Saison 1 – épisode 1 : Néons et Sang
La pluie, fine d’abord, puis obstinée, grignotait les enseignes comme une rouille liquide. Les lettres au néon se diffractaient sur l’asphalte, et les ruelles de Kabukichō ressemblaient à des couloirs de verre où l’on entendait les semelles claquer, les rabatteurs murmurer, les portes se refermer sur des rires étouffés.
Ethan Phelbs marchait sans se presser, le col de son manteau gris relevé, une chemise claire sous une veste légère, élégance minimaliste, discret mais indiscutable. La pluie mouchetait ses épaules d’un grain argenté. Il avait le regard d’un homme qui prend des mesures invisibles : angles morts, sorties secondaires, visages qui mentent. On le confondait parfois avec un financier en sortie tardive. Mais rien, ni sa respiration calme ni la lenteur volontaire de ses pas, n’appartenait aux hommes de bureau.
À trente-neuf ans, ancien SEAL devenu chasseur de primes mandaté par l’Office des mœurs, il avait connu les pays sans ciel et les rues sans témoins. Pourtant, Tokyō gardait un goût à part : celui d’une ville qui fait semblant de tout te montrer . Il avait appris à lire ce faux jour : les affiches criardes, les ombres plus épaisses près des pachinkos, le silence juste après la blague, le langage des épaules. Ici, lorsque quelqu’un baissait la voix, c’était qu’il s’apprêtait à dire quelque chose d’important, ou à ne plus rien dire du tout.
Devant lui, un ruban jaune barrait une venelle. Les gyrophares, dans leurs reflets, donnaient à la pluie une pulsation cardiaque.
Ethan écarta le ruban d’une main. Le policier le plus proche protesta à peine quand il vit le carton plastifié : autorisation spéciale — Office des mœurs. Il y a des sésames qu’on ne discute pas, même à voix basse.
La femme était allongée sur le flanc, les cheveux collés aux joues, les yeux ouverts sur un coin de ciel qu’on devinait entre deux gouttières. Vingt-cinq ans, peut-être moins. La nudité rendait tout indécent, d’autant plus que l’obscénité n’était pas où l’on croit : son ventre avait cette ouverture géométrique, mauvaise, presque propre, d’où l’essentiel avait disparu. Pas de mare autour d’elle. Elle avait été « travaillée » ailleurs, recousue à la hâte, puis déposée ici, comme on dépose une note.
Ethan s’accroupit. Sa main gantée toucha l’asphalte à quelques centimètres du bassin : froid, mais sec. Transport. Il inclina à peine la tête : sous la clavicule gauche, un petit point mauve, la trace d’une aiguille récente. Il enregistra les odeurs : stoppeur d’hémorragie, antiseptique bon marché, parfum sucré.
— Phelbs.
La voix avait claqué sans hausser le ton. Kenji Saitō. Costume sombre délavé par l’humidité, mâchoire serrée. Les deux hommes se connaissaient assez pour ne pas jouer aux étrangers.
— Soirée tranquille, Inspecteur, dit Ethan.
— Kabukichō ne dort jamais. Vous non plus, apparemment.
Ils regardèrent le corps comme on regarde un mensonge qui s’excuse. Saitō reprit :
— Escort. Quelques heures plus tôt, elle riait encore dans un club à deux rues d’ici. On enlève, on opère, on affiche. Message.
— Message à qui ?
— À ceux qui croient que certaines marchandises peuvent parler.
La pluie redoubla. Un policier posa une bâche sur le corps, trop tard. Les morts attrapent toujours froid, pensa Ethan sans humour.
— L’appartement ? demanda-t-il.
Saitō haussa le menton vers un escalier étroit. Ethan s’y engagea. Il n’avait pas d’ordres à recevoir, pas non plus l’énergie pour demander la permission.
Au-dessus du club, l’appartement avait la taille d’un mensonge confortable. Une table face à une fenêtre, une bouilloire terne, des rideaux trop propres. Sur le lit, une valise entrouverte. Les fouilles avaient déjà commencé ; on reconnaissait au désordre cette politesse japonaise qui consiste à tout remettre à peu près comme c’était, mais légèrement de travers.
Ethan ouvrit les tiroirs en bas, le petit placard près de la salle d’eau. Il cherchait ce que les autres ne chercheraient pas : un papier si ordinaire qu’il en deviendrait suspect, une photo glissée dans un livre qu’on n’ouvrirait jamais, un objet sans valeur affective trop visiblement rangé.
Le livre, il le trouva dans un sac en toile, derrière des flacons. Un guide touristique en anglais sur Kyoto, édition ancienne. À l’intérieur, une photo servait de marque-page. Elle avait du grain, un soleil trop blanc, un bord corné.
Un groupe d’étrangers posait devant un torii. Des regards bleus, des cheveux blonds, des sourires de voyage. Au centre, Kira.
Ethan sentit un déplacement, à l’intérieur de sa poitrine. Pas le genre de déplacement que la peur produit. Une translation d’os ; une pièce qu’on remonte dans une horloge et dont on n’osait plus attendre le son.
Kira.
Les mêmes yeux rieurs que dans le souvenir. Plus fine. Un t-shirt trop grand, un sac à dos de hippie. Et surtout, une date, griffonnée au dos, à l’encre bleue : « 20/08/2015, Kyoto ».
Kira avait disparu « officiellement » en 2013. On lui avait dit de cesser. D’arrêter de poser des questions à des murs. On lui avait dit que Tokyo avalait les gens, et qu’il valait mieux apprendre à vivre sans fantômes. On lui avait dit beaucoup de choses. La photo, elle, ne disait qu’une chose : elle avait vécu deux ans de plus à Kyoto.
Il rangea la photo dans son portefeuille, entre une carte métallique et un vieux billet de métro américain. Saitō était apparu dans l’encadrement, silencieux.
— Des nouvelles de votre fantôme ? demanda l’inspecteur.
Ethan répondit à côté :
— Vous avez entendu parler d’un chirurgien qui travaille proprement et voyage avec sa table ?
— Nous avons tous entendu parler d’un chirurgien fantôme. Mais c’est toujours quelqu’un d’autre, toujours dans un autre quartier. C’est la version médicale du monstre du Loch Ness.
— Le Loch Ness a au moins un lac, dit Ethan. Nous, on a une ville entière.
Saitō eut un demi-sourire. Ce n’était pas de l’humour ; c’était une contusion.
À la sortie du commissariat de Shinjuku, plus tard, la pluie avait décidé de continuer. Ethan descendit au sous-sol où l’attendait sa voiture, une Supra gris métallisé, profilée, basse sur ses hanches, préparée Le Mans , Bear’s touch. Les jantes noires semblaient tourner même à l’arrêt. La carrosserie captait chaque goutte comme si elle la classait par ordre d’importance.
Il posa la main sur le toit comme un rituel. Marcus Bear Johnson avait refait la ligne d’échappement, réglé la cartographie, remplacé ce qui n’avait pas besoin de l’être parce que ça pouvait être mieux. La voiture était un animal nocturne, silencieux quand il le voulait, impossible à rattraper quand il le fallait.
Dans l’habitacle, l’odeur de cuir propre, de métal neutre, de pluie fraîche ramenée sur la veste. Ethan ferma les yeux un instant. Le visage de Kira se superposa aux chiffres froids du tableau de bord. Il avait l’habitude de ces palimpsestes : un souvenir sur un outil, une promesse sur un itinéraire.
L’écran central vibra : un message court, Ghost : « Ping sur ancien forum FR. Pseudo IRIS. T’envoie plus tard. »
Pas aujourd’hui. Pas tout d’un coup. Il coupa l’écran et lança le moteur. La Supra ronronna comme si elle savait garder des secrets.
La tour qui abritait le bar de Nozomi Nakamura ressemblait à beaucoup de tours de Shinjuku, mais plus riche, plus lisse. Les ascenseurs glissaient sans bruit ; la moquette avalait les pas. Au sommet, L’Empire des Nuits étalait son luxe discret : bois sombre, laque, lignes claires, musique à peine audible. Des hôtesses passaient comme un souvenir parfumé. Par les vitres, Tokyo semblait posée sur un plateau, un bijou trop grand, trop éclairé.
Nozomi arriva comme on arrive sur une scène qu’on possède déjà. Quarante-deux ans, robe noire, épaules nues, une manière d’incliner la tête qui disait je sais quand vous mentez. Ses yeux accrochaient la lumière de la ville et la renvoyaient autrement.
— Ethan Phelbs, dit-elle, sourire lent. Vous avez encore changé de montre.
— On me l’a offerte.
— À qui avez-vous rendu service cette fois ?
— À un homme très reconnaissant. Ou très pressé.
Ils s’assirent dans un renfoncement, à mi-ombre. Elle leva la main : deux verres apparurent. Whisky pour lui, champagne pour elle. Il n’aimait pas mélanger les coutumes et les clichés. Elle en jouait.
— Il y a quelques heures, dit-il, une fille a été posée dans une ruelle comme on pose une facture. Ventre ouvert, propre. On veut que quelqu’un entende. Vous avez des oreilles partout.
— J’ai des oreilles où l’on me paye pour écouter.
— Je paie.
— Vous payez toujours. Mais vous ne payez jamais assez pour acheter la sécurité.
— Je n’achète pas la sécurité. Je loue la vérité.
Elle sourit, plus pour la forme que pour lui. Entre eux, à ce moment-là, il n’y avait pas seulement un verre et une table basse. Il y avait un fil tendu. Quelque chose comme une attraction gravitationnelle qu’on appelle « tension » parce que c’est plus simple que d’avouer qu’on a trouvé un point d’équilibre entre le danger et le désir.
Ethan posa sur la table un étui de carte. Nozomi le prit, l’ouvrit, referma sans compter : elle savait. Elle n’aimait pas qu’on la sous-estime, moins encore qu’on la surpaye. Ça oblige.
— Les hommes qui posent des corps ne posent pas des questions, dit-elle. Ils en éteignent.
— Qui voudrait éteindre celle-là ?
— Ceux qui pensent qu’elle pourrait parler malgré l’absence d’organes. Vous savez, les morts parlent plus que les vivants, parfois.
Il sortit la photo. Le reflet de la ville y grava un instant des lumières nouvelles. Nozomi se pencha.
— Elle ? demanda-t-elle.
— Ma sœur. Kira.
Le prénom, à voix haute, avait une courbure. Kira. Le son effleurait et coupait dans le même geste.
Nozomi ne joua ni la surprise ni l’indifférence. Elle posa la photo près du verre, à la distance d’une main.
— Vous avez retrouvé ça ici ?
— Dans l’appartement d’une fille morte. Photo de Kyoto. 2015.
Elle inclina la tête, une mèche sombre glissant sur sa joue.
— Votre sœur a visité Kyoto, comme tous les étrangers à Tokyo. Vous savez ce que ça prouve ?
— Que je n’ai pas rêvé.
— Que le rêve a duré plus longtemps que vous ne l’espériez. C’est plus cruel.
Il ne répondit pas. Elle le regarda autrement, quelques secondes , pas la pitié, plutôt la reconnaissance d’une fracture qui tient encore. Puis elle repoussa la photo vers lui, du bout des doigts.
— Oubliez Kabukichō pour ce soir, Phelbs. Restez haut. Quand on remue le bas, des gens montent vous rappeler qu’on ne remue pas gratis.
— Des gens ?
— Des gens qui ont des tâches simples : faire taire ceux qui cherchent des filles disparues. Cela fait longtemps que je n’ai plus besoin de ces hommes-là chez moi. Mais je sais qu’ils existent.
Un silence. La ville, sous eux, clignotait.
— Kira, répéta Nozomi doucement. Vous savez, parfois, les gens ne disparaissent pas. Ils changent de nom.
— Elle n’était pas ce genre de personne, dit Ethan.
Nozomi eut un geste infinitésimal. Tout le monde est ce genre de personne, à un moment ou à un autre. Elle ne le dit pas mais Il le sut.
Il se leva. Elle fit un pas, très près.
— Soyez prudent en bas, dit-elle. Et ne regardez pas trop longtemps la ville. Elle vous renverra votre visage.
— Je m’y suis préparé.
— On ne se prépare jamais assez.
Il glissa la photo dans sa poche intérieure, serra le verre sans boire. Le whisky, ce soir, devait rester un parfum.
Le parking de service, derrière la tour, respirait à peine : une grande bouche sombre avec deux néons tristes. La pluie avait cessé ; l’air s’était épaissi, comme si la ville retenait sa respiration pour autre chose. La Supra attendait près d’une colonne, massive et basse, prête à le reconduire dans la nuit.
Ethan sentit la présence avant de la voir. C’est un art, ou un accident de profession : on commence par percevoir le vide autour de ce qui arrive. Un bruit qui ne manque pas, une ombre qui n’est pas assez sombre.
Il se retourna . Deux hommes, capuches, gants, chaussures plates. Pas la dégaine de yakuzas ; plutôt des sous-traitants propres, loués pour la nuit. Le premier tenait les mains dans les poches comme on prend la température. Le second, plus petit, tenait une matraque télescopique abaissée.
— Je cherche un club de jazz, répondit Ethan en japonais correct. Mauvaise sortie ?
— Mauvaise habitude. Arrête de chercher la fille.
Le mot, fille, eut un effet sincèrement physique. On ne l’avait pas prononcé dans cette ville depuis des années en s’adressant à lui. Il hocha la tête, comme on salue une information.
— Des noms, demanda-t-il poliment.
— Tu n’as pas besoin de noms. Tu as besoin d’un taxi pour l’aéroport.
— J’ai une voiture.
Il bougea à droite d’un pas, très léger, pour amener la colonne entre deux trajectoires possibles. Le petit leva la matraque, pas vite. Mauvais signe : la confiance d’un homme qui frappe rarement mais croit pouvoir frapper juste parce qu’on lui a dit qu’il pouvait.
Ethan n’aimait pas la bagarre. Il n’aimait pas plus l’idée de perdre un genou. Il fit ce qu’on fait avec les portes qu’on veut fermer sans bruit : il absorba. Un quart de tour, un avant-bras levé, un poignet pris. La matraque glissa, frappa le béton. Le choc résonna sous les néons.
Le premier sortit enfin ses mains des poches. Pas d’arme à feu. Un couteau, court, propre. Il l’avança comme on présente une carte d’identité.
Ethan s’était rapproché de la colonne ; une fraction de seconde, il vit son propre reflet dans la vitre de la Supra : chemise claire, regard calme. Il laissa venir. Le couteau coupa l’air à hauteur du flanc. Il descendit l’épaule, crocheta la cheville, poussa le coude. Le corps tomba sans élégance. Le bruit fit sortir un rat d’une grille. La matraque roula.
Le petit revint, vexé d’avoir perdu l’outil. Il attaqua trop haut. Ethan n’aima pas la facilité du geste qui vint : un coude dans le sternum, bref, précis, juste assez pour souffler sans casser. Le petit se plia, retrouva son souffle avec des bruits qui le rendaient vivant d’un coup.
— On n’est pas là pour te tuer, dit le grand à terre. On est là pour te parler.
— C’est une mauvaise façon de commencer une conversation.
— On nous a demandé de faire simple.
— Qui ?
Le grand eut un silence qui, dans un autre contexte, aurait ressemblé à une loyauté. Il se redressa à demi, assis maintenant. Dans sa main, un briquet à essence, chromé, où était gravé un oiseau bicéphale stylisé, pas tout à fait exact, pas assez ancien. Ethan le nota comme on note un mot mal orthographié : ce n’est pas la langue, mais on devine le dictionnaire.
— Arrête la fille, répéta le grand. C’est tout.
— Elle a un nom.
— Nous ne l’utilisons pas.
— Moi si.
Un bruit d’ascenseur au loin. Une porte qui s’ouvrit, un rire qui n’avait aucun rapport avec la nuit. L’instant s’agrandit. Ethan rangea la matraque dans la manche du petit, lui remit l’outil comme un professeur rend un stylo. Puis il s’écarta.
— Partez, dit-il. Et dites à votre employeur que je n’aime pas les parkings.
Ils reculèrent, sans courir, comme des hommes qui gardent du métier pour le lendemain. Le petit lança un dernier regard. Il y avait dans ce regard une forme de respect , ou la conscience qu’ils auraient pu tomber plus mal sur leur emploi du temps.
Ethan resta immobile, encore une seconde, pour écouter. La ville avait recommencé à respirer. Il activa l’ouverture de la Supra. Le verrou cliqueta comme un déclic de pellicule.
Avant de rentrer, il passa par le garage de Marcus. Bear’s Pit dormait à moitié, un demi-sommeil de hangar, odeur d’huile propre, d’acier refroidi. Une radio quelque part jouait un morceau de guitare qui appartenait à un autre fuseau horaire.
Marcus « Bear » Johnson apparut entre deux colonnes, essuyant ses mains sur un chiffon qui ne s’améliorait pas.
— Tu as rayé la belle, dit-il d’une voix grave.
— La belle se défend mais deux types, m’étaient destinés.
— Yakuzas
— Non des stagiaires avec un message.
Bear regarda la carrosserie, trouva la marque à la lumière d’une baladeuse. Rien de grave. Il hocha la tête.
— On peut arranger ça. On arrange toujours.
Il regarda Ethan un peu plus longtemps que d’ordinaire.
— Tu as ce regard-là, dit-il. Celui d’avant de faire une connerie.
— Je fais des conneries tous les jours.
— Ouais, mais pas toutes ont une sœur au centre.
Ethan ne demanda pas comment il savait. Bear savait toujours. L’armée, c’est ça qu’elle fait à certains hommes : elle les rend aptes à deviner ce que l’autre ne veut pas dire.
— Tu vas dormir un peu ? demanda Bear en replongeant sous l’aile avant.
— Je vais regarder la ville dormir.
— Elle ne dort pas.
— Je sais.
Bear ressortit un instant, posa un doigt sur la trace, frotta, siffla. Ça partira. Puis il ajouta, presque pour lui-même :
— Tu sais ce que c’est le pire, avec les fantômes ? Ce n’est pas quand ils ne reviennent pas. C’est quand ils reviennent autrement.
Ethan ne répondit rien. Il était venu pour la trace, pas pour les phrases qui restent. Il posa la main sur l’épaule de Bear , merci, version courte, et remonta dans la Supra.
Les autoroutes suspendues de Tokyo font un bruit d’abeilles heureuses la nuit. Elles montent et s’enroulent, passent entre les tours, plongent sous les panneaux. Sur la Shuto Expressway, Ethan conduisait avec cette tranquillité d’un homme dont la vitesse est une sorte de méditation. La pluie avait cessé. Les bandes blanches, au passage, semblaient compter pour lui.
À hauteur d’un virage qu’il aimait bien on y devinait le Mont Fuji quand il faisait clair , il ralentit. Le téléphone viba sur son support. Un appel de Nozomi :
— Les hommes qui t’ont parlé ne travaillent pas seuls. Ce ne sont pas des yakuzas. Ils devront payer pour avoir utilisé ma maison comme prétexte. Tu m’en dois une, Ethan. »
Il sourit, à peine. On se devait toujours quelque chose, dans cette ville. Il répondit :
— Je t’en dois deux. »
— Non. Une. Je garde l’autre pour plus tard. »
Il coupa. Le virage déroula sa lumière. Il pensa à Kira, non pas comme on pense à une absence, mais comme on pense à un déplacement. Kira était quelque part. Cette phrase, ce soir-là, ne sonnait pas comme un espoir. Plutôt comme une donnée.
Le penthouse d'Ethan ouvrait sur la ville comme une coupe. Baies vitrées, lignes nettes, mobilier sombre, peu d’objets, tout semblait anticiper le regard. Une terrasse parcourait le bord comme un guetteur. Dans le salon, un sac de frappe, une bibliothèque où des dossiers prenaient la place de romans. Un bar discret avec trois bouteilles et deux verres. Le lit, derrière une cloison, avait des draps blancs qu’on aurait dit hospitaliers s’ils n’avaient pas été si propres.
Ethan posa ses clés, retira sa veste, alluma une lampe basse qui ne changea rien à l’extérieur. La ville continuait de se regarder elle-même, belle et lointaine. Il accrocha son étui au porte-pistolet aimanté sous la tablette.
Sur le mur, dans un cadre discret : une vieille photo d’enfance. Kira, huit ans, lui un peu plus. Une balançoire qui n’était qu’une corde. L’image avait cette douceur des photos qui survivront mieux que ceux qu’elles représentent. Il resta un moment à la regarder, puis il sortit la photo de Kyoto et la posa à côté. Deux Kira qui ne se ressemblent pas tout à fait, et c’est justement ce qui liait les deux.
Il ouvrit un carnet. Factuel.
— Corps déposé Kabukichō.
— Incision propre, transport.
— Aiguille sous clavicule.
— Saitō : « message ».
— Appartement, photo Kyoto 20/08/2015.
— Nozomi : prudence.
— Parking : deux hommes. « Arrête de chercher la fille ».
— Briquet: oiseau bicéphale.
Il entoura le dernier point. Non pas parce qu’il signifiait quelque chose maintenant, mais parce qu’il aurait un jour un compagnon de cercle. Les symboles sont comme ça : ils préfèrent la compagnie.
Sur la terrasse, la brise de nuit avait la politesse de ne pas insister. Ethan s’y avança, un verre vide à la main par habitude, pas par besoin. La ville roulait en dessous comme une mer de signes. Il pensa au mot « numéro deux » sans savoir pourquoi, le bruit d’une hiérarchie qu’on devinait dans le ton de ceux qui donnaient des ordres aux deux hommes du parking. Pas le chef ; quelqu’un qui défend les procédures du chef. Le genre de personne qui sait faire taire sans se salir.
Il chassa la pensée. Ne pas écrire ce qui n’existe pas encore.
Le téléphone vibra : Ghost.
— J’ai fouillé l’ancien forum. Le pseudo IRIS n’était pas très prudent. Mais le style l’était. On dirait une personne qui laisse des coquilles pour qu’on l’attribue à une non-nativespeaker.
— Et ?
— Et j’ai un extrait d’une phrase en anglais faussement faux. Un idiome d’enfance, j’crois. Ça ressemblerait à… « two of us against the town ».
— Merci, Ghost.
— Tu dors un jour ?
— Quand la ville cligne des deux yeux.
Il raccrocha. Il connaissait cette phrase. « Two of us against the town ». C’était un jeu. Quand ils étaient enfants, Kira disait ça quand ils franchissaient la clôture pour voler des pommes dans le jardin du voisin. Nous deux contre la ville. Elle avait gardé ça ? Ou quelqu’un l’avait imité ? Ou quelqu’un voulait qu’il pense que…
Il posa le téléphone. Là, seulement, la fatigue arriva, non comme une chute mais comme un accord : une note tenue qui cesse enfin de vibrer. Il alla sous la douche, resta longtemps, l’eau chaude lui rendant un visage moins dur que celui que la ville lui proposait au retour.
Sur la table, la photo de Kyoto brillait d’un reflet discret. Il s’assit. Les détails, parfois, parlent pour vous. À gauche de Kira, une fille rousse qu’il ne reconnaissait pas. À droite, un gars maigre avec une chemise ouverte sur un pendentif banal. Derrière, un flou : un homme trop bien habillé pour le groupe. On ne voyait que la manche, un bord de montre.
Il prit une loupe. La montre avait un détail, la couronne, à gauche. Modèle pour gaucher, rare. Il nota. Cassure possible : quelqu’un venait de l’extérieur. Pas un touriste. Un organisateur. On ne pouvez pas distinguer son visage.
Il sortit sur la terrasse. La pluie avait lavé le ciel au point de lui rendre un bleu improbable, presque noir. Tokyo, au-dessous, tenait ses promesses de silence organisé. Regarde assez longtemps et tu finiras par te regarder toi-même, avait dit Nozomi. Il soutint la ville. Elle soutint. Égalité.
— Kira, dit-il à voix basse.
Le nom ne le réconcilia avec rien. Mais il posa le nom dans l’air, comme on pose une pièce sur un échiquier.
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