Dysphorie

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Iels n’échangèrent pas un mot sur le trajet, même si peu de passants croisèrent leur route.

L’appartement d’Amalia se trouvait au quinzième étage d’un petit immeuble où elle prenait habituellement l’escalier. Elle lançait un sortilège de détection et, s’il n’y avait personne, enfilait ses mécas-ailes neuves pour voler au ras des marches. S’il y avait du monde, elle se contentait de monter à pied. Avec Malo, elle se força à entrer dans l’affreux ascenseur qu’elle n’utilisait jamais. L’abominable boîte la reconnue, la salua d’un courtois “Madame Elfric, un plaisir de vous revoir !”, bien trop enjoué au goût de la sorcière, et ferma ses portes dans un oppressant cliquetis métallique. L’activation des moteurs lui tira un haut-le-cœur d’appréhension.

Arrivée à destination, l’estomac retourné, Amalia ouvrit la serrure de chez elle d’une pression magique qui garantissait son identité.

« Fais comme chez toi », murmura-t-elle mécaniquement avant de disparaître dans la pièce du fond.

Malo s’avança dans l’appartement. L’entrée donnait directement sur le salon-salle à manger. Iel jeta un coup d’œil là où Amalia avait trouvé refuge et la découvrit penchée sur l’évier, la tête sous un charme d’eau fraîche. L’humain⋅e afficha un très léger rictus. Iel n’avait jamais vu personne supporter aussi mal un simple ascenseur.

Méfiant⋅e, Malo fouilla l’appartement. Un coup d’œil dans chaque pièce, un regard dans les penderies, dans les tiroirs… Rien d’intéressant, pas même une cape bleue. Ce n’était qu’un logement fonctionnel, épuré, avec chambre, bureau, cuisine, salon-salle à manger et aménagé dans un style rétro très prisé du XXIe siècle du calendrier grégorien. Un appart’ qui valait sans doute bien plus cher que la paye d’Amalia, mais la carte de la Confrérie rendait ce constat bien maigre.

Quand Amalia refit surface, elle avait perdu son air livide et Malo s’était installé⋅e, mal à l’aise, dans un des deux canapés noirs. Quelques minutes plus tard, la sorcière s’assit face à son hôte dans son salon et lui servit un verre d’une ambrée bien fraiche. L’ambiance, tendue, aurait pu glisser vers le désagréable si Malo n’avait pris la peine de garder son ressenti et ses pensées hors d’accès.

« Je ne peux pas croire qu’une nana qui parle breton tombe par hasard sur mon frère, commença Malo.

— Et moi donc… »

Amalia croisa les jambes et but une gorgée de bière. Un long silence suivit sa remarque. Pourquoi, par Merlin, avait-elle amené Malo chez elle ? Elle aurait pu læ laisser en plan après l’avoir copieusement insulté⋅e. Elle aurait dû réagir comme ça.

Elle réfléchit un instant et avoua :

« Vos affaires, là… ça m’intrigue, depuis que je suis arrivée. Qu’est-ce que des Bretons font ici ? Pourquoi un téléphone Yasard ? Pourquoi tu as eu besoin d’apprendre à protéger tes pensées ? »

Sans laisser à Malo le temps de répondre, la sorcière se releva et passa à la cuisine. Elle fouilla ses tiroirs et revint avec une fiole qu’elle présenta à l’humain⋅e :

« Sérum de vérité. Je te propose de le boire. Si t’estimes pouvoir me faire confiance, tu me diras ce que vous mijotez. Je peux peut-être aider. »

Malo hocha doucement la tête et Amalia descendit le contenu de la fiole avant de se rasseoir. Tant qu’elle n’aurait pas avalé l’antidote, elle ne pourrait plus mentir. Elle pouvait cacher des faits, elle pouvait tourner une situation selon un angle de vue différent, mais elle ne pouvait qu’énoncer la vérité.

« Comment tu peux être certaine que je n’en abuserais pas ? demanda l’invité⋅e, incrédule.

— J’ai un ange gardien qui se matérialise quand je m’apprête à faire une bêtise. C’est lui qui m’a empêché de poser trop de questions à Kurt.

— Un Confrère, donc… Et comment je peux m’assurer que tu me dises vraiment la vérité ?

— Sérum certifié. »

Elle leva la main. Un liseré vert foncé cerclait son poignet, marque indéniable d’un charme officiel, dédié aux procès. Chez l’apothicaire, en cherchant après un artefact de transfert similaire à celui de Gabir, elle en avait profité pour acheter les cent sérums les plus chers de la boutique.

« Qu’est-ce que tu fais à Dubaï ? demanda Malo.

— J’ai perdu toute ma famille en Bretagne. J’ai déconné six mois, la Confrérie m’a récupérée et amenée ici, résuma-t-elle. Je ne tiens pas à m’attarder, ni sur ces six mois ni sur la Confrérie.

— Tu te fous de moi ? Quel intérêt ?

— Je ne peux pas parler de la Confrérie. J’ai prêté Serment.

— Et ces six mois dont tu parles ? »

Amalia lui adressa un regard sombre, les dents serrées. Iels se dévisagèrent plusieurs longues secondes.

« Tout ce que tu as à savoir, c’est que ces six mois, je les ai passées droguée, articula la sorcière.

— Tu ne peux pas te droguer, l’arrêta-t-iel, catégorique

— J’ai pris du Rakabat. »

Malo haussa un sourcil dubitatif et, agacée, Amalia frotta le creux de son bras gauche. Elle appliqua une série de charme démaquillant pour rendre sa peau nette et la marque visible. Un entrelacs violacé cerclait une petite zone de points noirs. Elle aurait pu s’en contenter, Malo avait détourné le regard, mais s’abaisser à montrer le tatouage magique que la drogue lui imposait fit naître en elle une rage sourde. Le pouce au creux du coude, la voix basse et rugueuse, elle cracha :

« Un cercle et un point par prise, autant de sortilèges dans mes veines. Des mois durant, à chaque sevrage, j’ai pris et repris cette merde. Je me la suis injectée, encore et encore, jusqu’à être incapable de penser, de compter, de voir le temps s’écouler. Tu n’as pas envie de savoir dans quel état j’étais. Tu n’as pas besoin de m’imaginer dans cet état. Ces six mois ne concernent que moi. Ces six mois m’appartiennent. »

Un silence gêné remplaça la méfiance ambiante. Elle s’y était attardée, finalement. Pas suffisamment pour raviver l’envie, mais assez pour faire trembler ses mains et assez pour que Malo le note. Son hôte hocha la tête.

« Très bien. Je te laisse ces six mois. »

Malo l’interrogea longuement, sur ses activités bretonnes, sur son arrivée à Dubaï, son appartement et ses communications vers l’extérieur. Si Amalia devait mesurer ses paroles pour ne jamais compromettre les promesses faites au témoin de Kentigern, elle se livra néanmoins avec sincérité et sans détour.

La nuit s’étirait vers le petit matin quand Malo accepta enfin de lui accorder sa confiance. Amalia se leva, soulagée, et alla chercher l’antidote. Elle l’avala fébrilement. L’interrogatoire avait été éprouvant.

Malo la rejoignit à la cuisine où iel piocha, avec plaisir, dans les biscuits secs que la sorcière venait de sortir. Iels s’installèrent autour d’une tisane qui, vu l’heure, remplaçait très bien l’alcool. Elles n’avaient pas fini de parler.

« Alan, mon frère, était Yasard pour la congrégation atlantique, jusqu’à il y a quelques mois, avoua-t-iel enfin. L’Ordre menaçait notre village d’enfance, à cause d’une histoire de contrebande… Ils ont décidé de fuir, d’autres hameaux aux alentours ont suivi… Alan a choisi Dubaï parce que j’y vis depuis longtemps. Ils ont fondé une petite communauté bretonne, à quelques heures de marche d’ici, dans le désert. Ils pensaient pouvoir accéder à certaines ressources des Cités Arabes… mais ce n’est pas si simple… »

Iel s’arrêta net. Pour la première fois, Amalia sentit quelque chose émaner de Malo. De la colère. Ce fut bref, mais suffisant pour qu’elle l’interroge :

« Ça te met en colère ? »

Malo hésita, puis se livra :

« Obtenir des papiers ici a été un défi… Maintenant, j’ai accès ici à des offres médicales que je n’aurais jamais ailleurs. »

Amalia fronça légèrement les sourcils, mais elle eu le tact de ne pas énoncer à voix haute la question à laquelle Malo répondit tout de même :

« Associer son physique à son genre ne pose aucun problème chez les sorciers. Vous avez les moyens techniques de le faire à l’envie. Les sérums de métamorphose ne coûtent presque rien et sont efficaces, même si je ne suis pas doué⋅e de magie. Je les achète chez l’apothicaire comme tu achètes tes sérums de vérité. Ici, je peux être homme et femme, ou homme ou femme, selon ce qui me convient le mieux. Je suis physiquement moi-même. Je n’ai jamais pu, en Bretagne.

— Dans la Fédération, les sorciers ne partagent pas leurs savoirs avec les humains, souffla Amalia en comprenant la détresse de Malo.

— Je ne peux pas risquer ça… poursuivit l’humain⋅e. Ma place, ici, ce que j’ai construit… Et lui il arrive comme ça avec un village entier sur les bras ? Et je dois l’aider ? Parce que c’est mon frère ? »

La réflexion lui pesait depuis longtemps. Bien sûr qu’iel devait l’aider. Pas parce qu’Alan était son frère, mais parce que la vie d’un village entier en dépendait. Iel ne pouvait pas simplement les ignorer ou, pire, les dénoncer.

« Tu lui en as parlé ?

— Non. Ça ne sert à rien. Je sais ce qu’il me répondra : mon confort personnel ne devrait pas primer sur la communauté. Il… »

Malo rit doucement et vida sa tasse d’un trait avant de reprendre :

« Déjà tout petit, il s’occupait des autres avant de s’occuper de lui. Il a toujours fait ça. Quand j’ai quitté la Bretagne pour Dubaï, je lui ai dit qu’il pouvait compter sur moi, quand il voulait. Je ne pensais pas…

— Qu’il allait se ramener avec un village entier ? »

Malo laissa enfin tomber les masques. Amalia perçut alors la profonde détresse qui l’animait. Ce tiraillement entre l’envie d’aider ces pauvres gens et son besoin, parfaitement légitime, d’être iel-même. La sorcière accueillie ces sentiments les dents et les poings serrés, en silence, pour ne pas perturber sa parole.

« J’ai tellement peur… De ne pas arriver à les aider, de perdre mes droits, ici… Tu ne peux pas imaginer… Ce corps qui n’était jamais tout à fait le mien… Mais je ne peux pas ! Je dois les aider !

— Ils ne peuvent pas devenir des habitants de la cité ?

— Ils ne pourront pas. Dubaï ne prend aucun réfugié politique.

— Qu’est-ce qui leur manque pour survivre, là-bas, dans leur village du désert ?

— Ici, l’eau est une ressource très contrôlée. Les Cités Arabes ont des bassins, éparpillés dans le désert, des enclaves très protégées. Il y en a une à quelques kilomètres, à peine, du village, mais… mais ils ne peuvent pas y accéder. D’ici un mois, ils seront à sec, ils n’auront plus d’eau. Impossible de ramener tout le monde en Bretagne. Impossible de faire rentrer tout le monde à Dubaï. Impossible d’utiliser l’eau à côté de chez eux. Ils sont coincés. »

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