La princesse et le dragon
Il était une fois un royaume en paix. Le roi et la reine avaient été comblés de tous leurs vœux par la venue au monde de jumeaux. Un petit garçon prénommé Axel et Rose, la fillette, tous deux d’adorables blondinets. Ils grandirent en apportant la joie autour d’eux. Comme ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau et qu’ils étaient très complices, ils se plaisaient à faire des farces autour d’eux. Tous, de la plus humble servante jusqu’au roi lui-même, en firent les frais. L’histoire du coussin péteur sur le trône royal durant une conférence officielle, fit, à juste titre, beaucoup de bruits. Les jumeaux s’en sortirent avec une fessée mémorable mais continuèrent leurs plaisanteries — en évitant désormais d’en organiser durant les réceptions officielles.
Puis vint un jour funeste où un dragon revêtu d’écailles noires et rouges se montra dans le royaume, détruisant tout sur son passage, brûlant les maisons, dévastant les champs, calmant sa faim avec les troupeaux et sa soif avec le sang des habitants.
Le roi leva donc une armée sur la bête. Un plan ingénieux fut mis au point, pour faire le maximum de dégâts avec le minimum de blessés. Après deux jours de bataille intense, le monstre parut succomber. Puis dans un cri de rage, il annonça qu’il s’en irait de ce royaume sans manquer de se venger.
Cette vengeance ne consistait en rien en un pillage, tout était déjà détruit. Au contraire, le reptile écarta ses longues ailes percées de flèches et de trous de catapultes. D’un mouvement vif, il s’éleva dans les airs, soulevant la poussière et ballotant les soldats. Il s’éloigna rapidement mais son but fut vite compris :
— Il se dirige vers le château ! hurla le roi.
Toute l’armée courut jusqu’à la capitale. Pas une flamme ne s’en échappait, pas un feu. Un instant, des soupirs de soulagement furent poussés. Puis les soldats remarquèrent le silence profond de la ville. Pas un bruit. Les chevaux se taisaient, les nourrissons aussi. Le silence était total et angoissant. L’armée elle-même se montra plus silencieuse, faisant attention à poser doucement les pas. Les destriers avançaient avec la plus grande discrétion. Puis soudain, le roi piqua sa monture et galopa vers la cour, piqué par un pressentiment funeste.
Sur le plus haut balcon, il trouva sa femme et sa fille, agenouillée au sol, enlacées dans la douleur, regardant désespérément l’horizon, des torrents de larmes sur les genoux.
Le dragon avait enlevé le prince.
Le choc fut grand, jamais on n’avait entendu parler d’un dragon enlevant un garçon. Des princesses, oui, les témoignages abondaient à la pelle, mais un garçon.
— Cette bête s’est trompée, annonça Rose. Elle a voulu me prendre et m’a confondu avec mon frère.
Cela allait sans dire : la reine elle-même se trompait. Que dire d’un saurien qui ne les avait jamais vu ? En homme pratique, le roi n’attendit pas une seconde, il se dirigea vers la tour du magicien de la cour. Le dragon s’était envolé depuis longtemps mais l’érudit avait sûrement le secret d’un sortilège qui permettrait de le repérer. Dix minutes et un poulet sacrifié plus tard, le roi et ses plus fidèles chevaliers avaient pu visualiser au travers des reflets irisés d’un miroir magique l’arrivée du dragon et du prince dans son repaire. Le départ fut remis au lendemain.
Les sentiments de Rose hésitaient entre la culpabilité et la rage. Minuit était passé lorsqu’elle tourna l’anneau à son doigt. Une forme éthérée apparut devant elle puis se précisa peu à peu :
— Bonjour Marraine. Comment allez-vous ?
— Rose ! Que se passe-t-il ? Il est rare que tu me convoques ainsi.
— Un dragon est venu et a enlevé Axel.
— Je venais d’apprendre ça quand tu m’as appelée. Mais les chevaliers de ton père se chargeront de le ramener, n’aie crainte.
— Peut-être ou peut-être pas. La bête s’est relevée alors qu’ils pensaient l’avoir vaincue. Je vais les accompagner.
— Tu es folle ! Jeunette comme tu es, jamais ton père ne te laissera faire.
— Pas si vous m’aidez. Vous êtes la plus puissantes des faes, vous pouvez me protéger. Ou laisseriez-vous votre filleule affronter un dragon seulement armée de son aiguille à broder et vêtue d’une chemise de nuit ?
Rose arborait un grand sourire volontaire. Laenette, sorcière des faes, comprit qu’elle ne pourrait pas la détourner de ses projets. Il n’y avait plus qu’à l’aider.
— Et que veux-tu ?
— Je veux me venger de ce dragon qui a eu le culot de s’attaquer à mon sang, à la moitié de moi-même ! Il n’existe aucun équipement à ma taille, procurez-en-moi.
La fea toucha de son auriculaire la chemise brodée de la jeune fille. La mousseline se transforma en une armure blanche ornée de nombreuses gravures. De son annulaire, elle toucha l’aiguille à broder. Cette dernière s’allongea, s’allongea et se métamorphosa en une lance du métal le plus résistant et le plus léger qui soit. La marraine se rapprocha de la fenêtre, forma un triangle de ses index et de ses pouces et le dirigea vers les écuries. Un hennissement puissant se fit entendre.
— Ta haquenée est maintenant un destrier blanc intrépide. Je ne peux que t’offrir les outils de ta quête mais tu n’auras que ta volonté et ton courage pour la mener à bien.
Déjà l’aube se montrait, l’armée se réveillait et se rassemblait pour se mettre en marche.
— Va, Rose, mon cœur t’accompagne mais je reste ici pour faire croire à ta présence.
Alors elle se transforma en la copie conforme de Rose et d’Axel. Elles s’embrassèrent et Rose s’éloigna par un passage dérobé jusqu’à enfourcher son nouveau destrier.
Elle se joignit sans peine à la colonne et étrangement, aucun seigneur ne fut surpris de sa présence. La jeune fille ne doutait pas d’avoir là une manifestation de la magie de sa marraine.
Après un mois de voyage, l’armée se présenta devant la montagne qui abritait l’antre du dragon. Une fumée noire signalait sa présence. Des doutes s’élevèrent : le prince était-il encore vivant ? Rose n’avait aucun doute : par son lien gémellaire, elle savait que son frère se trouvait là, à quelques toises d’elle.
Mais l’armée n’avait pas cette information, les généraux ne pouvait pas la deviner, la révéler ne ferait que trahir son identité. Alors, pendant que les soldats pesaient le pour et le contre, elle fit galoper son cheval le long de la première ligne. Elle levait haut sa lance d’acier, le soleil naissant se refléta sur son armure blanche et produit un effet saisissant :
— Allons ! Sommes-nous venus ici pour sauver notre prince ou pour le regarder entre les griffes de ce saurin immonde ? N’aurions-nous fait ce voyage que pour nous arrêter aux premières difficultés ? Ne seriez-vous que des lâches ?
Alors, sans attendre, elle talonna son destrier et celui-ci s’élança vers la pente. Après un instant de surprise, les soldats dégainèrent leurs épées, brandirent leurs lances et coururent à sa suite en hurlant.
Le martèlement de la charge alerta le dragon. Celui-ci sortit la tête de sa tanière et vit la horde avancer vers lui. Un sourire satisfait et hautain l’illumina.
— Ainsi, mon bon Sire, vous avez fait tout ce chemin pour récupérer votre enfant ? Laissez-moi vous montrer la chute de vos illusions.
Il s’élança dans les airs et cracha un jet de feu qui barrait l’accès à la grotte. Il avait pris soin de laisser les soldats en vie, pour mieux se repaître de leurs cris pour la suite. Les piétons reculèrent, les chevaliers furent contraints de s’arrêter. Mais Rose sentait le danger. Elle piqua son cheval, le stimula et le dirigea vers les flammes. Son armure blanche en ressortie rougeoyante, elle détacha les linges enflammés qui ornaient sa monture et les jeta au vent. Sa peau la piquait de douleur mais ses larmes de rage calmaient les brûlures. Elle était si proche ! Elle ne s’arrêterait pas ainsi !
Un cri perçant sortit de la grotte. Axel ! Axel était en danger ! Que lui faisait donc cette bête immonde ? Il n’y avait plus de temps à perdre. Elle encouragea son cheval à repartir de plus belle. L’animal s’élança de son mieux. Mais la pente était rude et elle n’avait pas le pied sûr. Elle trébucha plusieurs fois. Alors Rose mit pied à terre, ouvrit le chemin, parcourant six fois plus de chemin pour trouver un passage à son cheval. L’ascension était d’autant plus rude que le temps était compté. Axel ne criait plus mais le dragon riait comme un chat face à une souris.
— Je t’ai eu ! Viens par-là maintenant !
Les cris reprirent. Rose mettait justement le pied sur la terrasse qui s’étendait devant la grotte. Le dragon se montrait. Il tenait Axel entre ses dents, par le col. Ce dernier était pendu dans les airs, incapable de faire autre chose que se débattre inutilement.
— Regardez-donc celui que vous êtes venus chercher ! réussissait à susurrer le dragon entre ses dents. Contemplez sa mort !
D’un geste, il lança Axel dans les airs. Son petit corps monta, monta, se suspendit un instant avant de redescendre, porté par la gravité. Le monstre tenait la gueule grande ouverte pour le gober comme une cacahuète. Mais au moment où le prince allait se faire avaler, Rose s’élançait vers la bête, lance vers l’avant. Son destrier galopait le plus vite qu’il pouvait, donnant à l’arme sa plus grande puissance. Le choc fut terrible. Surpris, le reptile fut déséquilibré et roula sur lui-même jusque dans la grotte. Il resta là un instant presque assommé, à secouer sa tête pour se remettre les idées en place.
Axel retomba dans les bras de sa sœur.
— Rose ! Mais que fais-tu là ?
Il ne la reconnaissait pas. Le charme de l’armure agissait aussi sur lui mais son cœur et son amour pour sa sœur ne pouvait pas le tromper. Elle le serra brièvement dans ses bras puis le fit passer en croupe.
— Plus tard mon frère. Lui connais-tu un point faible ?
— Non aucun.
— Diantre ! Et si ce coup-ci ne l’a pas transpercé, rien ne pourra le mettre à terre.
— Nous sommes perdus ! Qu’allons-nous faire ? Dès qu’il se sera remis, il sortira de sa grotte et nous rôtira vivants.
— À condition qu’il en sorte ! hurla Rose, une idée lui venant à l’esprit.
Sa lance était la plus solide qui puisse exister lui avait assuré sa marraine. Elle lança son destrier contre le mur droit, pointe en avant. Une fissure apparut. Un craquement sinistre se fit entendre. Elle fit faire demi-tour à l’équidé et retira son arme du mur.
Le dragon se relevait maintenant. Le bruit l’avait réveillé. Il vit la silhouette de la princesse devant l’entrée de sa grotte. Sans réfléchir, il cracha un jet de flamme. La princesse vit venir le feu et tourna son cheval pour prendre toute la charge brûlante. Son arme rougeoyante en sortie noire, sa peau fine la brûlait atrocement, mais le prince, dépourvu de protection était indemne. Peu lui importait sa beauté face à la vie de son frère ! Elle reprit sa course et enfonça la lance dans le pan de la montagne.
De nouvelles fissures apparurent, montèrent et se rejoignirent presque au sommet. Le dragon suivit l’évolution avec inquiétude puis exulta alors que la grotte restait en place.
— Ah ! Ta pitoyable tentative a échoué. Je ne sais pas qui tu es chevalier, mais tu vas périr pour cet enfant qui t’es indifférent.
Il engloutit l’air pour préparer une nouvelle flamme mais il avait déjà embrasé la fierté de la jeune fille. Elle ôta son casque et le jeta à terre, rompant le charme, se dévoilant à ses yeux et à celle de l’armée en contrebas.
— Je suis Rose, la princesse ! Cet enfant est mon frère et jamais tu n’aurais dû porter tes sales griffes sur lui ! Tu t’en repentiras éternellement. Je vais t’envoyer rencontrer d’autres flammes, celles de l’enfer !
Elle fit faire un quart de tour à sa monture et poussa le plus fort possible le manche de la lance pour faire levier. La fissure s’élargit, un bruit terrible transperça l’air, la montagne trembla sur ses fondations. Le saurien comprit le danger et se rua vers l’extérieur. Mais son geste abrégea sa fin : il s’était précipité sous les roches qui s’écroulaient.
Elle fit demi-tour et emporta son frère avec elle jusqu’à la plaine au pied de la montagne. De retour au palais, elle fut soignée pour ses brûlures mais, malgré les soins attentifs des médecins et de sa marraine, elle devait en conserver la trace sur son visage. Rose se montrait fière de ces cicatrices : elles étaient la preuve de son amour pour son frère. Une seule chose la dérangeait : il ne serait plus possible de les confondre. Les farces au palais seraient moins faciles à réaliser.
Annotations
Versions