Brad#39 - Dangereuse

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Je ne suis plus seule.

Cette pensée me parcourt sans que je la retienne. En position de la tête de vache, je ne suis que respiration. Le ki circule librement. Je suis une part du Tout. La créature crissante aussi.

J’aime jeter deux poignées de sable sur le sol pierreux avant mes exercices. Le toucher en est exacerbé. La pierre froide et inerte, le sable mobile m’accompagnent. La transition vers l’asana suivant est fluide. Le frottement est tout proche. En équilibre sur une jambe, je sens la peau froide et écailleuse qui épouse mon mollet. Expiration. Je repose mon pied gauche. Inspiration. Puis je bascule vers l’avant, le front au sol, jambe droite et créature s’élèvent. Elle remonte en sinuant à l’arrière de ma cuisse et se cale un instant dans le creux de mon dos en sueur. Je stabilise ma tête, les mains de part et d’autres de mes oreilles, et dresse mes jambes en chandelle. Elle chemine jusqu’à ma nuque et encercle lentement mon cou lorsque je redescends.

En lotus, je perçois ce petit corps qui se réchauffe. Après une heure de méditation, je tends la main pour dénouer la lanière qui retient ma longue chevelure. L’être coulisse et se positionne la gueule au creux de mon cou, tel un torque.

Nous ignorions qui était l’ennemi. J’ai gagné notre pari. Père devra me laisser seule choisir mon consort. Il avait misé le ōmetsuke Ōoka Tadasuke et moi sur le tairo, le Grand Ancien des Togugawa. Le poids de son regard inquisiteur me pesait déjà bien avant la mort de mon ainé. Il s'est accru avec ma désignation en tant que première héritière du Shogun. Chacun des potentiels a eu l’honneur d’être informé par mon père d’un précieux secret : la plus grande peur de leur Hime. A l’un, l’araignée, à l’autre le serpent.

J’enfile mon kimono, ceins l’obi bleu de ma maison et, pensivement, réintègre mes appartements à l’étage. Dire que ma salle d’entrainement était inconnue de tous. Nos ancêtres ont pris soin d’adjoindre cinq pièces souterraines aux appartements du seigneur. Le secret fut scellé par la mort des ouvriers et architectes. Ma camériste m’aurait-elle aperçue ? Ou est-ce la mémoire de l’Ancien qui s’est révélée plus profonde que nous ne le pensions ? Du bout du doigt, j’effleure sans frêmir la peau sèche et étonnamment lisse de mon bijou vivant. Tressaillira-t-il lorsqu’il découvrira sur ma gorge, son assassin lové ? Ah que j’ai hâte que père rentre de sa campagne, victorieux, et que nous débattions de son sort de concert.

Je ne suis pas une proie à votre mesure, tairo. Père serait-il très fâché si je ne l’attends point pour la mise à mort ? Délicatement, je saisis le serpent. Je ne le crains pas. Mon ki est apaisé. Je ne suis pas une proie, il l’a accepté. Il s’enroule autour de mon poignet et curieux, me fixe. Il est jaune pâle. Je connais cette espèce, vive et mortelle. Je visualise déjà son visage apeuré, l’éclair jaune qui le fige dans l’étreinte du venin qui m'était destiné.

Rentrez-vite père, je vais avoir du mal à patienter.

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