La colère d’Urubamba  1/2

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Aguas Calientes – Pérou

Le nez collé à la vitre du train bleu, je regarde défiler les paysages façonnés par les Incas en rêvant déjà au Machu Picchu. Je ne ressens plus le « soroche », ce mal aigu des montagnes qui m’a donné vertiges et nausées lors de notre arrivée au Pérou, et en jetant un coup d’œil à Maman, je remarque qu’elle dort : j’en déduis qu’elle se sent mieux, elle aussi.

Papa nous a fait boire des infusions à base de plante de coca, tandis que lui en mastiquait directement les feuilles, et nous avons pu visiter la magnifique ville péruvienne de Cuzco, nichée à trois mille quatre cents mètres d’altitude, autrefois capitale des Incas et considérée alors comme le « nombril du monde ».

De Cuzco, nous avons pris un bus pour Ollantaytambo et traversé la Vallée Sacrée et ses plateaux cultivés en terrasse, sur lesquels poussent maïs rose, courges et haricots, quinoa, tomates, ou encore les dizaines de variétés de pommes de terre que j’ai pu découvrir au marché. À Ollantaytambo, nous sommes vite montés dans le train bleu, déjà prêt à partir, et nous roulons à présent depuis une heure à travers une végétation épaisse. Je tremble d’impatience à l’idée d’arriver bientôt à Aguas Calientes, également appelée « Machu Picchu Pueblo », dernière étape avant le mythique site inca !

Le train suit le chemin de la rivière, un cours d’eau sombre et puissant qui ondule dans la montagne, entre des arbustes d’un vert intense. Il ralentit souvent et s’arrête presque par endroits, comme s’il hésitait à pénétrer cette nature sauvage, et je me demande ce que penseraient les Incas de cette intrusion mécanique au cœur de leur Vallée Sacrée.


Nous arrivons enfin à Aguas Calientes et la première chose que j’entends, dès la descente du train, c’est le grondement féroce de la rivière. Le cours d’eau sombre que nous avons suivi depuis Ollantaytambo est devenu ici un fleuve rouge, énergique et intense. Papa m’explique que c’est le Rio Urubamba, grand maître des lieux, qui rythme la vie des habitants par son bouillonnement et son effervescence.

Nous entamons une balade en longeant le fleuve, et Alphonse nous fait rire en disant qu’on dirait une rivière de chocolat. La ville d’Aguas Calientes est étonnante avec ses maisons de tôle accrochées à flanc de falaise au-dessus de la rivière, et ses échoppes colorées qui s’étalent le long de la voie de chemin de fer. Les habitants, hommes comme femmes, portent de longues nattes et des tenues bariolées, certains promènent un lama en laisse, ce qui amuse beaucoup mon frère, et tous ont le sourire généreux. Moi je reste fascinée par le bruit que produit le fleuve, dont la course semble encore s’accélérer, je me demande bien vers quoi.

Quand nous parvenons à l’hôtel où nous devons passer la nuit, sur la berge haute de l’Urubamba, j’ai la grande surprise de découvrir des chambres déportées, en avancée, en équilibre au-dessus du fleuve ! Je ressens tout de suite une oppression étrange, mais je n’ose rien dire devant la joie et le bel enthousiasme de Maman. La vue est magnifique, il est vrai, et l’endroit très surprenant, mais sous nos pieds, le fleuve gronde et bout comme une potion magique qui voudrait sortir de sa marmite. Il me donne l’impression de crier sa colère et je sens que je vais devoir serrer mon kaléidoscope très fort dans ma main pour ne pas entendre cette rage et pour, peut-être, réussir à dormir.

Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, et loin de me réconforter, mon objet magique n’a fait qu’accentuer mon inquiétude et mon angoisse. En effet, alors que je l’avais bien calé sous mon oreiller, j’ai pu sentir sa chaleur et ses vibrations s’intensifier au fil des heures, à mesure que montait le grognement d’Urubamba.


J’avoue ne pas avoir tout compris à ce qui se passait, mais ce que j’ai perçu alors, ce que je ressens ce matin encore, c’est une vive tension, une sorte d’exaspération de la part du fleuve, comme une envie de revanche que je ne parviens pas à m’expliquer. Mon kaléidoscope chauffe et vibre, comme lorsqu’il veut me dire des choses, mais il reste, dans ses images, obstinément fermé.

Nous avons pris le petit déjeuner tous les quatre sur le balcon de notre chambre, juste au-dessus du fleuve rouge, puis Papa est parti explorer la ville avec son appareil photo tandis que Maman, Alphonse et moi montions l’avenue Pachacútec pour rejoindre les thermes, à la sortie du village.

« Aguas Calientes », ce sont les « eaux chaudes » en espagnol, et le lieu doit son nom à ses cinq bassins d’eau de source volcanique dans lesquels nous avons pataugé toute la matinée. L’eau y avait une couleur jaunâtre et une forte odeur acide, pas très engageante je l’avoue, mais Maman nous a rassurés en expliquant que c’était dû au soufre et que ce dernier avait de véritables propriétés thérapeutiques.

Moi ce qui m’a plu, c’est la disposition de ces bassins en terrasse, et le fait de passer d’une eau chaude à une eau très chaude, surtout. C’était comme un jeu, et je crois qu’Alphonse s’est bien amusé, lui aussi. Nous étions presque seuls dans les bains, à l’exception d’un jeune homme qui était monté la veille au Machu Picchu, à pied et sans chaussures, et qui détendait son corps dans les eaux thermales, affirmant que rien ne valait le soufre pour réparer ampoules et courbatures. Il a expliqué à Maman être un touriste italien, passionné de grands espaces et d’escalade, qui parcourt le monde, la plupart du temps, pieds nus ! Son récit m’a intriguée, surtout lorsqu’il a parlé des éboulements qui ont ponctué sa descente, précisant qu’il avait eu l’impression que la montagne, le site même du Machu Picchu était en colère... Ses mots ont fait écho à mes propres sentiments, et j’ai décidé d’interroger à nouveau mon kaléidoscope sur ces événements dès que nous serions de retour à l’hôtel.

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A suivre...

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