Les larmes de Narda : III

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Une heure, ou toute une journée ? Eren avait perdu toute notion du temps. En dépit des dégâts considérables qu’ils infligeaient, les clowns ne tardèrent pas à être submergés. Eren était tombé sur le cadavre d’Yriel au milieu de ce qui avait dû être une mêlée furieuse : la belle femelle ædhel, mère d’une portée de petits désormais orphelins et d’une autre qui ne verrait jamais le jour, gisait sur un monticule de corps, les yeux ouverts et le masque arraché. À un certain moment, une lueur étrange éclaira le ciel, et Eren vit les petits cubes qu’elle portait s’allumer. Roggbrudakh s’empressa de les lui sortir de la poche.

— Jette ça le plus loin possible ! lui ordonna-t-il. Implosion sonique. Boum !

Il avait l’air terrifié.

Eren s’exécuta. Où que ça explose, de toute façon, cela toucherait un Desséché.

— Ollamh a décidé de tirer sa révérence, lui apprit Roggbrudakh en fronçant les sourcils. Les filidhean font ça quand la bataille est perdue. Eren est très en danger. Il vaut mieux retrouver l’astrojet et partir.

— Pas sans Elshyn, répliqua-t-elle en montrant les dents, ce qui fut reculer l’Orc.

— Elshyn est sûrement mort, dit-il alors. Bataille perdue !

Effectivement, les filidhean avaient été salement touchés. Il n’en restait plus qu’une poignée, continuant à courir et à bondir sur tous les fronts, alors que les Marcheurs de Mort, eux, continuaient de se relever.

C’était la fin. La dernière charge fut sonnée, les survivants rassemblés. Eren n’avait toujours pas retrouvé Elshyn. Comme elle le cherchait, criant son nom partout, elle se retrouva nez à nez avec une charge de Desséchés, à laquelle ni elle, désarmée, ni Roggbrudakh ne pouvait échapper.

Erenwë crut sa dernière heure arrivée lorsqu’un champ holographique se matérialisa dans l’espace qui la séparait de son adversaire, un abominable ædhel putréfié, monté sur une monture infernale en plus mauvais état encore que lui. Avant même qu’elle ne puisse voir quelque chose, le macabre centaure, compressé par une grille invisible, fut découpé en milliers de morceaux qui s’écroulèrent au sol avec un bruit mou. Puis ce fut le tour des autres, un à un, mais si vite qu’elle fut incapable de suivre la scène des yeux. Puis, une fois le massacre terminé, Eren aperçut le champ mortel scintiller devant Roggbrudakh.

— Non ! hurla-t-elle en se jetant sans réfléchir devant son allié orcanide.

Elle sentit qu’elle heurtait quelque chose, et, une fois à terre, aperçut son sauveur, qui sembla la considérer pour la première fois. Sa haute silhouette entièrement vêtue de noir – un fait rare, pour les filidhean – se matérialisa palier par palier, révélant, au dernier moment, un masque d’iridium miroitant que, même sans l’avoir jamais vu, Eren sut reconnaître immédiatement : celui de l’Aonaran, l'avatar d'Arawn, le Destructeur Final.

Eren se releva, se positionnant devant Roggbrudakh. La funeste apparition les considéra un moment. Son visage de métal poli, anormalement lisse, était penché sur elle, les lames aiguisées qui le sertissaient comme une couronne d’épines entremêlées promettant mille tourments. Puis il cessa d'être, pour apparaître sur une colline à plusieurs mètres d'elle. Eren laissa échapper un soupir, rassurée.

À partir de cet instant, la bataille fut vite expédiée, tournant visiblement à l’avantage des filidhean. Si ces derniers se montraient rapides, l’avatar d’Arawn l’était encore plus. Le masque damné était partout à la fois, à tel point qu’Eren crut qu’il y en avait plusieurs, courant dans les bataillons Desséchés en laissant derrière lui une masse de membres désarticulés. C’était de la sorcellerie : on ne le voyait même pas les toucher. Sentant instinctivement que la balle avait changé de camp, Eren se mit à la recherche des filidhean survivants qu’elle connaissait, alors que l’Aonaran, suivi par trois bardes et l’ollamh, achevait de nettoyer le théâtre des opérations.

Cependant, lorsqu’elle vit Innafay apparaître devant elle, Eren sut, au fond d’elle-même, que la sorcière des clowns n’était pas annonciatrice d’une prophétie de bon augure.

— Tu aurais dû rester sur le vaisseau, murmura-t-elle en tendant la main vers elle.

Avec son masque à la moue tragique, elle semblait désolée.

— Où est Elshyn ? aboya Eren en réponse, devançant toute remarque sur son accoutrement.

À sa grande horreur, Innafay baissa la tête.

— Elshyn… Oui. Suis-moi.

Innafay la guida vers un coin de carnage, où gisait le jeune clown, la moitié de son masque arraché. Eren s’agenouilla à côté de lui, alors qu’Innafay s’éloignait, entrainant l’Orc avec elle.

Elshyn respirait encore, et, en dépit du trou dans sa poitrine, il était aussi bravache que d’habitude. En reconnaissant Eren, il arbora son sourire insolent.

— Je t’avais dit de porter une véritable armure ! fit cette dernière avec une grimace.

— Et toi, qui disais que tu préférais mourir que de porter un masque de clown ?

— Parfois, il faut savoir consentir à des sacrifices pour conserver ses possessions, lui répondit-elle.

Elshyn se permit de rire, ce qui sembla aggraver l’écoulement de sang sur sa plaie et son nez.

— Et c’est moi, ta possession ?

— Exactement. Une fidèle de la Reine Araignée ne renonce pas facilement à ses proies… Tu le sais.

— J’aime pas les araignées. Et je n’aime pas que tu te dises fidèle de cette horrible déesse. Je te préfère douce comme Narda.

Eren le regarda, les yeux secs derrière son masque.

— Si ton dieu bouffon me prouve qu’il est plus puissant qu’elle, alors là, oui, j’y renoncerais peut-être… Mais seulement s’il me le prouve.

— On n’invoque pas l'Amadán à la légère, lui répondit Elshyn. C’est un pari risqué… Comment doit-il te prouver sa puissance ?

— En empêchant ses enfants de mourir. En faisant en sorte que ce clown-là, sur lequel j’ai posé la main, puisse être maté par moi, ancienne fidèle de la Reine Araignée.

De nouveau, Elshyn rit, mais plus difficilement. Il tourna la tête sur le côté, et commença à fermer les yeux.

Eren lui pinça la joue. Il la regarda encore, et sourit, d’un sourire plus doux, moins fier.

— Ce masque… Tu sais qui c’est, n’est-ce pas ? Narda. Celle qui pleure.

Lorsqu’il tendit la main pour toucher son visage, hors d’atteinte à cause du masque, Eren comprit que, si elle avait appris à pleurer, c’était précisément pour ce moment-là. Pourquoi lui donnait-on quelque chose, au moment où elle était le plus désespérée, pour le lui reprendre aussitôt ? C’était injuste. Tellement injuste !

La main d’Elshyn retomba, sans qu’elle n’ai pu en sentir la caresse une dernière fois. Il allait mourir, lui, le seul et premier mâle qu’elle aimait.

— Amadán na Bruidnë ! rugit-elle alors. Si tu sauves mon amant, ce mâle qui a revêtu ton horrible visage pour te servir, je te promets de le faire moi aussi et de dédier ma vie à ta cause en devenant une bouffonne filidh ! Si tu le laisses mourir, alors, la Reine Araignée ne connaîtra pas de servante plus dévouée que moi, à faire échouer tes plans de clown traître !

Eren sentit qu’autour d’elle, les filidh survivants s’étaient rassemblés. Personne ne riait. Ils la regardaient en silence : Syandel, Adoniel, Sinnanyn, Innafay, ceux des autres troupes, et même, les deux Aonaranan, un peu en retrait. N’était-ce pas le jour des miracles ? Deux Aonaranan. Une première, dans toute l’histoire ældienne !

Lorsqu’Elshyn rendit son dernier souffle, Innafay fut la première à s’approcher. Doucement, elle posa sa main sur le dos d’Erenwë, écroulée en larmes sur le corps de son amant.

— Non ! hurla-t-elle lorsque Syandel s’approcha à son tour pour la relever. C’est injuste ! Injuste ! Pourquoi ? Pourquoi moi, n’ai-je rien ?

Son rugissement hystérique sembla inquiéter les filidhean, qui se précipitèrent pour l’étreindre alors qu’elle hurlait de rage, possédée par une force inconnue.

— C’est l’Abîme qui l’appelle, entendit-elle dans son délire. Eren a mis le masque sans être initiée, et elle a jeté un défi aux sældar. L'Amadán et la Ténèbre se battent pour son âme, lui déchirant l’esprit !

Eren, devenue absolument incontrôlable, fut bientôt maintenue au sol par le chef de troupe et l’inconnu aux cubes prismatiques, alors que l’un des deux Aonaranan, le plus grand, s’approchait d’elle. La jeune ældienne comprit ce que cela voulait dire. Si c’était l’Abîme qui l’emportait, l’un des deux, le plus ancien, lui donnerait son masque, enfin libéré du poids de sa charge. À condition, bien sûr, qu’elle parvienne par la suite à résister à l’emprise de la Ténèbre et ne devienne pas folle.

Mais il n’eut pas à le faire. La vague de rage pure passa, et Eren retomba, apaisée et vaincue. Le rictus du masque de Syandel lui parut plus vainqueur que jamais.

— C’est un grand jour, annonça-t-il en se relevant. L’Amadán a emporté la partie, prenant notre sœur dans les plis de son shynawil. Erenwë est morte, mais un nouveau masque, Narda des Larmes Pourpres, est né. Aujourd’hui, nous l’accueillons parmi nous !

Appuyée contre le guerrier au crâne rasé, Eren vit l’Aonaran reculer, la tête basse, son visage énigmatique en partie caché par les ombres de sa capuche.

Voilà le destin auquel j’ai échappé, pensa-t-elle. Mais pour quel avenir, plus funeste encore ?

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