Chapitre 22

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Sur le pas de la porte trônent les bagages de Manuel : la mallette de son ordinateur, deux sacs de matériel photographique, un autre pour ses effets personnels. Le jeune homme monte trois jours à la capitale pour réaliser le reportage photo d’un groupe pop en concert.

- Tu ne veux vraiment pas que je t’accompagne jusqu’à la gare ? Tu es chargé tout de même, insiste Éric.

- Non, reste au chaud, ça va aller. Et puis une fois dans le métro, il faudra bien que je me débrouille. Je dois filer maintenant. Bye mon loulou !

Son compagnon l’enlace amoureusement.

- Travaille bien et… sois sage. Tu vas être entouré de types sexy.

- Hum, hum… des conditions pénibles, il est vrai, acquiesce Manuel, avec malice. Toi aussi, sois sérieux.

- Oh moi, à part déjeuner avec Adèle demain, je ne verrai personne.

- Embrasse-là pour moi et dis-lui que je suis fier d’elle. Elle a tenu tête à sa mère, enfin… à votre mère. Je veux tous les détails à mon retour.

- Promis, je te raconterai ça le 24 au soir. À très vite, bébé, dit Éric, après un dernier baiser.

Le jeune homme s’adosse à la porte refermée et soupire. Rester seul au moment où les fêtes se préparent ne lui sied guère. Chaque année, Noël le déprime. Seul la présence et l’humour de Manuel lui permettent de traverser cette période sans trop cafarder. Heureusement, le tête-à-tête prévu avec Adèle comblera un peu le sentiment de solitude qu’il sent déjà poindre et lui nouer la gorge. Il n’aurait pourtant pas cru, quatre mois plus tôt, pouvoir se sentir si proche de sa sœur. Cette relation nouvelle l’a réconcilié avec l’idée d’appartenir à une famille malgré ces dernières années de « guerre froide ». C’est lui que la jeune fille a appelé après son altercation du dimanche, comme elle l’avait déjà fait après son infidélité à Fred. Être son confident lui restitue la place de frère qu’il pensait avoir définitivement perdue.

En même temps, la crise provoquée par l’annulation du mariage révèle, une fois de plus, l’incapacité de sa mère à éprouver de l’empathie pour qui déroge à ses principes. Cette posture immuable le désespère de retrouver un jour l’amour maternel. Mais son père ? Il n’a pas accablé Adèle de reproches et en a même fait les frais au point de quitter la scène. Peut-être souffre-t-il de la situation ? Ne serait-il pas temps de reprendre contact avec lui ?

Éric décide d’en avoir le cœur net sans plus attendre. À cette heure, il devrait trouver Charles à son cabinet. Trente minutes de marche à pied par ce froid vif lui feront le plus grand bien. Et dire que Manuel vient de lui enjoindre de rester douillettement au chaud ! S’il le voyait…

Au moment où il entre dans le hall d’accueil, Éric éprouve les mêmes réminiscences que l’été précédent, dans la villa du bord de mer. Tout le ramène très loin en arrière, au temps de son enfance. Si le sol et les peintures ont été refaits, la configuration des lieux demeure inchangée. Il s’agit d’un de ces cabinets de ville, à l’ancienne : un quatre pièces en rez-de chaussée d’un immeuble bourgeois, aménagé pour deux médecins seulement, de part et d’autre du bureau de la secrétaire et de la salle d’attente. Éric aimait s’y arrêter au retour de l’école pour embrasser rapidement son père, souvent le seul baiser de la journée, tant les horaires à rallonge de Charles le tenait éloigné du domicile familial. Le petit garçon d’alors n’était pas peu fier de décliner son nom à la secrétaire qui le connaissait parfaitement mais faisait mine d’accueillir pour la première fois le jeune patient.

- Bonjour monsieur, votre nom s’il vous plaît ? lui demande la nouvelle assistante, à peine plus âgée que lui.

- Je n’ai pas rendez-vous…

- Ah, mais cela ne va pas être possible de consulter un médecin aujourd’hui, tous leurs créneaux sont complets.

- Je viens voir le docteur Fontenac, je suis son fils.

- Oh pardon ! Je vais le prévenir, il est avec un patient.

- Ne le dérangez pas, je vais attendre qu’il ait terminé ses consultations.

- Mais cela risque d’être long. Il ne prend sa pause qu’au déjeuner et souvent, en retard.

- Ne vous en faites pas, je vais attendre, répète le jeune homme en se dirigeant vers la pièce voisine.

Malgré l’heure matinale, deux personnes occupent déjà les fauteuils de la salle d’attente. Éric les salue et s’installe face à l’entrée laissée ouverte. Il soulève les revues à disposition pour en choisir une et sourit. Entre les hebdomadaires d’actualités politiques et les magazines consacrés au cinéma, l’abonnement commandé par son père ne fait aucun doute. Quant à son collègue, il penche visiblement pour un parti conservateur. Dix minutes s’écoulent avant qu’il ne reconnaisse la voix de Charles prenant congé de son patient. Une phrase de son assistante et il paraît dans l’embrasure de la porte, la mine inquiète.

- Éric ! Tu es malade ?

- Bonjour papa. Je vais bien, t’inquiète pas. Je passe juste pour… pour te parler.

- Eh bien, si ce n’est pas long, je peux prendre cinq minutes maintenant…

- Non, non, j’ai tout mon temps. J’attendrai ta pause.

- Vraiment ? Tu es sûr ?

- Oui, oui. Fais comme si je n’étais pas là. À ce midi.

- Bon. Dans ce cas, c’est à vous, madame, déclare Charles en se tournant vers sa patiente.

La femme, éberluée par la conversation qu’elle vient d’entendre, jette un œil suspicieux au jeune homme avant de suivre le docteur. L’autre personne, un vieil élégant en veste croisée et foulard assorti, se replonge subitement dans sa lecture au moment où Éric pose les yeux sur lui.

Les heures passent et tandis que les malades se succèdent dans la salle d’attente, Éric patiente sans sourciller, comme un voyageur en transit dans un hall de gare ou d’aéroport. À chaque nouveau rendez-vous, Charles se retrouve face à son fils et l’observe à la dérobée. Son attitude calme et déterminée ne cesse de le surprendre, lui dont il connaît le caractère sanguin. Ils échangent ainsi, tantôt un regard, tantôt un sourire, une bonne douzaine de fois dans la matinée.

Vient enfin l’heure du déjeuner et le médecin invite ce patient un peu particulier à prendre place de l’autre côté de son bureau.

- Tu ne manges pas ? demande Éric, en s’asseyant dans un confortable siège en cuir.

- J’ai demandé à ma secrétaire de me rapporter un sandwich tout à l’heure.

L’homme passe une main dans ses cheveux mi-longs et s’installe à son tour, visiblement fatigué. L’âge a marqué son visage mais ses traits ont conservé leur beauté altière.

- Alors ? interroge-t-il. Que me vaut cette visite impromptue ?

- Je suis venu voir comment tu allais.

- Comment je vais ? Mais... bien. Pourquoi j’irais mal ?

- À cause des événements récents.

- Ah ! …Tu parles d’Adèle et de sa rupture, je suppose.

- Oui, et de sa dispute avec maman, dimanche dernier. Tu en as eu pour ton grade, toi aussi, paraît-il.

Charles marque une pause puis se penche en avant, les bras croisés sur le bureau massif.

- J’étais persuadé que tu venais me reparler de ce prêt immobilier, maintenant que le mariage est annulé.

Éric écarquille les yeux de stupéfaction, une moue réprobatrice sur les lèvres.

- C’est ainsi que tu m’imagines, papa ? En vautour cupide ? Je n’ai pas songé une seconde à l’argent dont je pourrais profiter, figure-toi ! J’ai de la peine pour Adèle, au contraire.

Le garçon est atterré par les propos de son père. Comment peut-il se méprendre à ce point sur son compte ?

- Excuse-moi, concède ce dernier. Je suis un peu chamboulé, il est vrai. Sale affaire, hein ? Mais j’ose croire en une possible réconciliation, leur couple mérite une seconde chance. T’as des nouvelles de Fred, toi ?

- Non. Adèle m’a défendu de l’appeler. Elle préfère gérer cela seule.

- Hum… je vois. Elle a sans doute raison.

- Tu lui as dit, ça ?

- Quoi ?

- Que t’espérais les revoir ensemble, qu’elle pouvait compter sur ton soutien.

- Non, soupire Charles.

- Pourquoi ? Tu as peur de maman, c’est ça ?

Le ton d'Éric s'est fait soudainement agressif.

- Non ! s’offusque le père. Peur de ta mère, moi ? Sûrement pas !

- Alors pourquoi as-tu fui, dimanche ? Tu pouvais appuyer ta fille au lieu de la laisser se faire insulter par sa mère. Ça lui aurait fait du bien, crois-moi.

- Tu es venu me faire des reproches finalement ? Je te pensais inquiet pour moi !

- Je voudrais comprendre, papa. Comprendre pourquoi tu n’es jamais là quand on a besoin de toi ! Pourquoi tu laisses toujours maman prendre le dessus !

- Je ne vois pas de quoi tu parles.

- Vraiment, papa ? Tu veux que je te rafraîchisse la mémoire ?

Éric s’est avancé sur son siège pour s’accouder sur le bureau, à quelques centimètres de son père.

- Souviens-toi, il y a dix ans, le jour où je suis parti définitivement de la maison. Maman me traitait de tous les noms et je ne t’ai pas entendu, une fois, prendre ma défense. Je te croyais de son côté, à l’époque, mais je réalise maintenant que t’avais juste pas les couilles de t’opposer à elle !

- C’est ça, sois grossier. Cela va sûrement arranger les choses…

- Désolé papa mais je suis pas d’humeur à faire de belles phrases. Ça me rend dingue de te voir reproduire la même chose avec Adèle. Moi, c’est du passé mais pour ma sœur, ça craint. Elle a besoin de ton aide pour s’affranchir une fois pour toutes de maman. Alors quand vas-tu oser clouer le bec à ta mégère de femme ?

- Mais tu parles de ta mère, là !

- C’était ma mère ! Je l’ai perdue et j’en crève ! Mais je dois m’y résoudre : elle ne changera jamais. Si au moins, j’avais un père à la hauteur, je pourrais avancer et Adèle aussi !

Éric accompagne ses invectives de coups de poing sur le bureau à chaque fin de phrase. Face à un Charles stoïque, il poursuit sa harangue.

- C’est bien beau de parader à ton cabinet ou devant tes amis. Ah ça, t’en mets plein la vue avec ta dégaine d’aristocrate et ta culture ! Comme je t’admirais, tout gosse, en t’écoutant dans les dîners mondains, décrire les vins de choix que tu exhibais pareils à des trophées de chasse ! Même si je te voyais peu et toujours en vitesse, j’étais fier de porter ton nom, celui d’un riche médecin, mélomane et cinéphile averti. Mais je ne suis plus un enfant et je vois clair maintenant. Tu es lâche, papa. Tu fuis devant ta femme, tu fuis tes responsabilités de père pour te réfugier là, dans ton cabinet, derrière ce bureau.

Éric se rejette en arrière, au fond du fauteuil, brusquement abattu par ses propres paroles. Un silence pesant s’installe dans la pièce tandis que les deux hommes, tête baissée, se terrent dans leurs pensées. On toque à la porte et Charles, enfin, sort de son mutisme.

- Oui, entrez.

- Je vous ai déposé votre sandwich à l’accueil, monsieur Fontenac, annonce la secrétaire. Vous avez un quart d’heure avant la prochaine consultation.

- Ah, merci bien, j’arrive.

- Je vais te laisser déjeuner, déclare alors Éric, en se levant. Au revoir papa, merci de m’avoir écouté.

Sans attendre de réponse ni même regarder son père, le jeune homme sort.

Sur le coin de son bureau, le médecin saisit un cadre où se loge une photo aux couleurs passées. Il se perd de longues minutes dans sa contemplation. Sur le cliché, Hélène sourit avec Adèle dans ses bras. Devant elle, un garçonnet brun pose fièrement.

De retour chez lui, Éric met un moment à récupérer de cet entretien. Il n’avait pas prévu de s’emporter ainsi ni même soupçonné avoir tant de rancœur contre son père. Le voilà bien avancé maintenant qu’il lui a craché ses reproches au visage. Pour une tentative de rapprochement, c’est gagné !

L’après-midi s’écoule lentement et aucune de ses occupations, professionnelles ou non, ne parvient à le libérer du sentiment de gâchis provoqué par cette entrevue ratée. Alors quand dans la soirée, son téléphone sonne, il se précipite, impatient de retrouver la voix réconfortante de Manuel. Mais à la place s’affiche le numéro de sa sœur.

- Salut ma grande. J’aurai pas mal de choses à te raconter demain, moi aussi.

- …

- Allô, Adèle ?

- Éric…

- Oui ?

- … Papa a fait un infarctus.

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