Un monde merveilleux : II

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Nous fûmes conduits dans le long des boyaux richement ornementés qui formaient les couloirs du vaisseau. Par endroits, les ogives blanches aux courbes entrelacées trahissaient leur origine biologique. Le sol était tapissé d’une matière douce et molle qui évoquait à la fois le végétal, le minéral et l’organique, piquetée de bioluminescence. Plus nous progressions, plus ces capitonnages devenaient transparents : les arbres se firent cristal, chargés de fleurs pétrifiées. Parmi eux, on pouvait voir, de temps à autre, des cristaux pulsants, et même, des ossements. Lathelennil, étroitement serré contre moi, surprit mon regard étonné.

— C’est le pouvoir des vieux en fin de vie, me murmura-t-il. Ils vitrifient, cristallisent les choses autour d’eux. Edegil lui-même, tu verras, est une statue de silice vivante… C’est ce qui nous arrive à tous, à la fin. À tous… Sauf à nous, dorśari ! Nous sommes les seuls ædhil vraiment immortels. Nous vivons éternellement.

— Sauf que ton frère s’est fait avoir, lui rappelai-je. Tu m’as dit toi-même qu’il était mort, non ?

Lathelennil fronça les sourcils.

— Un simple accident de parcours. Si tu savais le nombre de fois où mes frères sont morts, puis ressuscités, plus forts, plus beaux, plus féroces que jamais ! C’est notre lot à nous, nobles d’Ombre.

— Au détriment des autres, à ce que j’ai compris.

— Au détriment des races inférieures, nées pour nous servir, corrigea Lathelennil.

Le bel aios qui nous escortait nous interrompit.

— Veuillez vous taire : nous arrivons en présence de l’ard-æl. Le moindre bruit lui fait l’effet d’une nova en expansion : il a besoin de calme. Vous vous présenterez brièvement, vous et votre requête. Puis vous attendrez sa réponse. Voilà le protocole. L’acceptez-vous ? Jurez sous cet arbre-lige.

— J’accepte, grogna Lathelennil en prenant la main de l’éphèbe ældien.

À moi, on ne fit rien jurer du tout. Les races inférieures…

Un rideau de lianes minérales s’écarta de lui-même, révélant une grande crypte. Nous passâmes au milieu d’une rangée d’aios immobiles comme des statues, en armure complète. Au-dessus, culminant à plusieurs dizaines de mètres, s’alignaient d’autres effigies : des vraies, celles-là, à l’image des figures archétypales de la sældarë. Mais elles étaient toutes fissurées, à moitié écroulées, recouvertes de végétaux cannibales. Parmi ces tristes effigies se tenaient quelques ældiens au visage morne, immobiles, comme autant de réfugiés résignés. L’un d’eux bougea.

Un ældien à l’abondante chevelure brune, au visage étrange et percé d’yeux brillants. Seuls ses vêtements le différenciaient d’un singe géant. Mais la chaîne de mithrine argentée et les ornements acérés qu’il portait sur le front le signalaient comme un ard-æl, un faiseur de territoire. C’était Edegil Arahæl, l’une des créatures intelligentes les plus âgées de l’univers.

Au moment où je fis mine d’avancer vers lui, un autre individu apparut, comme émergeant de l’ombre. Contrairement aux autres, il portait un shynawil de camouflage, qui l’avait jusqu’ici dissimulé aux regards. Il baissa sa capuche, révélant un masque de chasse affublé de petites lames en forme de cornes, recourbées vers le haut.

— L’Aonaran, siffla Lathelennil dans mon oreille. Il est à bord !

Je me tournai vers lui.

— En quoi est-ce un problème ? C’est un filidh, non ? On pourra lui demander un cristal-cœur, après l’audience.

— L’Aonaran n’est pas un filidh, grogna Lathe. Et il est interdit de lui adresser la parole.

Je voulus demander pourquoi, mais notre gardien m’en dissuada d’un regard.

Faisant preuve de bonnes manières, Lathelennil mit un genou au sol et baissa brièvement la tête. Edegil lui répondit par un bref mouvement. Après tout, ils étaient princes tous les deux.

— Je suis Lathelennil Niśven, deuxième dans l’ordre de succession au Trône d’Obsidienne, se présenta le susnommé en oubliant toute velléité de provocation. Je viens te voir, Edegil, pour te proposer une trêve au nom de Dorśa. Mon frère, Uriel, a été attaqué dans son cair, non loin de Tir Na Bea Arainne, dans la couronne stellaire d’Altaïs… Dans l’attaque, il a succombé, mais j’ai son cristal-cœur. Au nom des anciennes alliances, je sollicite guérison pour moi et retour pour mon frère !

Il marqua une pause, et ouvrit sa tunique, dévoilant sa blessure.

Le regard ambre d’Edegil tomba sur la plaie. Même si son visage restait de marbre, calme et détendu, je vis ses sourcils se soulever imperceptiblement.

— Qui vous a fait cela ? demanda-t-il.

Sa voix était claire, posée, sans âge.

— Le Premier Déchu, sourit Lathelennil, son regard noir fixé sur l’Aonaran. Celui qu’on nomme Shemehaz.

À ce moment-là, je sentis que tous les regards étaient posés sur le filidh. Ce dernier décroisa les bras, et, d’un pas leste, il commença à descendre les marches, le visage légèrement baissé.

Je connaissais cette démarche déliée. C’était celle de Ren ! Le cœur serré, je suivis du regard l’Étranger tandis qu’il allait droit sur notre groupe. Lorsqu’il passa à côté de moi, j’agrippai son shynawil.

— Aonaran, lui demandai-je, sous les yeux révulsés de l’assistance. Mon comparse ne peut pas vous le dire, car il est sous l’emprise d’un geas, mais il aurait besoin de toute urgence d’un cristal-cœur. Le sien a été détruit lors du combat livré par Uriel Niśven contre Shemehaz.

L’Aonaran tourna son visage hiératique vers moi. La bouche du masque était légèrement entrouverte, comme s’il allait parler.

D’une certaine manière, les traits de ce masque ressemblaient à ceux de Ren. D’après ce que j’avais compris, l’Aonaran était censé ressembler à la fusion entre Shemehaz et Arawn, un évènement qui n’était censé arriver qu’à la fin des temps, au Jour du Retour. Cet être hypothétique, pour les ældiens, est d’une beauté impossible, ses traits considérés comme particulièrement attirants. C’était aussi ce qui rendait ce masque si effrayant : tous les autres masques filidh étaient laids et grimaciers, à l’exception de celui de Narda, d’une grande beauté, mais figée dans une expression de souffrance intense. Le masque de l’Aonaran, froid et sans expression particulière, était au contraire supposé représenter la maîtrise absolue des sentiments, un idéal difficilement atteignable pour les ældiens passionnés et sujets à toutes les gloutonneries. Et, parmi ceux de sa race, Ren était considéré comme particulièrement beau. Pour toutes ces raisons sûrement, cet Étranger me rappelait Ren.

Sans un mot, l’Aonaran plongea la main dans son shynawil noir, et il en sortit un caillou jaune et rond comme un œuf de wyrm. Il le laissa tomber dans ma paume, puis il quitta la salle de son pas chaloupé.

Je me tournai vers Lathelennil.

— Tiens, lui dis-je durement. Je ne sais pas si tu le mérites, mais je te le donne quand même !

Le dorśari recueillit le précieux objet avec ses deux mains, joignants ses deux paumes hexagrades pour le recevoir. Puis il me regarda. Pour la première fois, il eut l’air vulnérable, mais je ne me fis pas avoir deux fois : je savais que, chez lui comme chez ses redoutables frères sombres, ce n’était qu’une façade.

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