Ceux qui vont mourir te saluent

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Al-Hodeïda.

Il avait grandi dans cette ville. Ses sens se souvenaient encore des nombreux détails qui avaient colorés son enfance. L’odeur du café et des dattes, le chant des commerçants, le va-et-vient des richesses qui se drapaient dans les innombrables teintes des horizons du monde. Il se souvenait de la mer, si belle, éclatant de mille feux sous le soleil naissant d’une heureuse journée de labeur. Tout n’était pas parfait, bien sûr, et il suspectait sa mémoire d’embellir par comparaison des souvenirs qui ne pourraient plus naître dans le moindre esprit.

Toutefois, en cet instant précis, il voulut s’accorder le bénéfice du doute. Alors il crut se souvenir de son adolescence et des bêtises qu’il faisait. Vous savez, les petits délits qui n’ont aucune visée réellement pragmatique ou nécessaire, mais qui servent à construire une sensation de puissance, de fierté déplacée, qui ne trouve sa place que dans cette période de construction de soi. Les petites injures, les gestes regrettés, les paroles irréfléchies, il s’en souvenait plus ou moins bien, mais la réalité de son temps rendait futiles de telles réflexions. Non, je pense que ce dont il veut se rappeler, ce sont les petites joies du quotidien, les aventures de chaque instant qui formaient sa jeunesse. Je ne vais pas vous mentir, tout n’était pas rose. Parfois, lorsque son père ou sa mère devaient gérer les ennuis de leur fils, la punition se faisait cruellement sentir et demeurait en lui pendant plusieurs jours, marquée au fer rouge sur sa fierté recadrée.

Mais il aimait ses parents, et plus généralement sa famille. Il avait eu un frère et une sœur. Son frère était beaucoup plus sérieux que lui, et travaillait très dur pour s’offrir les rêves de sa vie. Je crois qu’il voulait devenir un grand homme d’affaires, parce qu’il voulait voir le monde : les Etats-Unis, le Japon, la France… tant de destinations possibles se bousculaient dans ses envies ! Grâce au programme Stafford, il avait pu aller à Sanaa avec un enthousiasme au moins aussi grand que son inquiétude. J’imagine que vous en savez quelque-chose, le premier pas vers la réussite de sa vie est souvent le plus stressant ! Mais depuis ce jour, il était de plus en plus heureux et de plus en plus impatient de clouer le nom de sa famille sur le tableau de la gloire.

Sa sœur était elle aussi pleine de rêves et d’énergie, mais pour une toute autre raison. De plus en plus de femmes désiraient changer leur valeur aux yeux des hommes du pays, et elle s’était mise à espérer un changement salutaire. Cela allait à l’encontre de la tradition, mais sa famille, comme beaucoup d’autres, avait la bienveillance au cœur et tentait de la soutenir par les moyens dont ils disposaient. Après tout, si Afrah Nasser était aussi influente, alors pourquoi pas elle ?

C’était une famille unie, qui veillait les uns sur les autres au milieu des plaisanteries et des railleries bon enfants. D’aussi loin qu’il pouvait remonter, il ne se souvenait pas d’une époque où cette famille avait été déchirée, même après la séparation du Forum des jeunes croyants. De toute façon, pour sa famille, les armes et la violence n’étaient jamais une solution enviable. Mais lui s’en fichait, éternel vagabond prisonnier dans la brume de l’insouciance.

Dans son errance, il avait fini par trébucher sur son cœur lorsqu’il la vit. Elle. La jeune femme était tout de sourire vêtue au milieu des voiles de sa beauté, et son rire cristallin à la vue de son malaise rendait les sirènes pâles de jalousie. Il avait bien tenté quelques paroles pour la séduire, mais lorsqu’elle avait répondu, le jeune homme sut qu’aucun autre dialogue ne pourrait l’intéresser. Tout autre son était devenu lointain, et le monde semblait disparaître du reste de son champ de vision. Au contraire, ses paroles éclairées avaient la couleur de l’avenir, et ses yeux rendaient confus tous les mots qu’il souhaitait lui offrir.

Mais cette insouciance avait charmé la jeune femme, et l’amour trouva sa voie sur le sable chaud. Il y eut un bon dans sa mémoire, et l’homme se revit alors au pinacle de son bonheur. Ses jumelles venaient de naître, et le sourire gravé sur ses traits ressemblait à s’y méprendre à celui de sa femme, épuisée mais béate, au milieu d’une famille pour qui tout allait bien.

Son frère avait été diplômé et travaillait désormais pour un grand groupe commercial, voyageant aux confins du monde connu pour lier les peuples au commerce de son pays. Sa sœur avait fondé une association locale, certes méconnue et parfois méprisée, mais qui pouvait annoncer un changement bienvenu dans le monde de ces femmes de rêves et d’ambition. Ses parents vieillissaient, mais ils se souvenaient, eux aussi, du chemin bienheureux qui les avaient amenés à tant de joies.

Le dernier souvenir qui remonta les flots de sa mémoire fut évidemment le plus récent, vous vous en doutez. Il se revit au mariage de sa fille, entouré par de grandes explosions d’exubérance. Il revoyait la somptueuse robe qu’elle portait, au milieu des éclats de couleurs toutes plus criardes les unes que les autres, dans un kaléidoscope des teintes de la vie. Il y avait des sourires, des larmes, des cris… Tout commençait à se mélanger dans sa tête, car comment pouvait-il rester lucide alors que le bonheur submergeait chaque recoin de son être ? C’était un jour si heureux…

L’explosion anéanti ces fugaces secondes de nostalgie. Celles-ci n’avaient plus leur place sur le sable chaud, au milieu des éclats tous plus poussiéreux les uns que les autres. Le mur derrière lequel ils s’étaient abrités tremblait à chaque nouvel impact, bien que les obus aient atterri loin de lui. Il ne savait plus combien de temps sa femme et lui avaient trouvé refuge ici. La poussière. La poussière était partout. Les flammes aussi. Il y avait du bruit, des larmes, des cris…Des gravats pleuvaient du ciel avec la force des larmes d’un dieu. Chaque nouvel assaut de la fureur des lions lâchés sur eux rajoutait une couche de poussière sur leurs peaux meurtries. Un éclat avait lacéré sa jambe, et sa femme avait toutes les difficultés du monde à respirer un air désormais vicié. Seules leurs larmes parvenaient à creuser la terre qui recouvrait leurs visages. Quelle était la raison précise de ces larmes : la peur d’une mort oubliée et ignorée, ou le souvenir des visages trop connus plaqués contre le sol qui s’était soulevé sous leurs pieds ? Est-ce vraiment une question ? Y avait-il une raison plus légitime que d’autres aux pleurs de parents venant de perdre leurs enfants, leurs parents, leurs amis ? Non, tout n’était que malheur. Mort. Feu. Violence. Ils étaient au pinacle de leur malheur. Il revoyait la mer derrière les habitations en ruines, comme si celles-ci, par leur mort des plus brutales, laissaient entrevoir un avenir jadis possible, un horizon qui aurait pu les sauver. Mais cette mer autrefois rouge était à présent cramoisie, écarlate du sang de ceux qui avaient voulu sauver leur vie et celle de leur famille, et celui de ceux qui n’avaient pu échapper à l’arène ensanglantée qui était devenue leur cité. Les fauves hurlaient et vociféraient, se jetant sur les malheureux qui avaient eu le malheur de se trouver là. Quelle étrange sensation que de savoir que la foule qui entoure ce cirque de l’horreur n’est en réalité qu’un public distrait, aveugle et sourd au malheur des autres, tandis que les Caesars étrangers, griffes d’un autre monde, conquièrent un peu plus les richesses pillées au profit de maîtres silencieux, qui par un geste du doigt décidaient du sort d’involontaires gladiateurs et martyrs, étalant leur sang, leur chair, leurs rêves et leurs souvenirs sur les gravats et la poussière recouvrant tout. L’homme n’entendit plus sa femme tousser, et lorsqu’il baissa les yeux vers elle et vers les souvenirs qu’elle incarnait, il n’y avait plus désormais que le silence, l’immobilité, le calme horrible de la mort. Son rire cristallin était désormais captif de sa mémoire, et ses yeux merveilleux avaient pris la teinte de l’effroi. Alors il pleura d’amères larmes de désespoir, et celles-ci demeurèrent ignorées, oubliées d’un public qui n’avait même pas conscience de l’horrible spectacle que dirigeaient ceux qui les gouvernaient.

Un autre obus siffla dans le lointain, funeste chant de l’annonciateur des jeux. Il déchirait le ciel qui partageait le douleur des hommes, des femmes et des enfants qui jouaient leur dernière pièce tragique. Ils n’étaient plus, pour la plupart, que des pantins désarticulés dont les fils avaient été coupés par les lauriers des empereurs étrangers, et qui désormais gisaient dans le sable chaud d’une arène ensanglantée. Une phrase lui revint subitement en mémoire alors que le sifflement se faisait de plus en plus insistant dans ses oreilles. L’avait-il lue à l’école, ou vue dans un de ces films produits par ce pays meurtrier ? Au fond, cela n’avait plus grande importance. Car ses lèvres gercées prononcèrent alors les derniers mots d’un peuple oublié :

- Ave la France, ceux qui vont mourir te saluent.

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