Échos du chaos : I

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À peine avions quitté l’espace aérien de Yuggoth que des pilleurs orcanides nous étaient tombés dessus, nous pilonnant avec de la grosse artillerie. Lathelennil avait alors entamé un ballet aérien particulièrement sportif, en enchaînant décrochages, franchissements de seuils de gravité et succession de sauts en hyper-espace. Après s’être dissimulé dans l’anneau d’une petite planète, il avait attendu ses ennemis, puis les avait pris à revers, leur tombant dessus comme la misère sur le monde. L’effet de surprise, conjugué à la redoutable efficacité de l’armement dorśari, avait suffi à éliminer le gros de la menace, mais un chasseur isolé s’accrochait.

— Ennil, je te suggère fortement l’utilisation d’un tir de matière noire, fit la voix racée de la wyrm.

Le cair de Lathelennil se nommait Rhaenya, et, comme Elbereth l’avait fait, la femelle wyrm qui l’animait avait décidé de s’incarner sous la forme d’une dorśari à la peau nacrée, qui amenait une présence féminine bienvenue sur ce bord. L’analogie avec Ren était dérangeante : en fait, je ne pouvais m’empêcher de les comparer. Tous les deux, ils voguaient seuls dans leur vaisseau, une wyrm à bord, et tous les deux étaient en quelque sorte des parias dans leur propre société, des outsiders. C’est du moins ce que j’avais fini par comprendre en observant Lathelennil, qui, même pour un dorśari, n’avait rien d’un ældien normal — pour autant que le concept de « normalité » s’applique à ces êtres.

Ou peut-être qu’ils sont tous comme ça, au final, pensai-je en l’observant se chamailler avec sa commissaire de bord.

— Je ne peux pas balancer des charges d’anti-matière en étant aussi près, grinça-t-il, contrarié. Mon orbe ne tiendra pas !

— Une manœuvre appropriée serait de mise, en effet, répliqua la wyrm. Mais je suppose que c’est pour cela que tu es là, Ennil. Pour piloter.

Face au sarcasme, Lathelennil siffla un juron entre ses dents, mais il s’exécuta et s’empara du câble de connexion, puis le planta dans son armure. Le cair fit une embardée, avant de décrocher de trois paliers.

— Tir effectué, railla-t-il en décrochant le câble. Cibles éliminées.

Je jetai un œil sur la baie. Là où se tenait auparavant trois chasseurs orcanides, on pouvait voir un nuage de particules désintégrées, et un début de tempête gravitationnelle touchant la stratosphère du planétoïde devant lequel le combat avait eu lieu.

Plutôt nihiliste, comme type d’armement, songeai-je alors que Lathelennil, judicieusement, sautait à nouveau dans l’hyper-espace.

La méthode de combat de ce dernier, tout en célérité et entrecoupée de sauts éclairs dans l’Ethereal, s’avérait d’une redoutable efficacité : je me devais de le reconnaître.

Avec un air à la fois las et vainqueur, Lathelennil laissa tomber le câble. Il jeta un regard appuyé à Rhaenya, puis se leva.

— C’était ce qu’il fallait faire, grogna la wyrm, à peine plus aimable que lui.

— Bien sûr. Je le savais dès le début !

Lathelennil me regarda. Par en dessous, car il ne me regardait jamais très franchement. Cela me faisait toujours très bizarre, à cause de la différence de taille entre nous.

— Tu es un bon pilote, lui concédai-je. Un excellent pilote, même.

C’était vrai. On ne peut pas dire que j’avais souvent vu Ren piloter, puisqu’il m’avait spécifiquement engagé pour faire ce travail, et qu’il avait fini par me le laisser. Je pouvais donc difficilement comparer ses capacités à celles de Lathelennil. Mais ce dernier avait un instinct, une compréhension innée de sa machine et des réflexes qui me laissaient pantoise : en fait, aucun chasseur aérien de ma connaissance ne lui arrivait à la cheville. C’était un véritable oiseau de proie.

— Est-ce que ça te donne envie d’être punie dans ma cabine ce soir ? osa-t-il me demander.

Je secouai la tête.

— Toujours pas, désolée.

Les jours précédents, Lathelennil aurait poussé un soupir de frustration, mais cette fois, il sourit. C’était devenu une sorte de jeu entre nous.

— Tu verras, quand j’aurai mes fièvres. Tu ne pourras pas résister à mon luith, et je n’aurais plus qu’à te cueillir comme un fruit mûr qui tombe tout seul de l’arbre dans la main du promeneur ! Vous, les humaines, vous aimez trop ça.

Je hochai la tête, aussi dubitative face à la forme qu’au fond.

— Depuis le temps, j’ai développé une immunité au luith, mentis-je.

— Impossible. Aucune femelle ne résiste au luith. Aucune ! Et quand je t’aurais marquée… Tu seras mienne pour toujours !

Pour le luith, c’était malheureusement vrai. À chaque fois, les fièvres de Ren me rendaient hagarde et pantelante, d’autant plus qu’il refusait que je le touche dans ces moments-là. Sans parler de l’effet dramatique que celles d’Arawn avaient eu sur ma configuration, il y a de ça une éternité.

Au pire, me résolus-je, je mettrais ma combinaison complète. Ces maudites phéromones ne pourront pas m’atteindre.

Puis je me rappelais que je n’en avais pas. Toutes mes affaires – y compris ma combi keihilin – avaient disparu dans l’explosion de l’Elbereth.

— Ce sera quand, tes fièvres ? lui demandai-je, l’air de rien.

Derrière moi, Lathelennil fouillait dans le garde-manger réfrigéré installé dans sa cabine de pilotage.

— Je sais pas trop. Peut-être demain, ou dans un mois. Je ne compte jamais, et mon cycle est plutôt irrégulier.

— C’est peut-être pour ça que tu n’arrives pas à faire de portée, lui suggérai-je. Si tu ne t’accouples pas à la bonne période, ça ne risque pas de marcher ! Et comme vous autres ældiens n’êtes fertiles que deux fois par an…

La porte du frigo se referma avec un bruit sec.

— Je ne cherche pas à avoir de portée, répondit-il en venant se positionner devant moi, une friandise à la bouche. Du moins, je ne cherchais pas, avant de te connaître. J’aime pas les gosses, sauf salés et bien frits.

Le regard noir et brillant, il me regarda en mâchant sa nourriture : sûrement un truc abominable, recueilli sur une malheureuse créature au terme d’affreuses souffrances.

— Si tu n’aimes pas les enfants, Lathelennil, pourquoi cherches-tu à en avoir ?

Il me regarda en silence, tout en continuant à mastiquer.

Il n’en savait rien.

— Tout ce qui t’intéresse, en fait, lui dis-je en croisant les bras, c’est l’idée de mettre une non-ældienne enceinte. C’est un genre de perversion, comme dans ces films que regardent en secret les légionnaires, en espérant ne pas se faire prendre par l’Officio Inquisitiorum : « Fécondée par les xenomorphes » ou je ne sais quel autre titre ridicule et décadent.

Lathelennil ricana sombrement.

— Toi, tu sais t’amuser, me tança-t-il en pointant un index griffu dans ma direction. Je l’ai tout de suite vu. Tu devais être dorśari dans une vie antérieure !

— Tu te trompes. Dans ma vie, je n’ai couché qu’avec trois personnes différentes, mon compagnon y compris, et je voudrais que ça reste comme ça.

— Je serai le quatrième. Et le dernier, même si avec moi tu auras l’impression de te faire prendre par mille mâles différents !

Je fis la grimace, le laissant passer devant moi. Il revint s’asseoir sur son fauteuil de pilote, tout continuant à suçoter l’espèce de chose bizarre et indistincte qu’il grignotait depuis tout à l’heure.

— J’ai faim, moi aussi, lui appris-je. Je peux avoir quelque chose ?

— Dans le frigo, répondit-il aimablement, sans se retourner.

— De préférence mangeable pour un Homo Techno Sapiens Augmentatis, précisai-je.

— Dans le frigo, répéta-t-il.

Après lui avoir jeté un petit regard, Rhaenya se leva et vint vers moi. Lathelennil, étrangement, n’avait pas de personnel de bord. Son cair, comparé à celui de Ren, était bordélique, rempli de fournitures installées à des endroits incongrus, comme ce réfrigérateur dans le cockpit. Il était également dix fois plus petit, ce qui, bizarrement, donnait à ces noires parois une ambiance chaleureuse et intimiste.

— Tiens, fit Rhaenya en sortant de la purée de fruits conditionnée en portions individuelles à sucer.

Étonnée, je regardais l’emballage, écrit en alphabet Commun Républicain, agrémenté d’une version en Shin Jen semi-modifié décrivant le produit.

— Mais c’est un truc sapiens, ça ! De la purée de mangue.

— Il adore ça, me précisa Rhaenya dans un chuchotement. Il ne se nourrit quasiment que de ça.

— Qui, il ?

— Lathelennil, fit-elle en le pointant du doigt.

Je le regardai. Assis sur son fauteuil, il continuait à suçoter sa purée de mangue.

— Je vais prendre un bain, fit-il en se levant, avant de balancer son emballage de purée dans la fente dévolue à cet usage. Puis, passant devant moi, plus bas : Je sens que mes fièvres vont arriver bientôt.

— Excellente nouvelle, souris-je.

— N’est-ce pas.

Il me montra sa double rangée de dents effilées, puis disparut dans le sas. Ouf. Je pouvais enfin souffler.

Rhaenya me regarda, les bras ballants. Connaissant la relation que les wyrm avaient avec leur binôme ædhel, je m’attendais à ce que, naturellement, elle me pousse à tomber dans les bras de Lathelennil, comme Elbereth l’avait fait avec Ren. Aussi fus-je étonnée des paroles de la wyrm :

— Bon courage !

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