Le mirage des jours passés : II

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Je franchis le pont menant à l’Elbereth en laissant échapper un soupir nostalgique. Le sas s’ouvrit sur Dea, accompagnée de mes enfants.

— Bon retour parmi nous, capitaine, sourit-elle.

Je me précipitai dans ses bras, émue aux larmes. Enfin un peu de retour à la normale !

— Dea ! J’ai cru ne jamais te revoir !

Autour de nous, les trois enfants sautaient en piaillant, excités comme des puces de vaisseau.

— Pour moi, ça n’a duré que l’espace d’un instant, m’apprit-elle. Le seul souci, c’est que je n’ai aucun souvenir entre notre arrimage à la nouvelle Arkonna et maintenant. Bien sûr, le commandant m’a briefé… Tu en as vécu de dures, Rika.

J’échangeai avec elle, l’assommant sous mon débit rapide. Avant l’arrivée de Tanit, qui m’avait fait douter d’elle, Dea avait été le plus proche de ce qu’on peut appeler une meilleure amie.

Elbereth apparut dans son dos. À la vue de sa peau noire comme l’onyx et son aura posée, tranquille, que rien n’impressionne, je me sentis tout de suite mieux.

— Alors ? Qui avait raison, finalement ? fit-elle, narquoise. Si tu nous avais laissés mener à bien le protocole en rade du Mihrendelas – éliminer tout intrus à vue – on aurait évité bien des déboires, non ?

Je devais avouer qu’elle avait raison.

— Je suis contente de te revoir, Elbereth.

La wyrm posa sa fine main noire sur mon épaule.

— Moi aussi. La prochaine fois, laisse-nous gérer, d’accord ?

Je hochai la tête.

— Si tu cherches Alfirin, il dort, reprit-elle. On a reconfiguré tout le vaisseau tel qu’il était avant l’attaque de l’Holos.

C’était vrai. Tout était comme avant. Il y avait toutes nos affaires, disposées exactement de la même façon qu’avant.

Après avoir pris une collation, discuté avec tout le monde et couché les petits, je pris la direction de ma chambre. À présent, mes aînés étaient trop grands pour avoir leur panier avec nous, et, Caëlurín ayant exprimé le souhait de dormir dans le leur – il n’aimait pas être tout seul la nuit, le pauvre petit père ! – je l’avais laissé dans la chambre des grands.

Ma chambre. Telle que je l’avais laissée, telle que je ne l’avais pas vue depuis des mois, que je croyais perdue pour toujours. Avec Ren dedans.

Je le pensais fatigué et déjà endormi, aussi décidai-je de ne pas le déranger. J’étais déçue, mais à la fois un peu rassurée. Je ne savais pas trop comment briser la glace, avec lui, vu qu’il n’avait strictement aucun souvenir de notre relation.

Je devrais déjà m’estimer heureuse qu’il me reprenne et me trouve à nouveau séduisante, pensai-je en me glissant dans le lit à côté de lui. Comme à chaque fois que j’étais en contact avec plus de cinq ældiens, le choc avait été rude, lorsque je m’étais vue dans le miroir. Je ressemblais à un petit singe malingre.

Allongée sur le dos, je fixais les étoiles au-dessus de nous. Même si je ne connaissais pas le coin et donc aveugle aux constellations qui brillaient là-haut, cette vue m’était familière. J’étais chez moi. La sensation des draps – que nous avions acheté dans une colonie – le silence du vaisseau, le souffle de Ren qui dormait à côté de moi : tout cela m’était familier. C’était là que je discutais avec Ren le plus souvent et regardais des films avec lui. C’était également là qu’avaient eu lieu le plus souvent la mise en route et l’entretien de mes portées, ainsi que leur suivi, après la naissance.

Je me retournai et attrapai la taille de Ren, qui dormait toujours sur le côté, et, présentement, me tournait le dos. Je l’avais à peine agrippé qu’il se retourna. Il me fit face, les mains réunies devant le visage, ses yeux lactescents posés sur moi.

— J’espère que tu n’as pas eu peur, me dit-il simplement.

Je tendis la main vers la ligne affutée de sa mâchoire. Le visage de Ren ressemblait terriblement à celui du dieu de la mort Arawn : un masque impassible de beauté noire et absolue, une personnification de l’impossible symétrie des équations les plus pures de l’univers.

— Ne t’inquiète pas, murmurai-je en effleurant sa peau froide. J’ai trouvé la représentation très belle, au contraire. Tu danses magnifiquement… Mais ça, je le savais déjà.

Je tus le fait que, pendant quelques minutes, je m’étais beaucoup inquiétée pour Círdan.

— Je comprendrais que tu ne veuilles plus être ma femelle, après tout ce qui s’est passé, dit-il.

Mes doigts remontèrent sur son oreille.

— Je t’aime, Ren. J’ai eu du mal à te retrouver. Je ne vais plus te laisser partir !

Je me collai plus étroitement contre lui et l’embrassai.

Ren se redressa d’un mouvement coulé et rapide qui fit bruisser les draps. Lorsqu’il se retrouva au-dessus de moi, je relevai les yeux sur lui, intimidée par son corps puissant. Son torse sculpté, sa peau anthracite et le panache qui se déployait dans son dos m’évoquaient les sphinx qui contemplaient la chute des météorites sur le désert millénaire de Sahra Prime de leurs yeux aveugles. Cela faisait un bout de temps que je ne m’étais pas retrouvée avec un ældien dans mon lit : en outre, les derniers à venir dans ma chambre la nuit s’étaient montrés particulièrement menaçants.

Mais c’était Ren. Le cauchemar était terminé : il était là à nouveau, dans mes bras. Je croisai mes mains derrière sa nuque lorsque sa bouche se posa sur la mienne. Je saisis ses cheveux qui pendaient, mi-longs à présent et attachés en une grosse tresse lâche, sur sa nuque. Son panache, justement, était collé sur son dos : mes mains avides descendirent le long de son dos musclé pour le saisir à partir de sa base, mes doigts s’émerveillant de la densité et de la légèreté de la fourrure. J’eus une petite pensée pour Angraema qui ne pourrait jamais faire cela, à cause de cette saloperie de Shemehaz.

— Je sais à quoi tu penses, murmura Ren dans mon cou. Essaie d’oublier ça pour l’instant, d’accord ?

Je hochai la tête. D’accord. Mais ça allait être dur.

— Faudra qu’on en parle.

— Après, acquiesça Ren.

Oui. Après. D’abord, il fallait récupérer tous ces mois – presque un an, encore ! – pendant lesquels nous avions été séparés.

Heureusement, Ren faisait tout pour me faire oublier. Ses grandes mains se glissèrent sous ma chemise de nuit, qu’il souleva. Mon bas de pyjama disparut comme par enchantement, bientôt suivi du haut. Lorsque l’air frais qui était le souffle d’Elbereth glissa sur ma peau nue, Ren se redressa et me regarda. Son panache vint se lover amoureusement contre ma peau, encadrant mon corps comme un boa de fourrure. Lorsque l’extrémité vint frotter ma joue, je l’accueillis sans peur.

Je croisais les bras sur mon ventre, un peu embarrassée. La situation me rappelait l’épisode des bains, alors que j’étais encore une gamine, folle amoureuse de lui et suffisamment téméraire pour venir l’aborder directement. Ren me regardait de la même façon que ce jour-là, comme s’il me découvrait.

Ce jour-là, je n’avais pas osé aller jusqu’au bout avec lui.

Alors que ses lèvres exploraient ma gorge, je me surpris à rêver à notre dernière nuit d’amour. Cela remontait à si longtemps ! Pour la première fois depuis notre essai avorté, au tout début de notre relation, j’avais insisté pour qu’aucun de nous deux ne passe par le crible de la configuration. Ni lui, ni moi. « Je sais que tu ne me feras pas de mal, avais-je dit à Ren face à son air réticent. J’ai envie de te voir tel que tu es, avec mes yeux d’humaine. »

À présent, cette demande – comme toutes mes demandes – me paraissait extrêmement égoïste. En fait, à partir du moment où il me donna son panache en m’annonçant qu’il m’appartenait, je n’avais jamais songé un seul instant aux désirs de Ren. J’ignorais tout bonnement quelle était leur nature. Ren connaissait les miens – il savait que j’aimais lorsqu’il me caressait de telle ou telle façon, ou me faisait telle ou telle chose, ou apparaissait de telle ou telle manière – mais moi, je ne savais rien des siens. Je lui avais prêté tout un tas d’envies inavouables, influencée par les dires de Mana. Je croyais qu’il était attiré par moi à cause du fantasme que représentaient les humaines pour les ældiens : des créatures inférieures et soumises, fragiles et incapables de se défendre, intoxiquées par le luith. Mais Ren avait rapidement infirmé cette accusation par son comportement même et il m’avait également laissé faire le premier pas. Et comme il ne me disait rien, ne me montrait rien et obéissait à la moindre de mes demandes, après huit années solariennes passées avec lui et deux portées plus tard, j’ignorais toujours ce qui le faisait vraiment vibrer chez moi. Le seul fait d’être avec toi, Rika, avait-il coutume de me répondre lorsque je lui posais la question.

Les ældiens n’ayant pas le même système reproductif que les humains, ils n’ont pas besoin d’aller jusqu’au bout pour déclencher l’insémination. Lorsque le mâle est fécond, ce qui arrive environ deux fois par an et ne dure que quelques semaines (souvent moins), il dépose ses gamètes dans l’appareil reproducteur de la femelle à chaque pénétration. Ce mode opératoire m’a fait longtemps penser que l’orgasme n’existait pas chez les ældiens, jusqu’à ce que j’assiste aux petits plaisirs d’Uriel. Lui, il jouissait : c’était même évident. Mais personnellement, je n’avais jamais vu Ren dans cet état-là.

Il n’a peut-être jamais eu d’orgasme, réalisai-je soudain, alors qu’il m’embrassait.

C’était même certain, et permettait d’expliquer beaucoup de choses. La seule fois où Ren avait eu l’air de perdre le contrôle, c’était ce jour-là, dans le bain, lorsque je lui avais avoué que je l’aimais et lui avais fait part de mon désir de faire l’amour avec lui. Ren était quasiment vierge à cette époque : sa seule expérience de l’amour se limitait à Mana, qui lui tenait la dragée haute. Il avait également vu des aios forcer des esclaves, sur Æriban ou ailleurs, et cela l’avait traumatisé. Il savait que c’était mal. Et la seule fois où il avait eu l’occasion de le faire, alors que je m’étais jetée dans ses bras, nue et sans défense, il avait préféré me jeter dans l’eau et s’enfuir plutôt que de succomber à ses envies. J’avais senti son désir pressant à cette époque, et même si par la suite je ne connus que cette sensation que sous le filtre de mon corps d’emprunt ældien, j’en avais reconnu les caractéristiques. Ce jour-là était le seul où Ren avait pris des initiatives avec moi. Par la suite, il avait attendu mes instructions et répété des routines que nous avions mises en place tous les deux. La toute dernière fois, comme très souvent depuis la naissance de Caëlurín, on s’était contentés tous les deux d’un gros câlin un peu coquin. Moi en tout cas, j’en avais eu pour mon argent, et je m’étais endormie dans ses bras, avant d’être réveillée par l’arrivée de cette garce de Priyanca Varma sur notre bord.

Et maintenant, Ren, lui, n’avait plus aucun de ces souvenirs-là.

Mon regard croisa le sien. Comme je regrettais de ne pas voir ses superbes yeux verts ! Mais j’étais trop épuisée pour tenter la moindre configuration.

— Tu peux me toucher, tu sais, l’autorisai-je.

Pour l’encourager, je pris sa main et la posai sur ma cuisse.

Je frissonnai en sentant ses longs doigts entre mes jambes. Je m’abandonnai à ses caresses, m’endormant à moitié.

Soudain, je sentis qu’il s’était immobilisé.

— Qu’est-ce que c’est ? me demanda-t-il d’une voix glaciale, tout en passant son doigt à l’intérieur de ma cuisse.

J’ouvris les yeux, ennuyée, sachant à quoi il faisait allusion.

— Uriel m’a fait marquer, quand je suis entrée à son service, lui avouai-je. Sur le visage, et là, aussi. Il disait que c’était pour m’éviter des déboires de la part des autres ældiens lorsque je sortais de son palais, en mission pour lui. Les dorśari se donnent le droit de torture, dévoration, meurtre ou viol sur tout ce qui ne porte pas la marque d’appartenance à un seigneur connu. D’ailleurs, si Uriel n’était pas autant craint, même sa marque sur moi n’aurait pas suffi à m’éviter un triste sort.

Ren releva le regard vers moi. Dans la pénombre, ses yeux brillaient comme deux opales, luisant dans le noir.

— Qu’est-ce qu’il t’a fait d’autre ? demanda-t-il.

Je poussai un soupir résigné.

— Il m’a suspendue par les poignets pendant des jours et des nuits, m’a fouetté et obligée à aller nue, à quatre pattes, en portant un collier et un bâillon. Mais rien de plus, je t’assure. J’ai assisté à bien des horreurs, mais personnellement, il ne m’est rien arrivé. Quant à ces marques, je me les ferais retirer dès qu’on croisera près d’une colonie humaine. Un petit coup de laser, et ça ne sera plus qu’un mauvais souvenir !

Ren me regarda un moment, immobile. Puis il se coucha sur le dos à mes côtés.

— Je m’en veux tellement, murmura-t-il. Tout ce que tu as vécu à cause de moi...

Je vins me lover contre son torse.

— Ren, on en a déjà parlé, lui rappelai-je. J’ai accepté tes excuses. Je préfère ne plus y penser et passer à autre chose. Pas toi ?

— Certaines choses ne peuvent être effacées. Et j’imagine que tu as dû voir bien des horreurs, là-bas, à Dorśa.

— Je te raconterai tout, lui promis-je en caressant son ventre. Tu feras mon psy, et moi, la machine malade. Mais pas ce soir, d’accord ? Là, j’ai juste envie de me détendre et de profiter de mon mari, que je n’ai pas vu pendant si longtemps.

Ma main descendit sur son bas-ventre. Je poussai un soupir de soulagement en constatant que de me savoir aux griffes des dorśari, et d’avoir vu toutes ces magnifiques ældiennes réunies sur le Mebd, n’avait pas amoindri son désir pour moi.

— J’ai envie de faire l’amour avec toi, lui annonçai-je en cachant mon visage dans son cou.

Mais il chercha mon regard.

— Comment fait-on ? murmura-t-il. Instruis-moi.

— Enfin, Ren…, souris-je. Je ne vais pas te faire un dessin !

Puis, je me dis qu’il s’inquiétait sûrement de me voir sans configuration.

— D’habitude, on fait une configuration, lui expliquai-je en caressant son oreille gauche de ma main libre. Je me change en ældienne, ou toi en humain. Mais tu sais quoi ? Aujourd’hui, j’ai envie d’essayer sans.

— Sans ? Sans quoi ?

— Sans faire de configuration. Au naturel, si tu préfères.

Ren baissa les paupières.

— Śimrod m’a dit. Il m’a dit que tu te configurais en elleth pour faire l’amour avec moi.

Je me demandai un instant, contrariée, comment Śimrod, mon beau-père, était au courant de ces détails. Puis je compris. Isolda.

— Est-ce qu’il t’a dit que lui, il a déjà couché avec une humaine sans faire de configuration, justement ?

— Oui.

À la bonne heure. Je notai cette information dans un coin de ma tête, déterminée à y revenir plus tard. Je préférai ne pas imaginer les détails de leur conversation.

Ren me jeta un regard oblique, puis il étendit son bras sur le côté du khangg. Je suivis des yeux le mouvement de ses muscles ciselés, jusqu’au doigt griffu qu’il pressa sur une paroi pour révéler un tiroir dissimulé. Il en retira une boîte dorée et ouvragée et la posa entre nous deux sur le lit. Sa couleur changeante et brillante, comme si elle était couverte de poussière d’étoiles, m’enchanta, et je la retournai dans tous les sens entre mes doigts.

— Qu’est-ce que c’est ? Une sorte de parfum ?

La boîte dégageait une odeur très plaisante, qui me rappelait ces étranges fumées que les ældiens consommaient de façon récréative. À l’intérieur se trouvait un baume gélatineux et translucide qui dégageait cette odeur extraordinaire. Quelque chose d’épicé et de musqué, un peu organique. L’odeur du luith… J’en pris sur le bout de mon doigt et le mis sous mes narines.

— Qu’est-ce que ça sent bon ! m’émerveillai-je.

Ren me regarda, toujours aussi impassible.

— Ce n’est pas pour mettre sur le nez.

— C’est pour quoi, alors ? Pour masser ?

Mon compagnon secoua la tête.

— Śimrod m’a dit d’utiliser ça, pour nous accoupler. Ensuite, je te marquerai. À nouveau. Je sais que tu l’as été à Kharë, mais visiblement, un autre mâle a apposé sa morsure sur toi. Même Śimrod l’a senti.

Je jetai un regard à Ren. Ainsi, mon beau-père se mêlait aussi de notre vie sexuelle.

— Il dit que c’est le seul moyen pour qu’on puisse le faire sans que ce soit trop douloureux pour toi, m’expliqua Ren en se méprenant sur le sens de mon expression. En dehors des périodes de fièvres, bien sûr.

— Les fièvres ? coassai-je un peu abruptement. En quoi c’est mieux ?

— Le luith, m’avoua Ren. Il a un effet anesthésiant et narcoleptique sur les femelles. Tu ne sentiras ni la morsure ni la déchirure de la pénétration. Uniquement du plaisir.

Je haussai un sourcil. Encore une ruse de l’évolution… Sentant que je perdais Ren, je me rapprochai de lui pour l’embrasser.

— D’accord, lui murmurai-je. On va essayer la potion magique de Śimrod… Mais s’il t’en demande des nouvelles, promets-lui de ne rien lui dire. Il se mêle déjà assez de notre vie comme ça !

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