Nous dévalons les escaliers en bois puis rejoignons les rues de la ville. Un soldat passe près de nous, et Dahlia et moi nous cachons dans le renfoncement d’un mur.

- Wei fait circuler des patrouilles. Lui et Saeng nous traquent, chuchote-t-elle.

J’opine du chef et regarde les alentours.

- Je crois que l’on peut y aller, soufflé-je.

Discrètement, nous nous glissons hors de notre cachette et nous ruons vers des rues moins occupées, plus reculées.

- Il faut en apprendre plus sur ce traître, entrons ici.

Elle me désigne une taverne du nom de « Bière de la Lune » et j’acquiesce. Nous entrons à l’intérieur et sommes accueillis par des hommes ivres qui hurlent, chantent et parlent fort. Un homme, derrière le comptoir, essuie des verres et se tourne vers nous.

- Qu’est-ce que je peux servir à nos deux visiteurs ?

- Deux bières, lancé-je avant de m’installer à la table de ceux qui me semblent les moins ivres.

- On n’a rien pour payer, souffle Dahlia. On ne boit même pas d’alcool.

- On se débrouillera.

Les trois hommes nous toisent bizarrement, avant de plonger leur nez dans leur verre.

- Bonsoir ! Nous sommes nouveaux dans l’empire !

- Bonsoir, répond l’un d’eux. Je m’appelle Ping. Bienvenue en ville. C’est la cité principale de l’Empire de la Lune, mais l’empereur dirige quelques cités alentours. Vous devriez aller visiter la cité des Étoiles, c’est une ville magnifique, au nord.

- Ah oui ? C’est loin d’ici ? Je vous avoue, ma femme et moi avons un peu peur de circuler ici, nous avons entendu parler d’un traître.

Ping jette un regard à Dahlia.

- Votre femme, hein ?

- Oui, c’est cela. Nous nous sommes mariés il y a deux semaines et envisagions d’emménager ici. Sauf qu’avant, nous aimerions savoir si nous sommes en danger avec le traître.

Les deux autres hommes ne répondent pas, alors que Ping leur lance un regard insistant.

- Vous ne craignez rien. Le traître et sa troupe sont partis à la cité des Étoiles il y a quelques jours, ils devraient y rester un certain temps.

Dahlia fronce les sourcils.

- Vous connaissez les traîtres ?

- Ah, ça ! Si je les connais ! Mes deux amis et moi faisons parti de leur armée, nous devons les rejoindre à la cité des Étoiles dès demain.

Ping émet un rire gras.

- Une armée ? Mais c’est génial ! Je veux dire… pouvons-nous discuter de ça dehors ?

Les trois hommes nous fixent à nouveau et hochent la tête. Nous les suivons dans la rue et nous aventurons un peu plus loin de la taverne, dans un renfoncement de la ruelle.

Dahlia et moi exposons la situation aux hommes. Nous leur parlons de Xia, Chen et Jiho qui nous attendent, de Hyujin et Aria, de Sunhee. De tout.

- Hm, d’accord. Venez, suivez-nous. Nous allons vous présenter le général de notre armée.

Je souris à mon amie. Tout se passe bien. C’est presque trop facile. Une armée s’offre à nous, ou alors… Est-ce un piège ?

Dahlia perçoit mon doute et pose une main sur mon épaule.

- Tout va bien se passer. Nous y sommes presque, Hyuk.

Nous arrivons devant une maison, et lorsque nous entrons, je reconnais le visage du Conseiller Saeng.

- Ping, Jun et Shai, je vous remercie.

Un sourire arrogant étire les lèvres du conseiller. On s’est fait avoir. Je bondis en arrière, entraînant Dahlia. Il faut fuir, rejoindre la cité des Étoiles et trouver cette fameuse armée.

Ou alors ni la cité, ni l’armée n’existent.

Je suis soudain pris d’un nouveau doute.

- Pas le temps de réfléchir, Hyuk !

Dahlia attrape mon poignet et me tire hors de la maison. Ping, Jun et Shai nous courent après et les deux premiers nous interceptent. Je mords la main de Jun, mais il me donne un coup de genou dans le dos.

- Vous croyez pouvoir me fuir ? sourit Saeng.

Dahlia gémit et donne un coup de tête en arrière, en direction du cou de Ping. Il hurle une insulte et mon amie profite de cette faille pour se détacher de l’homme. Elle me libère de l’emprise de Jun et nous nous élançons en direction de la sortie de la ville.

- Ne… t’arrête… pas… halète Dahlia. On… court, on re… rejoint nos… amis… et on prend… les che… chevaux jusqu’à… la… cité… des Étoiles…

- Oui.

Nous franchissons la muraille et sautons sur nos chevaux. Je me retourne et vois les quatre hommes nous courir après.

- Pas le temps de vous expliquer, dis-je, essoufflé. On s’en va le plus loin possible.

Xia, Chen et Jiho se lancent un regard et grimpent sur leur monture.

- Allez ! hurle Chen en donnant un coup sur le flanc de son animal.

Les chevaux s’élancent sur les routes.

- Vers le nord ! indique Dahlia.

Je pivote la tête et tente de voir Saeng, Jun, Ping et Shai. Ils ne sont plus là, mais ils doivent se douter que nous sommes en route vers le nord. Il faudra faire vite une fois là-bas. Et si la cité n’existe pas, nous devrons faire demi-tour au plus vite.

Quant à Saeng, il va sûrement envoyer une lettre à Hyujin et Aria pour les prévenir de notre passage à l’Empire de la Lune. De plus, nous avons fait l’erreur de révéler à Ping, Jun et Shai que nous comptions attaquer la cité des Fleurs puis prendre le temple. Notre plan va échouer.

- Si la cité des Étoiles n’existe pas, souffle Xia, il faudra attaquer la cité des Fleurs maintenant, tant pis pour l’armée. Il faut prendre de court Aria et Hyujin, sinon ils auront le temps de mobiliser assez de gardes et de militaires pour repousser nos attaques.

- Et comment tu comptes vaincre toute la cité des Fleurs à cinq ? m’énervé-je.

- Chen et moi provoquerons un incendie dans la ville. Pendant ce temps, Jiho distraira les gardes pour que Dahlia et toi puissiez vous introduire dans le temple et attaquer les dirigeants.

- D’accord.

- Voilà le plan : on remonte à la cité des Étoiles, et on redescend directement à la cité des Fleurs dès que nous avons d’autres alliés, ou dès que nous nous rendons compte qu’on a été piégés.

J’opine du chef et explique le plan à Dahlia et Jiho, pendant que Xia en parle à Chen.

* * *

Au bout d’une heure, nous ralentissons le galop des chevaux pour passer au trot. Aucune ville ne s’est encore dessinée, nous sommes toujours dans le désert. Nous décidons de faire demi-tour et de mettre à exécution le plan de Xia.

- Il faut que l’on se repose, lance Chen. Mon cheval est épuisé, on devrait poser les tentes et passer la nuit ici.

Jiho approuve et nous descendons de nos montures. Chacun installe sa tente, puis nous nous asseyons en rond pour manger nos restes : quelques fruits, un poisson et du riz froid mais cuit.

Mon ventre gargouille encore après le repas, mais nous n’avons plus rien à manger. Chacun rejoint sa tente, et je m’installe dans mes draps.

Le soleil est couché, mais je suis encore réveillé. Cela doit faire une heure que nous sommes partis dans nos tentes, mais je n’ai toujours pas trouvé le sommeil. Mon esprit est hanté par Dahlia. Des images d’elle et moi défilent dans ma tête et m’empêchent de dormir. Je repense à notre baiser de tout à l’heure et sens mes joues brûler.

Je retire mes draps de mes jambes et sors de ma tente pour rejoindre celle de Dahlia. Mon amie est assise par terre, le dos tourné à l’entrée.

- Dahlia ?

Elle se retourne et me fixe dans les yeux.

- Qu’est-ce que tu veux ? demande-t-elle doucement.

Je m’avance, m’assois à ses côtés et soupire.

- Dahlia… Si nous ne réussissons pas l’assaut du Temple des Fleurs, nous mourons. Dans tous les cas, notre quête sera terminée.

- Oui. Soit la victoire, soit la mort. Est-ce que tu as peur ?

Je déglutis.

- Non. Je me bats pour ce que je veux. Et je suis heureux de vous avoir à mes côtés pour m’aider.

Elle ne répond rien et se contente de fixer le sol.

- Je n’aurai peut-être pas l’occasion de te reparler en privé avant l’assaut… Et… Je tenais à te dire… Au cas où nous mourrions…

Je marque une pause, les yeux rivés sur mes pieds. Mon cœur bat tellement vite. Quand j’ose enfin lever les yeux vers Dahlia, je peux voir qu’elle me regarde. Je détourne le regard et souffle :

- Je t’aime, Adahliana. Voilà, c’est dit… Je voulais vraiment que tu le saches avant de mourir.

- Hyuk…

- Tu as dit qu’on en parlerait quand on aurait le temps. Je pensais qu’on avait encore toute la vie devant nous, mais tu l’as dit toi même, soit la victoire, soit la mort. C’est peut-être la dernière fois qu’on pourra en parler. Le temps, on ne l’a pas. On ne l’a plus. C’est bientôt fini, Dahlia.

Je la regarde à nouveau et vois ses yeux rivés sur mes lèvres. Alors je me penche pour l’embrasser. Dahlia s’accroche à mes épaules et s’écarte.

- Je…

- Pardonne-moi. Tu ne ressens peut-être pas la même chose que moi, je croyais pourtant, mais…

Elle me coupe en posant ses lèvres sur les miennes. Je passe mes mains autour de sa taille et l’attire contre moi, puis je pose mon menton sur le sommet de sa tête.

- Il fallait vraiment que tu le saches avant que l’on meure.

- Pourquoi moi ?

Je plisse les yeux.

- Comment ça ?

- Pourquoi moi ? Qu’est-ce que tu me trouves ? Regarde-moi, sérieusement. Je suis un garçon manqué. Je suis musclée, je sais me battre, je…

- Et alors ? Xia est une assassine, pourtant tout le monde la trouve belle et veut la marier.

- Xia est magnifique. Elle a le teint pâle, la taille fine, elle est gracile, elle semble faible mais elle est en réalité féroce. Xia est parfaite.

- Moi je trouve que c’est toi qui es parfaite.

Dahlia rougit et m’embrasse à nouveau. Elle s’appuie un peu plus sur moi, jusqu’à me faire allonger sur son lit. Elle n’arrête pas le baiser, mais commence à retirer mon haut. Je retire mes lèvres des siennes.

- Il est trop tôt pour… ça, Dahlia.

- Hyuk… C’est… c’est peut-être notre seule occasion de… le faire…

Ses joues s’empourprent encore plus.

- Je… j’en ai envie, et… je veux te sentir proche de moi avant de… mourir…

Elle se cache le visage avec ses mains. Je la fixe, le cœur battant, puis j’attrape ses poignets pour retirer ses mains de sa tête. Je la tire vers moi pour l’embrasser, et elle se serre contre moi.

- Je… je suis désolée, on ne le fera pas, je…

- Tu sais… Je…

Je ne finis pas ma phrase et passe ma main sous son haut pour effleurer la peau de son ventre. Dahlia frissonne et ses doigts s’agrippent à mes épaules.

- Hyuk…

Je la fais taire en l’embrassant à nouveau, puis je laisse tomber ma main sur les draps.

- Je suis désolé, Dahlia… Je… je ne suis pas prêt.

Je vois bien le trouble de Dahlia, pourtant elle sourit et hoche la tête.

Je suis un imbécile.

J’ai seize ans, j’aime Dahlia, je vais probablement mourir, j’ai l’impression que j’ai envie de le faire avec elle, alors pourquoi j’ai un blocage ? C’est toujours moi le problème. Je suis sûr que Hyujin est allé jusqu’au bout la première fois qu’Aria et lui ont…

Mais qu’est-ce que je raconte ?!

Il faut vraiment que j’arrête de comparer ma vie à celle de Hyujin, surtout quand il est question d’amour. Ça devient vraiment étrange.

Est-ce que, inconsciemment, même si je le déteste, le fait qu’il soit mon grand-frère me pousse à prendre exemple sur lui ? Est-ce que Hyujin est mon modèle ? C’est vrai que quand j’y pense, j’aimerais lui ressembler parfois.

Il est dirigeant, il sait se battre, il est fort, riche et beau, et il y a probablement pleins de filles qui ont voulu l’épouser. Il est respecté, intelligent… Mais surtout… Il a une famille. Il a un enfant, une femme qui l’aime et dont il est fou amoureux. Il a tout ce qu’il veut.

Alors que moi, je suis quoi ?

Un imbécile. Un homme violent. Un manipulateur. Un meurtrier.

Un enfant fantôme.

Je n’ai rien pour moi : je suis tout frêle, je suis certainement laid, je repousse la fille que j’aime après lui avoir déclaré mes sentiments.

Je suis raté. Un cas désespéré.