Archives de la Cour Exilée : l'initiation ratée du prince Lathelennil

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Un seul geste du bout de son doigt pointu suffit à Uriel-le-Noir, terrible seigneur de la guerre, pour que les gardes orcanides lui ouvrent la porte. Lorsqu’ils la refermèrent, il posa le regard sur son petit frère, assis devant une table où, comme de coutume, il bricolait des objets.

— Qu’est-ce cela ? s’enquit patiemment Uriel en soulevant entre ses longs doigts fins un artefact à la mystérieuse origine.

— Je ne sais pas encore, avoua son frère en le récupérant bien vite. On vient de me l’apporter d’un monde lointain.

Uriel se désintéressa des objets qui encombraient la grande table en hématite. Il s’approcha de l’immense arcade aux fines colonnes et au vitrail vert de gris, dont la lueur absinthe se reflétait sur le sol. Il jeta un œil peu concerné aux immenses tours d’obsidienne qui se dressaient dehors, aux croissants argent des minarets cruels, aux fleurs odorantes qui diffusaient leurs parfums sucrés et vénéneux dans le parc de leur palais, dont les feuilles des arbres étaient aussi acérées que des lames. La nuit – éternelle mais toujours différente à Dorśa – était plus envoûtante que jamais : leur frère aimait sa bien-aimée, et il le faisait savoir à toute sa cité en partageant les effluves capiteux de son luith, poussant ses sujets à étreindre leurs concubines, leurs consorts, ou leurs esclaves.

Discrètement, Uriel tourna son œil oblique sur son petit frère. Ce dernier ne semblait pas affecté par le bonheur sensuel de leur aîné. Il continuait à bricoler ses objets barbares, sans se soucier du parfum lascif invitant aux caresses qui flottait dans leur palais. Le regard du sombre Uriel tomba sur le spectaculaire panache de fourrure qui pendait du fauteuil ouvragé où était perché Lathelennil. Noire et blanche en parts égales et bien délimitées, sa robe formait un damier, semblable au carrelage – paraît-il – qui ornait le sol du temple de l’Étranger, sur l’île de Anwnwn. Un endroit où seuls pénétraient les plus braves des guerriers, qu’on ne revoyait jamais, ceux qui voulaient mourir et ne jamais se réincarner, ou les filidhean, ces artistes-guerriers poursuivant des buts mystérieux et que même leur frère n’osait chasser de son Royaume ou menacer trop directement. C’était ce motif qui avait attiré l’attention des étranges visiteurs qui étaient venus le voir aujourd’hui, et dont il avait à présent à s’entretenir avec Lathelennil.

— Petit frère, commença Uriel, se sentant encore plus hésitant qu’il ne l’était d’habitude derrière ce frère qu’il échouait à comprendre. Je reviens tout juste de la salle d’audience de notre aîné, où j’ai reçu deux ellith...

Lathelennil ne prit même pas la peine de répondre. Perché sur son fauteuil dans une posture à la fois acrobatique et négligée, il s’évertuait à débloquer le mécanisme minuscule d’un objet non moins minuscule avec une très fine et longue aiguille.

— Ai-je toute ton attention, Lathelennil ? s’enquit Uriel d’une voix un peu plus sombre. Ou dois-je demander à ces gardes de t’attacher en face de moi, pour que tu entendes ce que j’ai à te dire ?

— Je t’écoute, mon frère, répondit Lathelennil. Je suis toute ouïe.

Uriel se radoucit.

— Bien. Donc, ainsi que je te l’ai dit, j’ai reçu deux ellith… Deux dames au visage couvert d’un voile sertis d’éclats de cristal et de fleurs, un gris, un blanc. Sous le gris, j’ai vu les contours d’un visage diaphane, aux lèvres roses et délicates. Du voile dépassait une tresse épaisse, blanche comme l’hiver. Sous l’autre, j’ai entr’aperçu une bouche sensuelle, rouge comme une tâche de sang sur la neige, et du voile blanc brodé d’argent dépassait une épaisse tresse brune… Leurs corps fins et souples m’ont paru d’une grande féminité, assortis de jolies courbes. Enfin, leurs manières m’ont semblé dignes de celles des plus nobles clans.

Lathelennil posa son outil, et cette fois, il se tourna vers Uriel.

— Pourquoi me chantes-tu cette description de barde de cour, mon frère ? En quoi cela m’intéresse-t-il ?

Uriel se figea. Légèrement choqué, il fixa son petit frère.

— L’une de ses deux charmantes femelles sera ton as ellyn, annonça-t-il abruptement. Celle qui s’emparera de ton panache. N’es-tu pas heureux de cette grande nouvelle ? Enfin, une elleth – deux, même – te demandent.

La réaction de Lathelennil déconcerta Uriel. Au lieu de remercier son aîné ou de manifester sa joie, il afficha une expression d’ennui intense.

— Mais qui sont ces femelles ? demanda-t-il. Je ne les aient jamais vues. D’où sortent-elles ?

— Tu les verras dans l’arène d’Urdaban, mon frère. Elles ont décidé de s’affronter pour ton panache, car elles le veulent toutes les deux. Il s’agit de deux ollamh filidh, Hëla-de-la-lune-blanche, ollamh de la guilde de l’Aube Mourante, et Ruuna-de-la-lune-noire, ollamh de celle de l’Amarrigan Hilare. Deux ellith tout aussi appropriées pour toi, Lathelennil, troisième prince de Sorśa.

Lathelennil était devenu plus pâle qu’un mort.

— Des filidhean… N’aurais-tu pas pu me donner une jeune elleth douce et soumise, comme cette Ciyardyl d’Eté, dont j’ai entamé la courtise dernièrement ?

— Cette Ciyardyl ne t’a pas demandé, mon frère, fit Uriel d’un air peiné. Et ne te trompes pas : c’est toi qu’on donne à une elleth, pas le contraire. Et je pense que dans ton cas, une ollamh est ce qu’il y a de mieux. Ce sont des femelles souples et puissantes, expérimentées et joueuses, qui t’apprendront maints secrets que la plupart des mâles ignorent, qu’ils soient seigneurs ou rois.

Lathelennil dut se soumettre à la décision de son frère. Et avec lui, il se rendit – secrètement, l’espérait-il – aux arènes d’Urdaban pour assister à l’affrontement des deux rivales et juger de ce qui l’attendait.

Lorsqu’il vit la beauté des deux femelles en question – toutes deux également magnifiques, chacune représentant l’extrême du spectre de leur clarté – il fut rassuré, et envahi d’un début de désir. Mais cela cessa dès qu’il les vit combattre l’une contre l’autre. Leur férocité était supérieure à celle d’une Sœur du Sang, et Lathelennil songea qu’elles auraient été plus appropriées en tant qu’épouses de Naeheicnë. De force égale, elles ne purent arriver à faire la différence l’une sur l’autre, et le combat se termina sur un status quo. A la fin, elles saluèrent comme au spectacle, et regardèrent dans la direction de Lathelennil, qu’elles avaient repéré, et lui jetèrent une oeillade insolente. Sous le regard des centaines de spectateurs qui tournèrent tous leur attention vers lui, le jeune prince Niśven se recroquevilla.

Dans les jours qui suivirent – et pour de nombreuses lunes – les deux ellith s’affrontèrent pour lui. En plein jour, dans les arènes d’Urdaban, ou la nuit, dans les rues d’améthyste des villes des Royaumes. Tout était devenu prétexte à défi et combat : courses de dragons, concours de danse, nombre d’amants pris en une nuit, nombre d’adversaires tués, beauté et dangerosité des acrobaties ou des expéditions en terres exotiques. Leurs troupes, puis leurs disciples, et enfin, leurs fanatiques, suivirent, et cette lutte pour le panache en damier du troisième prince Niśven devint bientôt un sujet à la mode, suscitant commentaires, disputes et paris. On vint jusqu’au palais de l’Obscur pour tenter d’apercevoir celui qui était au centre de telles réjouissances, et plusieurs centaines d’ellith demandèrent à être les prochaines. On se pressait aux bals organisés au palais par ses frères moins pour voir le visage de l’Obscur, pourtant célébré par tous les bardes, que pour admirer le panache de son cadet, faisant mille pronostics. Mais malgré tout cela, aucune de l’emportait vraiment sur l’autre. Finalement, les deux ellith décidèrent de partager. Elles couperaient le panache de leur amant avec un fil de clairseách, en tenant chacune une extrémité.

Le jour venu, Lathelennil attendit avec angoisse l’arrivée des deux vainqueurs venues chercher leur prix, dans l’immense chambre que ses frères avaient faite préparer pour lui. Il pensait qu’elles arriveraient par la porte, parées de robes transparentes et de tissus chatoyants, leurs cheveux défaits, adornées de bijoux et de parfums précieux, prêtes pour l’amour. Mais elles surgirent des ombres, le visage et le corps entièrement voilé. Et, le prenant chacune par la main, elles l’entrainèrent avec elles dans les ténèbres d’où elles venaient.

Lathelennil Niśven disparut pendant une lune entière. On ne le trouvait nulle part, sa présence était devenue indécelable pour ses frères comme pour sa sœur, et il ne revenait toujours pas. Son aîné, le roi de la Nuit en personne, sortit de sa retraite amoureuse pour le retrouver. Il le fit rechercher dans tous les Royaumes, envoyant mille cavaliers de son host dans toutes les directions, arpenta lui-même lande, montagne et forêt sur son dragon. Enfin, ne le trouvant toujours pas, il décréta que, tant que son petit frère ne lui serait pas rendu, tout membre de la caste qui se nommaient eux-mêmes fils de l’Amadán serait mis à mort dans sa Cité, et qu’il partirait lui-même en guerre pour traquer le moindre fidèle de cette secte. Tant pis s’ils se relèvent, disait-il, tant pis si les sældar me maudissent : j’ai déjà été maudit et exilé tant de fois, que je ne crains la colère d’aucun dieu, ni d’aucun démon. Tant qu’on ne nous rend pas notre petit frère, chacun de ces fanatiques masqués sera tué en Sorśa, et partout où Sorśa porte ses pas.

Puis, un jour, Lathelennil fut trouvé dans sa chambre par une finasí, endormi dans son lit. Il n’avait plus sa queue et se trouvait dans un état de fatigue extrême. Sur sa poitrine, juste à l’emplacement de son cœur, la trace d’une rune mystérieuse : un triangle surmonté de deux cornes.

Il dormit ainsi pendant des cycles entiers, avant de se lever et de demander à se sustenter. En voyant son visage hâve et son regard noir, profond, hanté, ses frères ne lui posèrent aucune question. Ils savaient, à présent, où les deux ollamh l’avaient emmené. Sur l’île d’Anwnwn, dans le tertre de l’Etranger… C’était sous le regard vide du Dieu à Double Face qu’il s’était éveillé aux plaisirs des sens, allongé sur le sol froid en damier noir et blanc. Là, pendant une lune entière, dans cette nécropole au milieu du vide, flottant au milieu du Lac de Ceux qui Sont Morts, les deux ollamh s’étaient relayées au dessus de lui, leur visage se substituant parfois à celui d’Arawn, dont la statue mortuaire, assise sur son trône d’os, présidait à cet étrange rituel. La pâle lumière bleue des feux des morts peinait à éclairer les ombres du temple, mais ce qu’il avait vu lui avait fait comprendre pourquoi il avait été choisi lui, que personne n’avait jamais réclamé. En plus de la sienne, de nombreuses queues noires et blanches étaient accrochées sur les corps momifiés assis en cercle autour de la statue du Seigneur des Morts. Les restes osseux et hiératiques de nombreux mâles qui, comme lui, avaient connu plaisir et agonie dans cette même salle. Qu’est-ce qui avait fait que, finalement, on l’avait relâché ? Lathelennil ne le sut jamais. Il fut ramené là où on l’avait enlevé, dans son lit, et la rune que la griffe de Hëla et Ruuna avait tracé sur sa poitrine finit par s’effacer. Mais toujours subsista la douleur, et l’effroi de ce qu’il avait pu devenir.

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