Les enchantements de Lathé : I

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Le complexe hôtelier ressemblait à des petites bulles blanches et basses de plein pied surplombant des bassins étalés sur plusieurs étages, isolées dans un bosquet d’arbres tropicaux recrées à partir de souches terriennes antiques parmi lesquelles se mélangeaient toutes les époques d’un même biotope : encephalartos, aurocaria augustifolia, cyca revoluta, fougères arborescentes diksonia antartica, cocotiers, figuiers, cactées et superbes arbres à fleurs. Tout cela constituait une jungle primitive qui ressemblait, aux dires de Ren, à la végétation qu’il y avait sur Æriban aux alentours du temple (et correspondait tout à fait à ce que j’imaginais de sa « planète » à l’époque où je l’ai rencontré.) Et la douceur du climat, la proximité de la mer recrée, elle aussi, à partir de la formule chimique des plus beaux océans terriens d’avant la pollution, favorisait l’éveil des sens. Depuis notre arrivée ici, Ren et moi faisions l’amour plusieurs fois par jour. Nous n’avions plus de nouvelles des filidhean, le problème Círdan n’était plus devant notre nez et tous les malheurs de la galaxie nous paraissaient bien lointains. Nous étions, enfin, en vacances. Un tel luxe avait coûté à Ren une bonne tonne de mithrine et d’uranocircite. Mais cela valait le coup : je ne m’étais jamais sentie aussi détendue de ma vie, et au vu de son comportement, Ren non plus.

Le vaisseau de croisière était composé de trois parties : une partie terraformée, qui recréait un paysage océanique calqué sur le biotope de mes ancêtres dans le Pacifique, avec quelques ajustements et anachronismes environnementaux. Le tout se trouvait à la poupe du vaisseau, et était surmonté d’un dôme qui nous permettait de contempler les étoiles. Il n’y avait pas de véritable soleil comme dans les terraformations ældiennes – nous n’avions tout simplement pas la technologie pour ce faire, et le vaisseau était de conception humaine – mais une espèce de dôme géothermique, dissimulant les lampes thermonucléaires au plafond (c’est-à-dire à des centaines de kilomètres de nous), imitait le ciel diurne à la perfection. Lorsque c’était la « nuit », on éteignait les lampes et on ouvrait le dôme, nous laissant voir les étoiles et les éventuelles géoformations à l’extérieur.

L’autre partie du vaisseau, vers la proue, ressemblait à un vaisseau classique. Il contenait des cabines également, ainsi que tout le personnel de navigation, de grandes salles de banquet, de spectacle, ou encore, des installations pour faire de l’exercice. C’était là que se trouvait, notamment, la suite du gouverneur. Ren n’avait pas voulu aller dans cette partie du vaisseau pour l’instant, car il voulait passer inaperçu : c’est sûr que flanqué de Śimrod et Lathelennil, l’opération se serait avérée être difficile.

Le vaisseau hôtelier acceptait les exos, mais seulement sous certains critères : il fallait être un organisme pouvant vivre dans la même atmosphère et la même gravité que les humains, il fallait être Sapiens, et non hostile. J’avais enregistré Śimrod, Lathelennil et Ren sous la case « autres ». En apercevant la longue queue de fourrure de Ren (dont le visage restait dissimulé par la capuche de son shynawil), un membre non-IA du personnel avait proposé qu’on nous amène dans les parties du vaisseau spécialement dédiées à l’accueil des nekomats. Selon ses dires, cette partie du vaisseau se composait d’une jungle remplie de distractions (des proies nombreuses, non dangereuses et faciles à attraper), une assiette de poisson frais par personne nous attendant dans le complexe à l’arrivée, des jeux nombreux et variés, adaptés aux félidés, comme des cordes qui pendent du plafond, des plates-formes par lesquelles on pouvait accéder à un couchage particulièrement moelleux, ou à un nouveau jeu. Les chambres étaient des sortes de paniers géants, par lesquels on ne pouvait rentrer que par un petit trou. La possibilité de se rendre dans ce paradis pour félins avait donné lieu à une discussion passionnée, du côté ældien. Peu enchantée par la perspective de devoir accomplir un parcours d’unité spéciale tous les soirs pour aller me coucher, j’avais avancé un argument décisif : l’absence de bassins ou d’accès à la mer, les nekomats détestant l’eau. Or, priver un ældien de son bain quotidien est une chose impossible.

— On devrait leur suggérer l’idée de garder ce concept original en y ajoutant des bains, l’accès à la mer et aux cascades, avait proposé Śimrod.

Ce à quoi son fils lui avait répondu que s’il faisait cela, alors un observateur exercé saurait qu’il y avait des ældiens à bord.

— Un observateur exercé le saurait de toute façon, avait grogné son père en réponse. Il suffit de te regarder, avec ton shynawil toujours sur le dos, alors qu’aux yeux des humains, le manteau de camouflage fait partie des objets typiquement ædhel. Parfois, pour passer inaperçu, mieux vaut se montrer tel qu’on est !

Śimrod, lui, ne se cachait pas. Nul shynawil ou manteau ne couvrait sa noire silhouette. En revanche, il portait des tuniques typiquement ældiennes, avec leur coupe près du corps, leur haut col brodé d’arabesques compliquées, leurs ceintures miroitantes et leurs tissus précieux aux reflets changeants. Depuis le Ráith Mebd – où il nous avait fait la grâce d’aller chez le coiffeur – il ne se passait pas un jour sans qu’il n’apparaisse avec une coiffure élaborée de multiples tresses entrecroisées, agrémentées de morceaux de mithrine et autres colifichets, se rejoignant entre elles sur son dos jusqu’à ses reins puissants. Un petit reproche adressé à mes soins de sa part concernant la coiffure extrêmement simple de Ren – une simple tresse lâche, que mon conjoint refaisait tous les matins – m’avait éclairé sur l’identité de sa coiffeuse privée. C’était Isolda. Le fait qu’il ait également coupé ses griffes à ras m’inquiétait : Ren ne s’était mis à le faire qu’après le début de nos activités sexuelles.

Restait Lathelennil, avec lequel nous avions échappé à une petite crise diplomatique deux jours auparavant, lorsque le vaisseau avait frôlé Nuniel. Tous les vacanciers intéressés s’étaient réunis sur le pont pour assister au clou de la croisière : l’entrée dans le système de Nuniel. Śimrod, Lathelennil et Ren avaient absolument voulu venir, et même le fier dorśari, qui avait juré de ne jamais s’abaisser à se « grimer en adannath », s’était endwollé en humain pour pouvoir assister incognito à cette présentation. J’avais dû lui jurer solennellement que je ne regarderai pas ce qu’il appelait sa « déchéance », cela sous le regard goguenard et quelque peu hautain de Ren, pour qui l’exercice ne posait aucun problème particulier.

Depuis la levée des la censure du SVGARD sur les archives concernant les ældiens, l’archéologie ultari était à la mode. C’était d’ailleurs le thème de cette croisière. Nuniel était en effet une planète magnifique, ressemblant à une grosse perle nacrée flottant dans l’espace. Pendant que l’IA qui faisait la présentation parlait, des images superbes de la surface de la géoformation flottaient sur la baie devant nous, accompagnées d’une musique se voulant épique et onirique. On pouvait y voir des ruines de bâtiments superbes, entremêlés dans une nature luxuriante : de superbes palais de marbre blanc surplombant la mer, des arches élégantes sur des pics élevés, des colonnes sculptées s’élevant sans but dans des forêts luxuriantes. Les vestiges d’une civilisation magnifique, à laquelle j’étais désormais liée par des liens familiaux. J’eus un pincement au cœur en apercevant l’image d’un sol recouvert de pierres brillantes et miroitantes, qui avaient sans doute été toutes récoltées par les humains qui avaient pris ces enregistrements. Je savais l’effet que ces images produisaient sur les trois ældiens dissimulés derrière moi, et aux filidhean qui les regardaient sans doute également, cachés quelque part.

— Nous entrons dans le système de Nuniel, avait fait la voix douce et policée de l’IA qui nous servait de guide. Nuniel, aussi appelée Joyau des Mondes de la Couronne, était une planète importante dans l’antique empire ultari, qui dominait la galaxie il y a plusieurs centaines de milliers d’années. On dit qu’elle abritait la Deuxième Cour de Lumière, l’un des royaumes ultari les plus magnifiques qui n’eut jamais existé. C’était une civilisation très raffinée et très avancée technologiquement, qui utilisait pour se déplacer dans l’espace des portails dimensionnels dont on trouve un superbe vestige sur Nuniel. Contrairement aux neuf portails activés sur Solaris, celui-ci est fermé : nul ne sait comment les faire fonctionner aujourd’hui. Nuniel représente une curiosité d’astrophysique : c’est en effet une planète dite voyageuse. En l’an 26 Après la Conquête de Luna, lorsque le soleil principal du système d’Ultar a brûlé tout son hydrogène, Nuniel fut l’une des premières planètes à être avalée par le trou noir de Sibalba. Or, elle reparut il y a deux ans, et la voilà visible aujourd’hui, pour notre plus grand émerveillement. Les objets célestes qui l’accompagnaient, vraisemblablement des morceaux d’anciens satellites ultari, forment un ensemble qu’on appelle système aujourd’hui, bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’un groupe d’exoplanètes centré autour d’une étoile, mais des ruines d’un monde fantôme. Sans soleil pour l’éclairer, Nuniel est techniquement une planète morte, mais grâce à l’activité radiologique des vestiges ultari, elle survit dans une demi-vie, ce qui donne lieu à des recompositions du vivant absolument spectaculaires et magnifiques, quoique dangereuses. Son exploration, lorsque les conditions sont réunies, n’est rendue possible que par le port de la combinaison keihilin et seulement pour quelques heures, tant les doses de radioactivité y sont fortes. Cependant, c’est une activité prisée des touristes désirant mettre les moyens de se l’offrir et notamment du gouverneur à qui fut échue la gestion de ce segment de la Voie, et qui se trouve parmi nous en ce moment. Il faut dire que les vestiges qu’on y trouve sont magnifiques et valent le coup d’œil. On dit qu’on peut y trouver également des cristaux solénoïdes, ces concrétions de silice vitrifiée qui forment parfois des couleurs merveilleuses et qui se monnayent à plusieurs milliards de crédits le gramme. Malheureusement, à cause des conditions actuelles, il nous sera impossible d’atterrir. Nuniel est soumise à de très fortes tempêtes atmosphériques plus de 500 cycles par révolution orbitale Nuniellienne – qui dure 678 jours environ – rendant la navigation extrêmement périlleuse, voire quasiment impossible.

Le petit discours de l’IA, s’il avait émerveillé les vacanciers sapiens avides d’exotisme et d’aventures archéologiques, avait provoqué une petite agitation chez les ældiens, qui commencèrent à se trémousser dangereusement derrière moi.

— C’est proprement scandaleux, avait grogné Śimrod en ældarin. Voilà ce qu’est devenu notre monde ! Un parc d’attraction pour les riches adannath, qui se remplissent les poches des cœurs morts de nos défunts !

Pour ma part, je le trouvais juste périlleusement ignorant. Je savais par expérience que les concrétions formées par les organes S² vitrifiés des ældiens étaient hautement radioactives et de fait potentiellement critiques pour les humains. J’avais moi-même été irradiée par Elbereth et mon ADN avait connu une altération majeure, heureusement sans conséquence directe pour ma santé et ma viabilité. Mais les résultats sur le long terme d’une exposition aux argonnath demeuraient inconnus des humains, et parfaitement imprévisibles. En outre, après une errance de plusieurs dizaines de milliers d’années, ce « monde fantôme » de Nuniel devait être une véritable bombe à retardement. Je m’étonnais que le SVGARD n’ait pas déjà interdit tout voyage de loisirs sur sa surface, et déclaré le système entier zone rouge.

— J’y descendrai, moi, avait grincé Lathelennil qui rongeait son frein par-dessus mon épaule. Quel ramassis de conneries ! Je comprends pourquoi Edegil a chargé les clowns de venir ici… Il veut récupérer les argonnath avant les singes et les change-forme ! Quand mes frères sauront ça… Ils auront enfin une bonne raison d’avoir fait venir tout leur ost depuis Sorśa !

Ren lui jeta un regard coupant. Non seulement Lathelennil venait d’avouer que les dorśari se fichaient comme d’une guigne de l’avenir de la galaxie, mais en plus, il confessait sans détour que lui et ses frères ramassaient les argonath pour leur usage personnel, sans se soucier qu’il s’agisse des restes de leur peuple, contenant la conscience défunte d’un congénère.

— Personne ne touchera à ces cristaux, le mit en garde Ren dans un chuchotement menaçant. Ni les humains, ni les parasites, ni toi, tes frères ou tes cousins.

Lathelennil m’avait jeté un regard éloquent. Il m’invitait à être complice de ses frasques, moi, la femme de Ren !

Ce dernier m’apprit plus tard que les filidhean avait profité que le vaisseau soit dans le périgée de Nuniel pour y descendre avec leur astronef, jusqu’ici camouflé par un champ holographique dans la soute du gros paquebot. En apprenant cette nouvelle, je n’avais pas pu m’empêcher d’éprouver une vive inquiétude à la pensée d’Eren et de Círdan embarqués dans cette manœuvre à haut risque. Personnellement, je n’étais pas sûre d’avoir moi-même le cran de tenter une telle approche, avec des conditions météo pareilles, sans parler de la radioactivité et des dangers laissés par une dimension inconnue sur la planète. Mais pour les filidhean, dont la mission sacrée était la préservation de la culture et de la mémoire ældienne, il était hors de question de laisser des cristaux-coeurs à la merci du pillage humain ou dorśari, ou de la prédation par un essaim homoncule.

Lathelennil, vexé par la sortie de Ren à son égard, ne s’était guère montré depuis.

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