Le souffle du dragon

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Au terme d’une ascension ponctuée de nombreux jurons quand un sac ou un vêtement se prenait dans les branches, ils posèrent le pied dans la forêt. Comme ils l’avaient vu d’en-bas, seules quelques essences se partageaient le terrain. Les charmes dominaient, ne laissant qu’un peu de place à quelques hêtres et de plus rares cèdres. Entre les troncs s’étendait un fouillis d’épineux et de buissons qui promettait une traversée difficile et, en certains endroits que les arbres avaient délaissés, des tapis de ronces. Du fond du défilé, ils n’avaient rien entendu de la faune qui vivait ici. Maintenant, un concert de pépiements d’oiseaux et d’autres cris témoignait de la richesse de la faune et laissait augurer de bons repas.

- On va rester sur le bord, faire le tour pour trouver ce passage qu’on aurait dû emprunter. La route que l’on a vue dans notre rêve partait de là, il faut la trouver pour éviter de tourner en rond là-dedans.

- Continuons dans la même direction qu’hier alors. Inutile de revenir sur nos pas jusqu’au torrent et ensuite au chemin que nous avions suivi.

Ils se mirent en route. Veynhy avait passé par-dessus sa robe de peau une partie des vêtements de rechange de Danka pour se protéger du froid mais elle marchait nu-pieds, la voyageuse n’ayant d’autres chaussures que celles qu’elle portait. Yanel prépara son arc et gardait une flèche à la main, prêt à abattre le moindre gibier qui passerait la truffe.

- Je me demande si la déchirure, quand elle repassera, emportera l’arbre qui nous a permis de grimper.

- Difficile à dire, on verra si on repasse par là.

En bordure du précipice, ils pouvaient avancer sans que la végétation ne les gêne trop. Les kilomètres défilèrent, Yanel gâcha deux flèches à tirer sur une ombre qu’il avait prise pour un chevreuil, s’attirant comme d’habitude les remarques narquoises de sa sœur.

- Si tous les chasseurs tiraient comme toi, on ne mangerait jamais de viande. Tu raterais même un cerf aveugle à dix pas.

- Et bien, éblouis-nous avec ta fronde sœurette. Mais on a vu cette dernière semaine ce qu’on mange quand on doit compter sur toi pour les provisions.

- Mais je nous ai trouvé à manger chaque jour, je te signale. Tandis que toi, quand tu tirais sur un oiseau, on devait faire gaffe de ne pas nous prendre ta flèche quand elle retombait.

Elle jeta un coup d’œil vers la haut-rêvante qui avançait avec un peu de peine, le visage crispé. Délaissant sa querelle avec son frère, elle vint marcher à ses côtés.

- Tu n’as rien bu encore depuis ce matin, ni rien mangé. J’ai compris que tes rêves de la dernière nuit te hantent mais tu ne peux pas continuer comme ça.

Elle prit une outre d’eau et la lui proposa.

- Bois au moins une petite gorgée d’eau.

Veynhy glissa un regard rapide vers l’outre et grimaça de dégoût.

- Non, ça va, je n’ai pas soif.

- A d’autres.

Elle la dépassa et se planta devant elle, débouchant l’outre et en but deux gorgées.

- Tu vois, un peu d’eau ne peut pas faire de mal. Je vois bien que tu as soif et mal au ventre tellement tu as faim. Tu n’as déjà presque rien mangé hier. Bois juste une gorgée.

- NON, cria Veynhy en repoussant l’outre qui tomba par terre. Laisse-moi tranquille.

Danka n’insista pas et ils reprirent leur route.

- Désolée, je ne veux pas te forcer mais ça me fait mal de te voir dans cet état.

En milieu d’après-midi, Lézandre décida d’arrêter pour aujourd’hui et d’installer leur campement.

- On n’a pas de raison de se presser maintenant que la déchirure ne peut plus nous atteindre. Yanel, va voir dans les taillis si tu repères des traces de passage. Tu pourras tendre quelques collets. Les filles, faites une bonne provision de bois. Je préfère qu’on puisse avoir un bon feu pendant toute la nuit. On ne sait pas s’il y a des animaux dangereux alors je préfère avoir de quoi les éloigner.

Il s’occupa de déblayer un bon espace pour dresser leur campement et faire du feu sans risquer qu’il ne se propage à la végétation. Quand vint l’heure des épées, ils se retrouvèrent autour du feu, à surveiller la cuisson du poisson. Veynhy gardait le regard plongé dans les flammes, comme hypnotisée, tandis que les autres discutaient de leurs projets du lendemain. La nuit allait bientôt tomber que la jeune haut-rêvante s’étendait près des flammes et fermait les yeux. Elle n’avait toujours rien bu ni mangé et, s’ils s’en inquiétaient, ses compagnons de route n’avaient plus insisté.

- Je ne l’aurais pas cru avant de le voir mais ce don a aussi de mauvais côtés. Elle faisait peine à voir aujourd’hui.

- Oui, dire qu’en plus les hauts-rêvants doivent cacher leur don là où ils passent, sans quoi ils risquent la mort, ou pire encore.

- Comme quand vous avez rencontré maman ?

- Oui, même s’il y a pire que ce village pour les hauts-rêvants. Là-bas, celui qui accuse quelqu’un de haut-rêve a intérêt à ne pas se tromper, sinon il fait le grand saut lui aussi.

- Cela me fait penser, quand on retournera vers des contrées habitées, il faudra la prévenir de ne jamais révéler son don et de ne jamais en faire usage. Elle nous l’a dit sans savoir que dans bien des lieux, cela lui vaudrait une condamnation à mort.

Quand on sait que le Second âge, connu comme l’âge des Magiciens, se termina dans un cataclysme lorsque les dragons se réveillèrent en masse à cause de tous les excès des hauts-rêvants dont les pouvoirs avaient atteint des sommets jamais égalés depuis, on comprend la haine que, presque partout, on leur voue désormais. Et vu qu’il vaut mieux prévenir que guérir, toute personne suspectée de pratiquer le haut-rêve connaît un sort funeste.

- On devrait la ramener chez nous lorsqu’on décidera de rentrer. Elle n’a jamais connu que sa forêt et son village, je ne donne pas cher d’elle si elle se retrouve toute seule. Même s’il faudra qu’elle évite d’utiliser son don chez nous aussi.

- On a un peu parlé ce matin, ce don lui pèse en fait. Regardez aujourd’hui, ce qu’elle vit après avoir juste enchanté une décoction. Et elle fait ça tous les jours chez elle. Je crois que si elle peut vivre sans avoir à utiliser le haut-rêve, ça ne l’empêchera pas de dormir. Bien au contraire.

- Mais en attendant, elle pourra nous rendre de grands services. Quand on voit comme elle peut remettre quelqu’un sur pied. Je n’aurais jamais imaginé cela possible.

- On verra. Elle aura le temps de découvrir ce monde et elle pourra faire son choix. Il faudra voir comment elle va réagir quand elle comprendra qu’elle ne reverra jamais les siens.

- Bah, je saurais lui faire oublier sa peine, conclut Yanel.

Dans la lumière du soleil levant, Yanel s’éloigna du campement pour aller relever les collets. Il revint bredouille et mais put faire provision de mures qui foisonnaient dans les environs. Lézandre se réveillait lorsqu’il revint au campement.

- Allez, debout tout le monde, voilà le petit-déjeuner.

Il présenta en premier le sac de fruits à Veynhy, espérant qu’elle n’allait pas encore, comme la veille, refuser toute nourriture. Mais cette nuit, aucun dragon n’avait hanté les songes de la haut-rêvante qui se réveilla avec une meilleure mine et un appétit féroce qui fit disparaître une bonne partie de la cueillette. Cela rassura ses compagnons de voir que si les dragons punissent ceux qui viennent les côtoyer de trop près, ils n’ont pas la rancune tenace.

- Ah, ça fait du bien. J’avais l’impression d’avoir de la cendre dans la bouche. J’ai sans doute dormi trop près du feu, conclut-elle après avoir vidé à moitié une outre.

- Sans doute, acquiesça Danka avec un sourire.

- Je ne veux pas gâcher l’ambiance, intervint Lézandre, mais on ne sait pas ce que nous réserve cette forêt, quels dangers et pièges nous attendent. Tu nous as dit que des chèvres-pieds sévissent dans ta forêt, as-tu appris à te battre ?

- Oui, tout le monde sait se défendre chez moi, avec un bâton ou un couteau.

- Bien, prends mon couteau alors, dit-il en lui tendant sa lame. Si jamais nous croisons un animal dangereux, reste derrière nous avec Danka mais je préfère te savoir armée.

La journée passa lentement, monotone, sans aucune variation du paysage. Sous leurs pieds, le défilé ne montrait aucune sortie, aucun endroit où se réfugier lorsque la déchirure les aurait rattrapés. Ils la virent d’ailleurs passer à deux reprises, régulière comme une horloge. Ils avaient repris la route après avoir mangé les derniers poissons quand un cri lointain retentit au cœur de la forêt. Ils s’arrêtèrent aussitôt et saisirent leurs armes, cherchant dans les fourrés le moindre mouvement.

- Ça semblait venir de loin, remarqua Yanel. Drôle de cri, on aurait dit un rire. Tu connais un animal avec un cri pareil ?

Lézandre secoua la tête.

- Jamais rien entendu de tel. Ça venait de loin heureusement, j’espère en tout cas qu’il ne s’agit pas de harpies, surtout si près d’un précipice.

Ils restèrent un bon moment aux aguets puis, le cri n’ayant plus retenti, reprirent la route, les sens en alerte. Plus rien cependant ne vint troubler le calme de la journée.

Ils s’arrêtèrent dès le début de l’heure du dragon, ils voulaient consacrer du temps à trouver du gibier et aussi un point d’eau. Ils laissèrent leur sac et commencèrent à battre les fourrés, les deux filles jouant les rabatteuses. Cela leur prit plus d’une heure mais un couple de klampins vint récompenser leurs efforts et finit sur une broche. Ils n’avaient en revanche pas trouvé de point d’eau alors que leurs réserves diminuaient.

- Je m’en occupe, proposa Veynhy.

Comme la veille, elle plongea dans un demi-rêve puis pointa le doigt vers un point un peu à l’écart du campement. En un instant, la magie qu’elle venait d’utiliser transforma toute une masse de roche en un bassin rempli d’eau, profond d’un bon mètre.

- Magnifique, la complimenta Danka. On va pouvoir se baigner après avoir fait le plein d’eau. On en a tous besoin, insista-t-elle en regardant ses deux compagnons.

La soirée passa dans la bonne humeur. Un bain et un copieux repas font des merveilles pour des voyageurs qui ont crapahuté pendant des jours.

Le lendemain, ils marchaient depuis un peu plus d’une heure lorsqu’il trouvèrent, à la sortie d’un bosquet dense, le chemin par lequel ils avaient prévu d’atteindre la forêt. Point d’escalier comme dans leur rêve mais bien une fracture dans la roche à l’accès périlleux. Dans le prolongement, ils devinaient les vestiges d’une ancienne route pavée envahie par la végétation. En contrebas, dans le défilé, un chemin s’ouvrait à travers les Terres des Grandes Cicatrices, celui par lequel ils auraient dû arriver.

- Voilà, nous l’avons trouvée. Tu ne nous aura égarés que d’une trentaine de kilomètres petite sœur.

- A ta place, je ne ferai pas le malin si près d’un précipice petit frère.

- Ça n’a pas l’air très praticable vu d’ici, la descente. On aura intérêt à s’assurer avec une corde avant de s’aventurer là-dedans. Sinon on a toutes les chances de se rompre le cou.

Occupés à examiner la faille dans la falaise, ils n’entendirent pas la créature qui approchait dans leur dos, sous le couvert de la végétation. Elle poussa un rire hystérique en chargeant les voyageurs. Ils n’eurent que le temps de se retourner pour voir bondir sur eux une créature ressemblant vaguement à un homme, à la peau d’un gris noir pas naturel et aux bras terminées par des serres tranchantes. Elle sauta sur Lézandre, essayant de le mordre à la gorge, mais le vieux voyageur eut le réflexe de lever les bras pour se protéger. Il bascula en arrière, les crocs de la chose lui broyant les os et ses griffes lui labourant les côtes. Yanel tira son épée dragonne et attrapa sa sœur pour l’abriter derrière lui, puis il se rua au secours de leur ami. Il frappa la créature à l’épaule et elle bondit à l’écart, abandonnant Lézandre pour faire face à son nouvel adversaire. Elle allait à droite et gauche, bondissait en tous sens pour éviter les coups d’estoc et chercher une ouverture. Danka avait tiré son esparlongue et s’avança pour épauler son frère, tandis que Veynhy portait secours au voyageur tombé. Il perdait du sang par de nombreuses plaies mais heureusement, son armure avait rempli son office et aucune de ces plaies ne mettait ses jours en danger.

Les deux jumeaux mettaient toute leur habilité dans le combat et avaient réussi a porter quelques coups. Un sang sombre et épais coulait de ses plaies mais avec pour effet surtout de décupler sa rage. Eux-mêmes n’avaient pu éviter certains coups de griffes et serraient les dents pour contenir la douleur. Danka profita d’une ouverture que lui offrit une botte adroite de son frère pour planter profondément sa lame dans la cuisse de la créature mais se faisant, elle avait aussi ouvert sa garde. Gueule en avant, le monstre se jeta sur elle et planta ses crocs profondément dans son bras qui se brisa sous la force de la mâchoire. Et au contraire des deux autres voyageurs, elle ne portait pas d’armure, les griffes se plantèrent sans mal dans son torse et déchirèrent les chairs jusqu’au ventre. Elle allait arracher les entrailles de la jeune fille quand l’épée dragonne de Yanel transperça la créature de part en part qui bascula sans vie sur le côté.

- DANKA ! hurla-t-il en se précipitant sur sa sœur dont le visage devenait livide.

Il dégagea son manteau et arracha littéralement la chemise en lin qu’elle portait pour révéler l’affreuse blessure. Il plaqua ses mains sur les plaies pour arrêter l’écoulement de sang mais s’il avait déjà assisté Lézandre, il n’avait jamais vu de blessures aussi graves. Veynhy surgit à ses côtés et le bouscula pour prendre sa place. Comme les autres hauts-rêvantes de son village, elle avait appris très jeune à maintenir les blessés en vie assez longtemps pour qu’ils puissent boire une décoction enchantée. Mais elle réalisa très vite qu’elle n’arriverait pas à la maintenir longtemps en vie, les serres du monstre avaient transpercé le poumon.

- Yanel, cria Lézandre, couché près de son sac qu’il avait vidé, donne-lui ça.

Il tenait en main une décoction de bélidane qu’ils avaient préparé le jour de leur rencontre avec la haut-rêvante. Yanel courut la prendre et attrapa Veynhy par l’épaule pour la tourner vers lui.

- Prends ça ! Souffle du rêve dedans !

Elle prit la potion et indiqua à Yanel où appuyer sur la plaie pour contenir le sang. Elle inspira profondément et plongea dans un demi-rêve qui la ramena dans la forêt. Elle sentit une présence, une présence familière mais redoutable en ces circonstances. Devant elle, un blessé tentait de s’accrocher à la vie. Elle s’acharnait pour l’y aider mais sa faible expérience n’y suffisait pas. Dans un dernier râle, il rendit son dernier souffle et elle resta longuement figée devant le premier échec de sa vie de guérisseuse. Depuis, il lui arrivait souvent, dans les Terres médianes, de revivre ce souvenir et rester captive de ce reflet d’un ancien rêve. Elle ne pouvait cependant se le permettre aussi, plutôt que de tenter une fois encore à stabiliser le guerrier blessé, elle tourna le dos à ce souvenir et quitta la forêt. Elle entra dans la cité qui bordait les bois où elle pourrait tenter de trouver un écho favorable à son chant de guérison. Sauf qu’elle ne connaissait pas cette cité où d’innombrables ruelles formaient un véritable labyrinthe. Elle trouva une petite place qui abritait en son centre une vielle fontaine. Faute de trouver mieux, elle entonna son chant. Quand mourut la dernière note, elle trempa ses doigts dans l’eau et revint près de ses compagnons. Mais en vain, elle n’avait pas eu l’oreille des dragons et ne ramenait rien de leur magie. Elle remonta dans les Terres médianes, déterminée à rejoindre la cité qu’elle connaissait. Elle se rua hors de la ville et à travers les collines et la désolation quand, arrivée sur le pont qui enjambait le fleuve de l’oubli, elle vit un énorme tourbillon, charriant pierres, branches, poussière et eau lui bloquer le passage. Elle ne pouvait prendre le risque que le tourbillon l’emporte, chaque seconde comptait, alors elle traversa le pont, comme si aucun obstacle ne lui barrait le passage, et entra dans la ville, sans un regard en arrière. Les Terres médianes regorgent de pièges tirés des souvenirs du haut-rêvant et aussi de la conscience si proche des dragons. Le haut-rêvant doit s’y confronter et réussir à les surmonter grâce à sa propre maîtrise des courants de rêve, avec toujours le risque d’échouer. Mais il peut aussi nier leur réalité et poursuivre sa route, sauf qu’en faisant cela, il met en péril son propre équilibre au sein du Rêve et perturbe la sérénité des Grands Rêveurs. Elle venait de le faire par deux fois et d’attirer sur elle l’attention des dragons. Comme on souffle pour se débarrasser d’un insecte qui vole près de notre tête, les dragons soufflèrent vers elle. Elle venait d’atteindre le sommet de la tour et recueillir la larme de la gravure lorsque le souffle la frappa. Elle redescendit et plongea un doigt dans la décoction qui s’imprégna de la magie qu’elle avait ramené.

- Fais-lui boire tout de suite, dit-elle à Yanel en lui tendant la décoction.

Puis toute la force du souffle du dragon la frappa.

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