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Ma journée de travail a été, sinon productive, du moins agréable et reposante. La plupart de mes cours ont été annulés en raison d’une panne générale d’électricité sur tout le campus, qui a duré une bonne partie de l’après-midi. J’ai donc passé le plus clair de mon temps au café du coin, le corps oisif et l’esprit absorbé par mes rêveries martiennes. Je rentre désormais à la maison avec un peu d’avance, d’humeur festive. Le e-truck en conduite assistée, je regarde à peine la route, et chante à tue-tête au rythme des tubes des années trente et quarante diffusés par la radio. Sur un coup de tête, je décide de passer faire quelques courses chez OneShop-Fresh, où je devrais pouvoir trouver quelques produits frais.

Il y a quelques jours, un couple d’amis a quitté la Terre à bord du vol 233 du programme « Salvare ». Dans leur message d’au-revoir, ils énuméraient ce qui allait leur manquer sur Mars. Leurs familles. Un vieux chat, qu’ils ne pourraient emporter avec eux. Le ciel bleu. La lumière douce et rassurante de la lune quand la nuit est claire. Et les aliments cultivés à l’ancienne, en terre. Ça m’a donné envie de cuisiner quelque chose d’un peu plus naturel que les végé-steaks et les pâtes enrichies en compléments alimentaires dont nous nous satisfaisons d’ordinaire, Adam et moi. Le salaire cumulé d’un professeur de fac et d’un pilote de l’armée ne permet malheureusement pas de manger frais tous les jours. Mais il n’est plus temps de nous priver, au contraire, il nous faut profiter du temps qu’il nous reste sur cette planète. Notre temps est plus que jamais compté. Lundi dernier, un supérieur d’Adam lui a confirmé que nous recevrions l’email du programme « Salvare » dans le courant du mois.

Je déambule dans les rayons du supermarché. La sélection de produits est un peu décevante, surtout si on ose une comparaison avec les standards d’autrefois. Quelques pommes rabougries, sans doute venues du Canada. De rares tomates, déjà trop mûres. C’est pourtant la saison. Pas de viande. Que des végé-steaks et des végé-saucisses pas franchement appétissants. En revanche, il y a une quantité impressionnante de pommes de terre, de radis, de navets, ainsi que de champignons. Ce n’est pas un hasard. Il ne s’agit que d’aliments que l’on peut cultiver dans des fermes sous-terraines, ce qui évite que les récoltes ne soient détruites par la sécheresse ou les intempéries. J’aurais espéré quelque chose d’un peu plus « vert », mais je n’ai pas vraiment l’embarras du choix. Je prends un sac de pommes de terre et quelques navets, avant de quitter le magasin par les portiques de paiement automatique. Je vais devoir faire un gratin.

Je rentre à la maison dans la nuit noire. L’épaisse chappe de nuages qui tapisse le ciel ne laisse entrevoir aucune étoile, aucun rayon lunaire. Pour ne rien arranger, la panne générale d’électricité de ce matin semble s’être déplacée dans notre quartier, plongé dans l’obscurité la plus totale. On aperçoit la lueur faiblarde des bougies frémir à la fenêtre des pavillons, autrefois cossus, désormais un peu délabrés. Les pénuries de courant sont fréquentes. Les avaries aussi. L’effort national est concentré sur le programme « Salvare ». Le réseau électrique terrestre n’est pas la priorité des autorités.

Certains se débrouillent mieux que d’autres. Les Espinosa, un couple d’anciens ingénieurs de chez General Electric, ont dépensé une bonne partie de leur fonds de pension dans un générateur à air comprimé. Les Fischer ont branché leur réseau domestique sur la batterie de leur voiture électrique. Les plus malins – ou les mieux lotis, c’est selon – profitent ainsi de quelques heures de répit supplémentaire, de quoi attendre le rétablissement du courant.

Nous ne faisons pas partie de cette catégorie de privilégiés. J’en ai touché deux mots à Adam, une fois, mais il ne m’as pas écouté. Ne jugeant pas nécessaire d’investir dans l’amélioration de nos conditions terrestres, alors que nous sommes sur le départ. Sur le moment, j’étais d’accord avec lui. Là, tout de suite, un peu moins. Je peste d’avance à l’idée de devoir rentrer dans notre maison à l’aveugle, butant dans les coins de mur, les bras chargés de sacs de courses, et, pire encore, de devoir manger un sandwich de végé-steak cru, faute de pouvoir allumer le four. Mais, quand je tourne à l’angle de notre rue, je constate avec soulagement que notre bloc a été épargné par la coupure. Autrement dit : mon gratin est sauvé. Et ma bonne humeur aussi.

Quand Adam franchit le pas de la porte, le gratin de pommes de terre et de navet est déjà prêt. Plus que prêt, même. Un peu brûlé sur les côtés. Je ne suis pas le plus grand des cuisiniers, ce qui a toujours beaucoup amusé Adam, persuadé que tout bon français qui se respecte devrait être capable de réaliser un coq-au-vin les yeux bandés. Pourtant, il ne dit rien en voyant le plat qui fume encore, tout juste sorti du four. J’attendais une remarque de sa part. Un sarcasme. Une mine offusquée. Ne serait-ce qu’un rire moqueur. Mais rien. Intrigué, j’interroge mon bien-aimé du regard. Il semble absorbé par ses pensées.

- Tout va bien ? je lui demande d’un ton légèrement inquiet. Tu as l’air pensif...

- Tu as regardé tes emails ?

- Non, pourquoi ?

- Devine...

Son visage s’éclaire. Un large sourire se dessine sur ses lèvres, retroussées sur ses dents blanches et parfaitement alignées. Il sort son LiPhone de la poche de son pantalon de toile, et, l’air triomphant, me montre l’écran, sur lequel un email est affiché. Portant le sceau du programme « Salvare ».

Mon sang ne fait qu’un tour. Je m’empare immédiatement du LiPhone de Adam, les mains tremblantes, et lis le message tant attendu avec appréhension.

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