miroir, courageuse. Uriel se mira dedans avec une moue blasée mais néanmoins approbatrice.

— Vous êtes beau comme la nuit, Votre Horreur, lui piailla l’eyslyn de sa petite voix stridente.

— Je ne suis qu’un crépuscule en Cour Lumineuse, comparé à mon frère aîné, répliqua Uriel. Tu sais qui est mon frère, esclave ?

J’hésitai un instant à répondre. Mais, si j’avais bien été la femme d’un ældien, je me devais de le savoir.

— Fornost-Aran, monarque de Dorśa, celui qu’on appelle le Maître des Ténèbres, et soit-disant le plus beau, le plus superbe et le plus magnifique de tous les mâles ældiens, récitai-je à mi-voix.

Aussitôt, tous les serviteurs présents, eyslyn et fynasyn, baissèrent la tête en signe de révérence.

— Tout à fait. C’est l’un des plus anciens régnants à ce poste, si ce n’est le plus ancien de tous les royaumes ultari. Il était déjà là lorsque la Guerre Sous le Ciel a déchiré nos ancêtres et provoqué la scission entre nos cours. Contrairement à bien d’autres, il a alors eu l’intelligence de quitter Ultar pour partir s’installer ici. Tu sais où nous sommes ?

Cette fois, je secouai la tête en signe de négation.

— Dans ton système de naissance, le système solaire, m’apprit Uriel avec un fin sourire. Sur la face cachée de Yuggoth-la-Noire, neuvième planète. Les tiens n’ont jamais réussi à coloniser Yuggoth, qu’ils appellent Pluton, car Fornost-Aran y a établi son domaine. Un territoire que les faux-singes n’auront pas réussi à nous voler ! À leurs yeux aveugles, il ne s’agit que d’un petit caillou gris, froid et infertile. Pour nous, il s’agit du royaume de Sorśa, la Neuvième Cour d’Ombre, joyau des cours dorśari.

J’étais souvent passée devant Pluton, lorsque je naviguais avec Yany dans Solaris. Jamais je n’aurais imaginé qu’elle abrite une cour ældienne.

— Sorśa ? Pas Dorśa ?

— Héritiers et derniers garants de nos coutumes ancestrales, nous estimons être les seuls ædhil dignes de porter ce nom, m’apprit Uriel. Nous nous qualifions donc de sorśari, puisque ce sont les Lumineux qui s’étaient auto-proclamés régnants, autrefois.

Je voulus en demander plus, mais Uriel s’était déjà relevé. Son héraut vint lui faire une annonce, que je ne compris pas, évidemment, et il vint se rasseoir, me faisant signe de me placer à ses pieds. Je lui obéis, ne pouvant rien faire d'autre.

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