2.4
Cologne était éblouissante. De grosses guirlandes s’étalaient comme du lierre partout où ses bâtisses le permettaient. Moi, ça m’allait bien ; ça m’évitait d’avoir à la regarder.
Ç’avait été l’un des meilleurs repas que j’avais pris depuis bien longtemps. Le ventre rempli, Mizuki avait proposé de se promener vers le pont Hohenzollern avant de rentrer à la maison. En dessous de nos pieds, le Rhin était constellé de petits bateaux colorés.
« Je sais pas si je te l’ai dit, mais je suis fière de toi, lâcha Mizuki.
- Tu me l’as déjà dit, mais ça fait toujours du bien de l’entendre », souris-je.
Je l’enlaçai et me mis à observer plus en détail la valse des bateaux.
« Fais attention à toi, tu entres dans une autre cour. J’ai entendu beaucoup de choses sur les SSE.
- Y a de tout, comme à la police, fis-je.
- La différence, c’est qu’un policier n'a pas à assumer les mêmes charges. »
Elle porta ma main à ses lèvres.
« À part quand il doit déjouer un attentat, bien sûr. J’ai juste pas envie que tu te fasses écraser, tu comprends ?
- Tout à fait. Si ça peut te rassurer, j’y ai longtemps réfléchi. Depuis le jour où j’ai passé la porte du bureau de recrutement. Sauf que je sais que je tiendrai.
- Pourquoi toi plus qu’un autre ?
- Deux raisons ; je vous ai Léo et toi. C’est pas le cas de la majorité des candidats, d’après ce que j’ai compris. Plutôt des grands célibataires, des vétérans, des formatés… Et puis j’ai confiance dans le protocole de recrutement. Si l’uniforme était trop lourd pour moi, ils l’auraient remarqué avant même que j’aie le temps de me poser la question. »
Bien sûr, j’avais la crainte — comme Mizuki, quoiqu’elle n’osât pas le formuler — que mon i2 finisse par poser problème. Mais les exigences de sélection étaient restées stables depuis les dix dernières années, et j’avais un peu de marge sur les seuils minimaux.
C’était pas le cas de la police ; s’il y avait bien un truc sur lequel les députés étaient tous d’accord, c’était de relever les exigences. Je savais que j’avais plus qu’un ou deux grades à gratter avant de buter sur un plafond de verre.
Aux SSE, c’était pas pareil. On regardait les performances réelles, ça comptait dans les évaluations. Suffisait d’être le plus acharné, couillu, convaincu, et ça pouvait compenser.
« Je te crois », conclut Mizuki.
Elle proposa de finir la traversée du pont et de contempler la Cathédrale d’un peu plus près avant de prendre le train. Son immense silhouette de corbeau avait été épargnée par les guirlandes.
La Domplatte était découpée en larges allées par les cabanes de Noël couvertes de fausse neige. J’offris à Mizuki des marrons chauds enroulés dans du papier recyclé, et nous allâmes jeter un œil aux produits artisanaux exposés sur les stands.
La vodka et les pierogis polonais cohabitaient avec les loukoums et les beaux poissons pêchés en Grèce. La place, plus que tout autre endroit à Cologne et peut-être même dans le Croissant, était noyée sous les mots venus des quatre coins de la Fédération.
Et puis, comme une tâche de pétrole au milieu d’une mer turquoise, une petite cabane à l’allure différente se tenait discrètement à l’extrémité du marché. À l’intérieur, le mur du fond était entièrement occupé par une bannière orange avec un lotus bleu marine au milieu.
« Qu’est-ce que ça fout ici, ça ? grognai-je.
- Oh, sois pas râleur comme ça », protesta Mizuki.
Elle s’approcha de la bâtisse, un indien dans la force de l’âge se releva de sa chaise. Ses cheveux, arrangés en tresses de la largeur de trois doigts, cernaient son crâne comme une couronne. L’homme était vêtu d’un costume à mi-chemin entre un trois-pièces occidental et hindou. Ses yeux semblaient deux petits éclairs dorés.
« Guten Abend », fis-je, feignant de bidouiller quelque chose sur mon mobile.
L’indien se contenta de répondre poliment dans un allemand impeccable. Mizuki le questionna sur les pratiques de relaxation présentées sur des petits livrets disponibles dans toutes les langues possibles et imaginables.
Le type lui demanda d’où elle venait et s’empressa de sortir un bouquin de la largeur d’une phalange et le déposa sous ses yeux.
« Nehmen Sie es, da Sie interessiert zu sein scheinen. Es ist ein Geschenk des Hauses. »
Un Geschenk, tu parles… Il avait l’air quand même sacrément prêt à l’avance, le cadeau. Pur produit d’appel.
Mizuki, ravie, acheta quelques bougies recyclables — pas bien cher ; sur ça, le vendeur était honnête, je l’avoue — avant de se tourner vers moi.
« Tu as vu ? Ça me paraît intéressant ; y a des techniques pour baisser naturellement ton taux de cortisol.
- Très intéressant, oui », répondis-je, grimaçant.
Mizuki me lança une tape sur l’épaule.
« Tu crois que c’est des bêtises, c’est ça ?
- Moi ? Non, jamais.
- Tu sais qu’il y a plein d’études sur le sujet !
- Ouais, enfin, faut voir par qui elles ont été faites. »
Au fond, elle avait raison, mais je refusais de m’aplatir, surtout devant l’indien qui m’observait d’un air curieux.
« C’est bon, tu as tout ?
- Oui, sourit Mizuki, magnétisée par la couverture du petit livre.
- Bonne soirée », grommelai-je à l’attention du vendeur.
Je crois qu’il essaya de me répondre en français. De toute façon, j’avais pas envie de l’écouter.
Laisser nos ennemis mortels poser le plus naturellement du monde leurs valises au milieu du Croissant, fallait le faire. Époque de fou.

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