Descente en enfer
I
Avril 1888, il pleut sur Londres. Le printemps ne s’est pas encore installé sur la ville morne et glacée. Un ciel de plomb déverse une pluie fine et froide sur les toits anthracite de la ville. Tout est gris, triste, morose comme mon état d’esprit. Le temps est en adéquation avec ma personne. Mon cœur se serre dans ma poitrine, mon âme s’égare aux portes de la folie. Toute de noire vêtue, je porte le deuil. Le chagrin oppressant me rend amorphe et silencieuse. La fenêtre grande ouverte, j’observe les rares passants qui courent sous l’averse, évitant les flaques. Ils m’indiffèrent, misérables larves indigentes et vulgaires qui fourmillent dans les bas-fonds de la ville. La reine mène le royaume en bonne mère de famille, et moi ? que puis-je mener à ce jour ? Un foyer détruit par le passage de la mort ? Une fois de plus, elle a frappé à ma porte, elle m’a ôté mon bien le plus précieux, détruisant ce qui était ma vie. Que me reste-t-il à ce jour en dehors de mes yeux pour pleurer mon enfant trop tôt disparu. Mon cœur est mort avec lui, et mon âme a perdu son insouciance.
Un mois déjà que je me débats avec cette douleur qui irradie en moi, qui lentement prend possession de tout mon être sans que je ne cherche à lui opposer la moindre résistance. À quoi bon se battre quand vous savez qu’il ne vous reste plus rien. La mort de mon pauvre petit Edward a signé la fin de mon couple, la fin de ma famille. Le seul enfant que j’ai pu mener à terme n’a pas survécu plus d’une semaine. Si petit, si frêle, si fragile, essayant de survivre dans un monde hostile, sans personne pour l’aider. La mort est vorace, elle ne regarde pas qui ni quoi, elle frappe aveuglement et vous laisse à terre, triste et seule, abandonnée. Sans le soutien d’un mari qui préfère vous accabler de reproches, finissant par se désintéresser de votre personne, préférant aller frayer dans l’East End, rapportant avec lui l’odeur infecte de la pauvreté, des parfums bon marché … Me faisant savourer ma solitude forcée, ma souffrance pour seule compagne, la nourrissant de mes pleurs.
Mourir, je voudrais mourir pour qu’il revive, faire un pacte avec la mort lui donner mon âme pour un souffle de vie. Mais je ne crois pas en la magie ni dans le pouvoir extraordinaire de la médecine, Mary Shelley tente de nous faire croire que le progrès pourrait nous rendre la vie, mais ce n’est que pure folie d’une romancière à l’imagination débridée. Quand la vie s’en va d’un corps elle nous emporte avec elle. La pluie frappe sur les ardoises des toits londoniens tombant plus fort, et si moi aussi, je tombais, il me suffirait d’enjamber le rebord de la fenêtre et de plonger vers la rue. Mon corps se fracassant sur le pavé au milieu de l’avenue bordé d’hôtel particulier de la haute bourgeoisie, qui le verrait ? Qui s’en soucierait ? Pauvre petit corps aux os brisés dont la vie s’échappe avec son sang ruisselant, se mêlant à l’eau venue du ciel, teintant de rouge la pierre dure et froide. Vu du ciel une simple tache noire auréolée de rouge sur un fond gris granite.
Les jours passent et se ressemblent, pluie, froid, tristesse, ennui, je me referme sur moi-même plus rien ne m’intéresse. Un mot résonne dans ma tête « pourquoi ? » Il court ce mot sur tous les champs « pourquoi moi » « pourquoi lui » » pourquoi nous » « pourquoi dieu nous a-t-il abandonnés ?" Je n’ai plus la foi, je ne crois plus en rien à quoi bon croire si c’est pour souffrir ? Cette situation vient à me faire penser que c’est la mort qui s’en sort toujours, elle est éternelle, inéluctable, toute-puissante. Je devrais la détester pour le mal qu’elle me fait, mais je finis par la chérir après l’avoir imploré pour lui, puis pour moi. Elle ne veut pas de moi, elle ne me donne pas le courage d’en finir avec ma vie alors que puis-je faire ? Impossible de me rapprocher de mon époux qui sort maintenant tous les soirs, comme si ma présence était la pire chose qu’il a à supporter. Où va-t-il ? Que fait-il ? Qui voit-il ? Je sais au fond de moi que je n’aimerai pas les réponses à ces questions alors je les garde pour moi. Mais elles viennent à prendre la place du pourquoi quand la nuit tombe et que la grande porte claque sur le départ de mon époux. Le temps s’égrène alors au bruit du tic-tac des diverses pendules et horloges de la vaste demeure où je reste en solitaire. Seul bruit qui se fait entendre ponctuer des sonneries des heures qui s’écoulent. Je ne dors pas, comment le pourrais-je tant qu’il n’est pas rentré. Une fois que le bruit du fiacre s’éloigne m’informant de son retour, que la grande porte puis celle de sa chambre sont fermées alors il est temps pour moi de venir errer l’âme en peine dans ses appartements, je sens l’air, j’hume ses relents des bas-fonds qu'il a ramené avec lui, déclenchant une nouvelle vague de chagrin, libérant une fontaine de larmes, m’imposant un retour forcé à ma chambre ou le sommeil vient enfin me cueillir pour m’emporter au pays des rêves où la cruauté n’a pas de limite. Le chagrin se mêlant à l’imaginaire, je sombre chaque jour un peu plus dans ce monde de cauchemars irréels qui vient prendre la place du cauchemar de ma vie, bourgeoise bien rangé qui a tout perdu.
Je n’en peux plus de ne pas savoir. Il le faut ! Cela me ronge, cela m’emporte, une torture quotidienne. Ma dame de compagnie m’enjoint de sortir de revoir mes amies, de prendre le thé à droite et à gauche. Mais je n’ai plus rien de commun avec ses femmes et leurs potins mondains. Fades et sans substances, qui ne savent que me plaindre sur mon triste sort. Mais que savent-elles ses vieilles bigotes pétries de bonnes manières et d’idées préconçues ? Ignorant l’intensité de la douleur d’une femme qui n’enfantera plus jamais et qui laissera un mari sans descendance à moins qu’il ne la répudie. Je sais qu’elles parient entre elles sur le temps qu’il me reste à ses côtés, avant qu’il ne fasse le choix de prendre une nouvelle épouse. Alors mon choix est fait, ce soir, je le suivrais. Je veux tout savoir de ses escapades nocturnes. Je veux pouvoir trouver sa faille, la solution pour le garder à moi à jamais. Si j’avais pu connaitre l’avenir à ce moment-là aurais-je changé d’avis ? Non, surement pas, l’amour nous fait indubitablement commettre des folies.
La porte se referme sur lui une fois de plus, les pas des chevaux décroissent, il est temps de sortir à mon tour, la voiture de location est là, au coin de la rue à m’attendre, la filature commence. Ne se sachant pas suivit je ne crains pas qu’il me découvre c’est donc au pas lent des chevaux que nous laissons Westminster derrière nous pour traverser la capitale avant d’entrer dans le fameux et mal famé quartier de Whitechapel. Je plisse le nez reconnaissant bien l’odeur, la brume de la pluie cachant les détails de bâtisses sombre, les rues glauques où se mêlent la pluie et la crasse d’un secteur abandonné par le seigneur. La nuit venue rendant l’endroit encore plus sinistre. Je plisse le nez manquant défaillir comment peut-il venir s’encanailler dans un lieu si sordide ? Mes pensées s’arrêtent avec le pas des chevaux, le cocher descend
- il s’est arrêté m’dame vous êtes sûr d’vouloir v’nir ici ? s’est point un coin pour une Lady !
Sans répondre, je lui lâche les écus de la course et je descends juste à temps pour voir mon coureur de mari entrer dans un tripot. Le jeu, la luxure, la boisson… Que me réserve-t-il encore comme surprise ? Est-ce ainsi qu’il passe la fortune de ma famille ? La pluie revient, vague crachin londonien, désagréable, mais qui a l’avantage de brouiller la vision. Blottis dans l’embrasure d’une porte cochère, j’observe le lieu, endroit sordide des bas-fonds d’où s’échappe une musique populaire que des rires et des cris accompagnent, havre lugubre de la lie de la basse société. Mais que peut-il donc bien trouver en ce lieu qui le fasse revenir ? Le froid tombe avec la pluie, mes vêtements trempés ne me permettent plus de m’en protéger, mais je m’en moque, la douleur est là, tapis au fond de moi qui me réchauffe, la rage brûle aussi sûrement que le feu en enfer. Il est là profitant de la vie et ses plaisirs futiles, m’abandonnant au noir désespoir qui envahit mon âme lentement mais sûrement, me jetant en pâture au désir de vengeance. Le temps passe sans que je m’en rende vraiment compte, le froid a engourdi mon corps, mais ma tête reste alerte, vigilante, suivant du regard chaque miséreux qui sort avant de revenir fixer la porte jusqu’à ce qu’une silhouette familière fasse son apparition. Il n’est pas seul, une femme l’accompagne. Une femme ? Oh non, elle n’a de femme que peu de chose, le rire gras, la voix éraillée et vulgaire, d’ailleurs tout est vulgaire en elle, vague catin qui se vend pour quelques shillings. Ce n’est certainement pas avec elle que disparaît l’argent du ménage, quitte à être trompée, j’aurais préféré qu’il se fourvoie avec une de mes « chères amies » plutôt que ça, préférant ne pas imaginer ce qu’il peut ramener chez nous. Il faudra que je demande aux domestiques d’ébouillanter ses draps et peut-être jeter ses habits puants. Le bruit de leurs pas décroissant me fait sortir de ma cachette, le meilleur moyen de savoir où ils se rendent étant de les suivre mes pas s’attachent aux leurs. Nous enfonçant dans ce quartier mal famé qui me met de plus en plus mal à l’aise, pourtant, je n’en démordrais pas, je veux savoir et je saurais. Ils s’arrêtent, il l’enlace et l’embrasse dans le cou déclenchant un rire abject avant d’entrer dans une masure sombre. À petit pas, la pluie couvrant leur bruit, j’approche lentement, observe écoute. Un affreux sentiment de haine étreint mon cœur, révulse mon âme me faisant serrer les poings, gémissements et grincements ne laissent aucune place à l’imagination de ce qui a lieu à quelque mètre de moi. Restant figé sur place, incapable de bouger, je perçois tout ce qui se passe et me soulève le cœur. Si j’avais le moindre doute à cet instant, je saurais que j’ai perdu mon amour et tout sentiments agréables envers l’homme qui partage ma vie depuis dix ans.
Mon estomac me ramène à la réalité des choses de ce bas monde me faisant rendre mon repas. Pencher une main sur la gorge l’autre au creux du ventre au plus mal, je le vois sortir en sifflotant, joyeux mâle qui vient d’assouvir ses plus bas instincts. Il passe derrière moi, me lançant un moqueur.
- Faut moins boire ma jolie !!
Le tout accompagné d’une main aux fesses me faisant me redresser, si je le pouvais, je lui sauterais dessus et le rouerais de coups, mais la peur me retient, la peur et des gloussements derrière moi entrainant une rotation pour observer la femme tandis qu’il s’éloigne sans s’occuper de ce qui se passe dans son dos.
- L’a beau être de la haute ici c’n’est pas l’moins besogneux et pas radin d’surcroit. T’compte pas m’le piquer la drôlesse ? l’est à moi c’quidam !
Elle me lance un regard mauvais et je lui retourne un visage offusqué, trois pas de géant, rapides et silencieux m’amènent à elle.
- À toi ? Tu rêves salope, c’est le mien, il est à moi bien avant d’être à toi et le sera encore bien après toi !! A moi tu entends à moi !!
Mes bras se lèvent mes mains enserrant son cou, la frayeur faisant place à la surprise sur son visage. Les mots sortent sans s’arrêter froids, rageux « à moi, à moi, à moi… »
- Qu’est-ce tu fais ? Rigole pas ! Lâche-moi ! Allez ! J’partage s’t’veux ! Lâche-moi !!
La pression augmente sur sa gorge crasseuse, mes mains blanchissent plus je les serre autour d’elle, étrange contraste de deux mondes qui se croisent. Ses gesticulations pour que je la libère ne font que me rendre plus furieuse. Attrapant mes mains pour s’en libérer le souffle lui manque ses forces l’abandonnent, essayant désespérément de me faire lâcher prise elle ne fait que planter ses ongles dans ma chair laissant deux sillons rouges sans que je ne ressente rien, fascinée par cette vie qui s’enfuit, ce visage où défile une variété d’expression. La petite lueur dans son regard s’éteint définitivement, devenant molle entre mes mains qui serre encore avant de réaliser et de desserrer mon étreinte la laissant choir sur les pavés humides. Sans la moindre expression, je regarde ce corps inerte, les yeux exorbités rouge de l’éclosion de pétéchies, avant de m’en détourner. Il est temps de rentrer chez moi, je m’éloigne encore incapable de prendre conscience de l’acte odieux que je viens de commettre.
II
Il y avait fort longtemps que je n’avais si bien dormi. Le retour, c’est fait comme dans un rêve, un cab, la porte des serviteurs, ma chambre… Avec le réveil, les souvenirs de la veille ressurgissent lentement me faisant douter de leur réalité. Pourtant, l’odeur qui se dégage de ma personne me ramène à la réalité des faits. J’ai dormi avec mes habits imprégnés des relents de l’East End. Ordre est donné pour un bain et de faire disparaître ma robe souillée. Je ne peux me présenter devant mon si merveilleux époux ainsi. Et c’est donc apprêté comme les femmes de mon rang que je viens prendre place face à lui pour prendre le déjeuner dominical avant de nous rendre à la messe. Le nez dans son journal, j’ai droit à un faible bonjour. Le silence s’installe, seul le bruit des couverts et du papier vient le perturber avant qu’il ne lâche un « j’ai décidé de donner un souper samedi prochain, j’espère que vous vous sentez prête » avant de plier le journal et de se lever. En première page s’étale un titre en gros « meurtre dans l’East End ». L’effroi s’empare de moi, mais aussi une sorte de fascination, je ne peux détacher mon regard de l’article. La porte claque derrière lui me faisant bondir de ma place pour m’emparer du quotidien. Déjà ? Je ne pensais pas que cela pourrait intéresser qui que ce soit. Mais à la lecture, somme toute décevante, je ne peux constater que ce n’est qu’une attaque contre le pouvoir en place. Abandonnant les informations sur place, je regagne ma chambre, la culpabilité naissante bientôt renforcée par la messe et le sermon du prêtre.
Une semaine était passée depuis mon forfait. Un affreux sentiment de culpabilité mêlé à de la honte noyait mon âme durant cette période, mais le temps a cela de bien qu'il apaise les choses. Mon chagrin s'atténue, la culpabilité se maîtrise et la honte s'évapore laissant place à une certaine jubilation, une certaine fierté d'avoir réalisé quelque chose d'impensable pour une femme comme moi. Épouvantable conclusion qui me ferait rejeter par ces gens bien-pensants qui gravitent dans mon cercle. Je vis avec, d'un coté je n'ai pas le choix, de l'autre j'éprouve un plaisir malsain de revivre la scène. Je n'en suis qu'au début d'un long chemin qui m'entraîne en enfer.
Le samedi soir est enfin là, soirée des plus désagréable pour moi. Sans aucune gêne, mon époux a courtisé une jeune fille de bonne famille. Oh bien sûr pas de façon ouverte et bien visible, mais malgré cela, nos invités n'ont pu que remarquer son intérêt envers elle, me jetant de discrets regards, inquiet de ma réaction. J'ai enduré cette soirée avec un sourire aimable, faisant mine de ne rien voir prenant part aux discussions redevenant le temps d'un soir celle que je fus quelques mois au paravent. Bien entendu, je ne pouvais laisser partir ma rivale sans un mot doux. Après un aimable "ravie d'avoir fait votre connaissance" lors de l'embrassade de départ, je lui glissais doucement "n'oubliez pas qu'il est mon mari et le restera" avec ce magnifique sourire d'une femme comblé par la vie. Et la porte s'est refermée sur nos invités, puis sur mon époux malgré l'heure tardive, il est sorti. Depuis le meurtre, il avait espacé ses absences, serait-ce la présence de la fade blonde qui aurait réveillé ses instincts ? Je n'ai pas besoin de le suivre pour connaître sa destination. C'est un homme en soi très routinier. Toujours les mêmes amis, les mêmes lieux, les mêmes hobbies. Cela me laisse le temps de me changer ma première expérience m'a clairement montré que je pouvais passer pour une Lady sans attirer l'attention et justement, je ne le veux pas. De vieux habits à mon époux, déjà imprégné des senteurs de l'East End, les cheveux relevés en chignon, caché par une affreuse casquette dérobée au charbonnier, toute trace de maquillage disparue remplacé par un peu de noir de charbon simulant une fausse barbe. De nuit et de loin le déguisement peu faire illusion.
Me voilà arpentant les rues à la recherche d'un cab qui pourrait m'emmener sur les lieux de mon prochain crime. Mon accoutrement ne dépareille pas dans les rues du London by night. Rat parmi les rats, je me faufile, discrète et silencieuse, payant ma course au cocher une fois à destination sans prononcer le moindre mot. Ma seule crainte restante qu'il ne soit déjà occupé avec une fille de mauvaise vie. Je n'ai pas le cran d'entrer dans le bouge pour m'en assurer, tant pis si la nuit se révèle infructueuse, j'ai au moins la satisfaction d'un sentiment d'excitation, celle que doit ressentir un chat guettant la souris, la sachant prête à sortir. Cette nuit est pareille aux autres nuits, froide, sombre brumeuse, idéal pour moi. L'attente commence et se révèle de courte durée, mes craintes se révélant infondées. Il sort, une nouvelle poule au bras gloussant aux propos qu'il lui susurre au creux de l'oreille. Tellement prévisible. La nausée revient devant le tableau, écœurant. Pourtant, à nouveau, je les suis, ombre parmi les ombres de ce sordide quartier. À nouveau, la même scène se joue devant moi, spectateur que la douleur rend fou de rage. Un petit picotement à la base du cou, légère excitation du plaisir qui va naître quand mes mains se serreront sur la catin. Mon esprit s’égare, anticipant le ressenti devant l’acte, au limbe de la folie meurtrière.
Ma patience est récompensée, le voilà bientôt, ressortant seul. Aucune question ne vient m’effleurer, je le croise dans la rue faisant mine de sortir d’une des sinistres demeures. Même pas un salut, il file à pas vifs. Un rapide coup d’œil en arrière pour le voir tourner le coin de la rue, je m’avance au-devant de la gourgandine.
- t’cherche quoi mon mignon ? Un peu d’compagnie ?
Un sourire qui se veut aguicheur, une œillade. Sa main se lève jusqu’à mon visage ses doigts effleurent ma joue. Mon estomac se révulse à cette vision, à ce touché. Comment ose-t-elle, mon corps se raidit sous la caresse. Je ne le maîtrise plus et, dans un élan, lui saute à la gorge. La souris est prise au piège le chat sort ses griffes. Mes mains enserrent son maigre cou, elle est plus fine que l’autre mon élan, la fait reculer la collant au mur de sa masure. Je serre de plus en plus fort étranglant aussi le hurlement de peur qui vient mourir au bord de ses lèvres. Elle a beau se débattre, frapper sur mes bras afin que je la lâche, donner des coups de pieds, je reste insensible. Ses yeux se révulsent sous le manque d’air et je serre encore, plus fort avant de la lâcher. Son corps mou glisse le long de la façade lentement, s’effondrant sur le sol. Elle reste assise la tête penchée sur le côté les yeux clos. La tension redescend lentement, j’observe ma victime, fascinée. Un fin sourire de satisfaction du travail accompli. Une de moins à qui le tour ? Un râle, un murmure un soubresaut, la garce n’est pas morte. La fureur revient, non ma jolie, tu ne vivras pas ! Sans réfléchir mes mains s’emparent de sa tignasse rousse et avec force lui fracasse la tête contre le mur, non pas une fois, mais à de nombreuses reprises, avant de lâcher prise. Elle glisse sur le côté dessinant un arc de cercle sanglant. Les effets de l’adrénaline s’estompent, une douce euphorie m’envahit. Où sont ma honte et ma culpabilité de la première fois ? J’en ai presque honte de ne plus les ressentir. Une étrange odeur métallique se diffuse dans l'air lourd, l'odeur du sang qui coule. Relevant mes mains, force est de constater que le chaud liquide s'est rependu sur elles. Je hume cette odeur inconnue, porte deux doigts à mes lèvres glissant la pointe de la langue pour en découvrir le goût, en accord avec la senteur : métallique. Je sais que dorénavant, je chercherai à nouveau ce plaisir. J’ai trouvé ce qu'inconsciemment je cherchais, je sans mon âme se galvaniser à ce contact. Je suis aux portes de l'enfer. Sans plus un regard vers la fille de joie, je m’éloigne mon lit m’appelle.
III
Le temps file vite depuis mon second méfait. Avril est derrière nous, laissant place à un mai tout aussi triste. Moins pluvieux, mais le soleil ne fait que de rares apparitions. L’année se révèle désastreuse pour les récoltes, mais qui s’en soucie. J’ai retrouvé le sourire sous l’œil surpris d’un époux toujours distant. Je prends goût à ses sorties nocturnes. Je l’accompagne parfois, de loin, sans qu’il le sache. Mon déguisement s’améliore avec le temps. De temps en temps, apparaît à la une du quotidien un gros titre "Jack a encore frappé ! " "L'East End en ébullition"... Je souris ne pouvant cacher la joie que cela me procure. Mais pas que la première page. ! Je sais désormais qu'il lit ces articles, qu'il connaît les noms de ses femmes qui disparaissent, car ce sont celles qu'il fréquente. Uniquement elles. L'avantage de ces informations, c'est qu'il a mis de la distance avec la blonde. Il perd ses maîtresses et sa futur épouse est tenue à l'écart. Que craint-il donc ? Aurait-il des doutes ? Sent-il le danger autour de lui ? "Oh non mon amour, tu ne m'échapperas pas ! Pour le meilleur et pour le pire, rappelle-toi de ton serment. "
Nouvelle nuit de fête pour mon cher mari. Je le laisse filer sans rien dire, ce soir, je sortirais un peu plus tard, j'ai des choses à préparer. Quelle excellente idée d'avoir suivi une carrière de médecin, tu m'offres tout ce dont je peux avoir besoin. Fut une époque où tu me montrais avec plaisir tes progrès, fier de toi et du regard bienveillant de mon père. Cette époque est bien loin et révolu. Il n'appartient qu'à toi de la faire renaître. En attendant, je n'ai pas tout oublié de tes leçons. Ce soir sera un grand soir, je me sens l'âme d'un poète. Je vais écrire un chapitre digne de toi. Un que nul ne pourra oublier. Voilà, j'ai fouillé dans ta trousse, je me suis servi. Tout m'attend dans un paquet, je suis enfin prête à passer à un cran supérieur. Je n'ai plus peur de rien.
Je choisis toujours des nuits sans lune où seuls les becs de gaz éclairent les rues sombres, une heure tardive où les passants sont rare et la plupart du temps éméchés. Il m'est facile de les suivre, je commence à bien connaître Whitechapel, ses rues crasseuses, ses demeures miteuses, sa faune pouilleuse. Tien, Scotland Yard a mis des patrouilles en plus... Vraiment quelques hommes pour un territoire si grand à surveiller. J'en rirais presque, mais ce soir, je veux arriver à la consécration ! C'est ce soir ou jamais ! Il file, une nouvelle gourgandine au bras. Il marche vite, se retournant parfois, nerveux, anxieux. Attirant l'attention sur lui, tandis que moi, j'avance sagement comme un pauvre ouvrier rentrant de sa journée, harassé. Cette fois-ci, c'est bien lui qui tranche dans cette société des bas-fonds. Le bourgeois huppé qui vient s'accoquiner et frissonner, sortant de sa vie bien rangée. Déjà, ils s'engouffrent dans un passage des plus glauque. Je passe devant sans tourner allant au bout de la rue avant de revenir en silence sur mes pas. Personne. Où sont-ils donc ? Dans quel trou sordide l'a-t-elle emmené ? Je peste intérieurement, voilà une soirée qui commence bien mal... Il ne me reste qu'à me fier à mon ouïe pour trouver approximativement leur cachette d'un soir.
C’est une impasse ils sont donc forcément quelque part là-dedans. Mes fesses délicates se pose sur la pierre froide de marches menant à une entrée, la maison est sombre autant que l’impasse et la nuit noir, mes habits sombres me fondent dans ce milieu lugubre. Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. Minutes après minutes le temps passe. Soudain une ombre s’avance, discrète, silencieuse, rasant les murs. Elle ne l’a pas suivi. Encore de la patience, de l’observation. Enfin je me décide, sortant le flacon de chloroforme j’imbibe le chiffon avant de m’approches de son taudis. Toujours personne. Je frappe doucement à la porte une voix embrumée me répond avant que la porte ne s’ouvre. Elle n’est pas vraiment laide, une beauté classique qu’encadre une longue chevelure blonde, de grands yeux d’un bleu profond. Elle aurait pu etre moi. D’une voix douce ensommeiller elle me demande ce que je veux.
- Ton ami m’a parlé de toi ma jolie.
Je glisse le nom de mon époux éveillant la surprise dans son regard, elle s’écarte comme si le nom était un sésame, la clé de son intimité. C’est si facile, presque trop, une pointe de déception perce mon esprit que je chasse aussitôt, pas question de me laisser gagner par cela. J’entre avec un sourire qui se veut rassurant, la porte se referme précipitamment derrière moi. Elle me présente son dos s’éloignant pour rejoindre le lit caché derrière une couverture tendu sur un fil. Le soupir de déception est retenu, me glissant derrière elle, j’enserre sa taille ma main allant appliquer le chiffon sur sa bouche. Poupée de chiffon qui se laisse aller dans mes bras, rapidement étendu sur son lit, déshabillé puis ligoté et bâillonnée, j’attends patiemment qu’elle rouvre les yeux, installée sur une chaise bancale. La table près de moi où brillent à la flamme vacillante de sa chandelle, les instruments empruntés à mon époux. Ses beaux yeux s’ouvrent, papillonnent, elle s’agite entravée, l’angoisse renaît aussi vite, avant que la peur ne déforme son visage. Ce serait mentir de dire que je reste indifférente devant ce spectacle. Une certaine excitation se mêle à la tristesse de retirer la vie. Mais je le dois. Je ne me sens nullement investi d’une mission divine, c’est bien plus terre-à-terre. Je n’aurais jamais d’enfant alors que je peux tout lui donner, et ces femmes, qui n’ont rien, en font autant que des lapins, ne pouvant leur offrir qu’une vie de misère. Je rétablis l’équilibre tout simplement. Ses yeux me supplient, essayant de parler, les mots se perdent dans le bâillon, s’agitant pour se défaire des liens. Je lui souris doucement, caressant son bras. Elle sent, elle sait que sa fin est proche, inéluctable. Tel le christ sur sa croix, elle est là dans ce lit, offerte à mes caprices. Martyre d’une cause qu’elle ne peut comprendre.
- Allons allons ! Il ne faut pas t’agiter ainsi, tu vas t’abîmer la peau. Je sais que la corde est serrée, mais que veux-tu, je n’ai pas le choix. Il faut bien que tu comprennes que ce n’est pas spécialement contre toi que j’agis, mais bien contre votre population de mal famée. Tu vas avoir mal, j’en suis désolé, mais c’est ainsi.
Le scalpel est saisi avec tendresse, la lame gris pale s’illumine sous la faible lumière de la flamme, je joue de cet effet avant de revenir sur la catin alors qu’un profond gémissement de désespoir passe le bâillon.
- Chuuuuut.. Je vais faire au mieux ne t’inquiète pas.
La peau est lentement incisée, du haut vers le bas le sillon n’est pas net, la main tremble un peu, c’est la première fois que je le fais sur un être vivant. Elle se rebelle, cobaye involontaire de cette expérience. Son corps se crispe sous la douleur, se cambre. Lentement la lame glisse sur elle l’ouvrant du nombril au pubis.
- Oh non, il ne faut pas bouger ! Ne m’oblige pas aussi à te lier plus. Je sais la douleur est horrible. Mais cela va aller ne t’en fais pas. C’est bientôt fini.
Le sang coule lentement de l’incision, sur sa peau pâle. Elle prend plus soin d’elle que les autres ça en serait presque dommage, mais voilà elle se donne à mon homme et je ne peux l’accepter. Elle pourrait lui offrir un enfant que je ne peux lui donner, un petit bâtard qu'il ne reconnaîtra pas, mais qui accentuerait mon incapacité et me rapprocherai de la sortie. Alors avec douceur savourant ses gémissements de douleur, j’écarte les lèvres de la plaie dévoilant l’intérieur de sa personne. Les odeurs se mêlent et s’entremêlent, tout à la fois écœurantes et enivrantes. Je l’observe un moment le sang rouge brillant glissant lentement sur sa peau blanche, fascinée. Ses gémissements finissent par me ramener à la réalité et je poursuis ma sombre besogne. Mes mains plongent dans la cavité ventrale à la recherche de l’objet béni de Dieu. Tranchant et découpant le berceau de la vie qu’elle renferme ma main ressort triomphante tenant la raison de ce sacrifice. Le silence emplit la pièce, ignorant si il est dû à mon amie la mort ou à la souffrance qui l’a fait défaillir. Cela m’importe peu, j’ai ce que j’étais venu chercher. La catin est délivrée de ses entraves et abandonnée sur sa paillasse. Un seau d’eau dans un coin me permet de laver succinctement mes mains, tremblant encore de l’acte commis. Un linge immaculé enveloppe l’objet de ma rage, il sera jeté dans la Tamise sur mon trajet de retour. En dehors de la femme, je laisse la pièce telle que je l’ai trouvé, la bougie est soufflée, la porte refermée soigneusement, il est temps de rentrer. Sans hâte, mes pas me ramènent à mon domicile, si je savais siffler que je le ferais volontiers.
IV
Mon retour s’était fait s’en encombre, deux jours plus tard le meurtre sanglant inonde les pages des journaux londoniens. Les jours passent et mon désir de revivre l’instant revient. Même si mon époux a interrompu ses sorties, il ne peut se passer longtemps de ce besoin de se frotter à la fange de la société. Chacune de ses sorties fait battre mon sang à mes tempes. Résister à l’envie se révèle plus difficile que prévu, mais tant que la crainte d’être prise sur le fait est la plus forte cela se passe bien. Pourtant l’inévitable se présente un mois plus tard. De trop lutter, j’avais épuisé ma résistance. Et les crimes s’échelonnent dans le temps, ponctués d’article de plus en plus sanguinolent et critique envers la police, jusqu’à ce jour fatidique. Une petite erreur, un simple détail, mais la police, exacerbée par la critique ne le laisse pas passer et c’est avec surprise que la porte leur est ouverte. Cris, pleurs et suppliques n’y font rien, la porte claque une dernière fois sur mes pas. Le sinistre fourgon s’éloigne de ce domicile qui fut joyeux à une époque, et devenu le havre d’un tueur froid sans pitié. Il l’emmène à sa dernière résidence avant un procès retentissant, couvert par le moindre quotidien de la ville. Durant toute la durée, j’affiche le visage qu’on me demande d’afficher. Honteux, ravagé de douleur, ce visage de mère que le destin n’a pas épargné, espérant amadouer les juges et la populace que j’exècre en mon for intérieur. Mais la publicité de mes crimes doit se payer. La foule et la société victorienne bien-pensance ne peuvent se permettre de libérer un tel monstre dans les rues de Londres. Rien n’y fera le verdict est inéluctable : la mort par pendaison. Mon cri de douleur se perd parmi les hurlements de joie de la populace. La divine justice royale est sans appel, ce sera ma dernière nuit dans la solitude glacée, seule avec mes crimes et mon absence de repentir.
Le soleil me surprend, roulé en boule dans ma couche. Il est plus que temps de me préparer, je dois être à mon avantage pour me présenter à la foule vindicative. Ma dernière représentation en public tout doit être parfait. Je sais qu’elle laissera éclater sa rage et son désir de vengeance. Je me dois d’être détaché de cela. Froide et distante pour affronter une nouvelle fois la mort. Lentement, la carriole s’avance jusqu’à l’échafaud, le silence est lourd, pesant sur mes frêles épaules. J’aimerais qu’il reste jusqu’à la fin, mais la haine est violente, un mot, une insulte, un crachat, la foule s’enivre seule de sa propre violence. Le cordon de soldats a bien du mal à la contenir. Si elle le pouvait, la foule se ferait justice elle-même. Frustrée dans son action, elle s’exprime grossièrement, vulgairement. Mais les mots seront toujours en dessous de l’horreur de mes actes. D’un pas lourd de celui qui sait qu’il n’a plus rien à attendre de la vie, les marches sont gravies. Je ne peux détacher mon regard de l’homme en rouge qui va exécuter l’affreuse sentence. Comment peut-il dormir durant la nuit sachant qu’il doit ôter la vie le lendemain ? Comment puis-je m’inquiéter des nuits d’un homme pour qui je ne suis rien ? Le chanvre est passé autour du cou, la rudesse sur la douceur de la peau. Quelle que soit la naissance, le contact reste le même. Sans les mains attachées dans le dos, le condamné tenterait de retirer la corde qui va se serrer bientôt sur sa trachée, lui couper le souffle, à moins que la chute ne lui rompe les cervicales. Comme une chorégraphie mainte fois répétée, le bourreau se saisit du levier déclenchant le silence. Le prêtre entame sa dernière prière d’absolution des fautes comme si cela pouvait ouvrir les portes du paradis à une pauvre âme torturée. Je sais qu’il m’en faut bien plus, mais je ne peux m’empêcher de l’écouter.
La voix s’éteint, un bruit court, la trappe s’ouvre et le corps tombe dans un silence de mort, seul un faible cri s’échappe, surprise ou douleur nul ne saurait le dire, vite étouffé par la corde qui se serre coupant le souffle. Mais le poids du corps et la chute ont fait leur office, la mort emporte son offrande loin de la place qui se réveille dans un cri de joie. Le monstre est mort l’Est end peut revivre. Moi, je n’entends plus rien là où je suis. Des bras fort me serre contre un torse viril. Des larmes coulent sur ma joue avant que je ne m’en détache regardant le corps inerte de mon époux qui oscille dans la lumière blafarde de ce matin d’hiver. Souviens-toi mon amour, jusqu’à ce que la mort nous sépare. Tu voulais te séparer de moi, tu voulais un héritier… Adieu très cher ! » Sans un mot, je me détourne le bras du commissaire de police me soutenant, les gens près de moi se taisent à notre passage, j’entends parfois des mots de compassion. « Bande d’idiot si vous saviez la vérité » mais j’affiche toujours ce visage ravagé par la douleur, cachant ma victoire, j’aurais le temps plus tard de la savourer. La vie continue…Ou pas
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