Décadence
Décadence
Trois mois plus tard à nouveau
Savez-vous ce qu'on dit ? Que la fête d'anniversaire de Doña Clara a coûté à son époux la moitié de la cargaison qu'il a ramenée à bon port. Je n'ose le croire. Quand on connaît le tonnage du bateau et le prix de l'once (5) de sucre, le résultat de la multiplication serait pharamineux ! Les galions actuels jaugent au bas mot cinq cent tonnes, soit 440 environ de cargaison. Ce ne sont plus les caravelles d'antan ! Ça en fait des barriques, des sacs et des pains de sucre. Et rappelez-moi, aux Indes, c'est bien l'once castillane qu'on utilise, n'est-ce pas ? Oui. Eh bien, dans ce cas, laissez-moi un instant faire de tête deux ou trois opérations, cela nous donne... plus de quinze millions d'onces de sucre, rendez-vous compte ! Même au prix de gros, c'est astronomique et au détail, n'en parlons pas ! Vous la payez combien, vous, l'once de sucre en poudre ? Ici, en cinq ans, avec la Révolution d'outre Pyrénées, son prix a été multiplié par dix, c'est vous dire...
Et pourtant, on murmure déjà que cette femme-là, pour peu qu'elle continue de mener aussi grand train, va mettre son ménage sur la paille avant ses trente ans ! Elle dépense sans compter, jette l'argent par les fenêtres et procède à des libéralités sans mesure pour s'attirer les bonnes grâces de chacun, se créer des obligés et régner sans partage sur notre petite société.
Mais, si vous voulez mon avis, et je vous le donne sans détours, à ce compte-là, elle apporte au moulin de ses détracteurs toute l'eau qui lui manquait et renforce les jalousies, les rancœurs et les inimitiés que son heureux mariage n'a pas manqué d'engendrer.
Son époux lui passe tous ses caprices. Elle le tiendrait par les c...! Par sa camériste - une ancienne camarade d'école qu'elle a prise à son service, sans réaliser qu'elle introduisait le loup dans la bergerie, car la fille ne sait rien taire à sa mère et celle-ci est la plus grande commère du village -, par sa camériste, donc, on connaît presque tout de la vie intime du couple, depuis la dimension hors-normes du vit de monsieur au repos et en érection jusqu'aux positions favorites de madame et au langage cru qu'elle utilise dans ses moments de plaisir.
Ah, c'est une drôlesse, je vous assure ! Les plus mauvaises langues disent qu'elle aurait du sang français et ne déparerait pas dans un bordel. La première affirmation est tout à fait incongrue. Je connais les familles des deux parents et elles sont d'ici depuis des générations, sinon depuis la nuit des temps. Quant à la seconde, je ne peux quand même pas laisser insulter ma filleule, même si j'ai toujours eu de gros doutes sur sa vertu et désapprouvé son mariage. Jusqu'ici, au fond, qu'a-t-on à lui reprocher ? De dilapider la fortune de son mari ? Elle ne sera ni la première ni la dernière.
Mais si elle consentait encore à m'écouter- ce dont je doute- je lui dirais ceci : "Tout nouveau, tout beau". Pour l'instant, le désir que son mari a conçu et conserve d'elle la place en position de le dominer par les sens. Elle en use et abuse. Soit.
Je voudrais cependant lui rappeler ceci : l'attrait de la nouveauté s'émousse et surtout son objet se renouvelle. Qu'elle sache bien qu'un jour ou l'autre, son époux, à courir les mers, sera attiré par d'autres appas et y succombera, car telle est la nature humaine et la faiblesse de l'homme. Et lorsque les siens d'appas commenceront à se faner à ses yeux, que restera-t-il de son pouvoir sur lui ?
Si elle ne sait pas bâtir une communauté d'intérêts qui repose sur autre chose que l'empire des sens, alors tôt ou tard, c'en sera fait de son mariage, et son colonial de mari retournera à ses amours ancillaires et à la pratique esclavagiste que naguère encore chez nos voisins on nommait "droit de cuissage".
Des enfants feraient-ils l'affaire ? C'est la solution la plus commune, en effet, dans ce genre d'embarras, mais pas la plus assurée. Primo, parce que le temps de la maternité pousse l'époux à aller chercher ailleurs ce que la future mère souvent ne veut plus lui donner ou ce que l'époux n'ose plus prendre. Tous les hommes le savent, de la promise à l'amante, le chemin est doux à parcourir, mais de l'amante à la mère, il est plus malaisé !
Elle pourrait, bien entendu, s'en accommoder et estimer que le jeu en vaut bien la chandelle, si je puis me permettre, mais je ne lui connais pas un caractère assez malléable pour cela. Et segundo, je vois un autre obstacle de taille. Il y a fort à parier que cette descendance tiendrait plus du négrillon que du bébé rose et je ne vois pas notre société provinciale et conservatrice, toute "afrancesada" qu'elle puisse être, prête à accueillir à bras ouverts un métissage aussi voyant.
Six mois plus tard
Le dernier séjour de Don Rigoberto Salvatierra del Pozo sur ses terres cantabriques a été productif. Son épouse est enceinte et la naissance ne saurait tarder. On parlait de quelques jours, tout au plus.
Aujourd'hui les cloches ont sonné à toute volée pendant un quart d'heure et c'est ainsi que l'on a su qu'un héritier était né au "Palais Salvatierra".
Mais le plus intéressant est venu plus tard, lorsque la sage-femme a pu rentrer dans son foyer, et malgré l'assurance donnée, n'a pas su tenir sa langue et a révélé que le rejeton de Doña Clara était un garçon lippu aux cheveux crépus et à la peau plus sombre encore que son père. La seule chose qu'il ait gardé de sa mère, c'est son regard bleu azur. Voilà son surnom tout trouvé : "le nègre aux yeux bleus" !
Doña Clara avait imprudemment rêvé d'un élégant métis ; elle a accouché d'une caricature. Sa réaction a été immédiate. Elle refuse de voir l'enfant qui ne quitte plus sa nourrice.
Et je vais vous dire un secret : dès le deuxième jour, au mépris du bon sens, on a entrepris de lui blanchir la peau en utilisant tous les remèdes de bonne femme connus. Cela aurait commencé par une solution d'alun et de jus de citron. Les résultats n'étant pas assez rapides aux yeux de la mère, on est passé aux frictions d'argile blanche, puis à une lotion d'huile essentielle de céleri et d'huile d'olive qui aurait donné quelques espérances.
Le désir de la mère est qu'au retour de Don Rigoberto, prévu pour le mois de juin prochain, il trouve un bébé aussi clair que possible. La guérisseuse consultée aurait encore dans sa besace trois onguents à proposer et je vous fiche mon billet qu'avant la fin de la saison on les aura tous essayés, tant l'impatience de Doña Clara confine à l'obsession.
Malgré ces rudes traitements, l'enfant grandit et prend du poids. Le lait de sa nourrice lui convient et il tête goulûment.
Le temps serait venu de le baptiser, mais l'abbé de la Collégiale en le voyant a eu une moue de dégoût et réservé sa réponse. Encore un qui n'a pas lu ou pas compris Las Casas ! Et les premiers proches consultés pour lui servir de parrain et marraine se sont récusés en le découvrant.
Le père, à son arrivée, devant ce scandale, a décidé de revenir à sa religion primitive Lukumi et décidé que son fils serait consacré à Chango, qui, dans la Santería cubaine (6), personnifie la danse, les tambours, la virilité, le feu, la foudre, le tonnerre et la guerre et dont les couleurs sont le rouge et le blanc. Doña Clara s'est soumise au désir de son époux et une cérémonie a eu lieu dans l'intimité avec un prêtre santero, ramené de Cuba par le père, lors de son dernier voyage.
Mais, voilà, dans l'Espagne de 1793, par les temps tourmentés que nous vivons, il n'est d'autre religion admise que la le catholicisme apostolique et romain. Et la délation est un travers répandu et souvent encouragé par le pouvoir.
L'Inquisition s'en est mêlée. Don Rigoberto a été arrêté, soumis à la question, a refusé d'abjurer et, en conséquence, a été excommunié comme relaps et livré au pouvoir séculier qui l'a condamné au bûcher, à mon sens autant pour sa couleur de peau que pour sa déviance religieuse. Ses biens ont été confisqués, ici comme à Cuba, et sont tombés dans l'escarcelle de l'Église et de l'État.
C'est aujourd'hui, au coucher du soleil, que la sentence doit être exécutée. Tout le village sera présent et pas une larme ne coulera, je peux vous l'assurer ; nous n'avons jamais aimé ce parvenu qui a voulu nous écraser de sa réussite.
La mère et l'enfant, quant à eux, avec l'aide de la nourrice du petit, ont fui en France, où les tracas de cette nature ont été proscrits par la Révolution. Je ne sais plus rien d'eux.
Voilà le tragique destin d'une fille de meunier, qui a voulu "péter plus haut que son cul", comme on dit crûment par ici. Bien entendu, tout ceci reste entre nous, n'est-ce pas ?
©Pierre-Alain GASSE, mai 2018.
(5) l'once, ancienne mesure de poids, valait en Castille 28,75g.
(6) religion polythéiste cubaine, dérivée du culte africain yoruba et proche du vaudou antillais.
© Pierre-Alain GASSE, mai 2018.
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