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On a tous en tête la représentation traditionnelle, cinématographique ou romanesque, de la manière dont une nouvelle brutale et inattendue vous tombe dessus et change le cours de votre vie. De votre destin. Les clichés, pas tous éculés, ne manquent pas à cet égard.

« Le sol s’est dérobé sous mes pieds, je me suis effondré ».

« Le choc a été tel qu’il m’a tout simplement assommé ».

« La nouvelle m’a fait l’effet d’une douche froide ».

Il y a un peu de vrai dans tout ça. Du moins, ça décrit plutôt bien les cinq premières minutes qui ont suivi notre réalisation commune : Adam et moi n’étions pas sélectionnés pour le même vol du programme « Salvare », si tant est que j’étais sélectionné tout court.

Ce qui vient par la suite est beaucoup moins documenté dans l’art et le divertissement, et généralement plutôt traité par un psychologue – voire un psychiatre, si les symptômes persistent ou s’aggravent. Des symptômes tels que le refus d’y croire. Le déni le plus total. L’esprit combattif, qui prend le dessus sur le reste. Sur tout le reste. La conviction intime qu’on y a trop cru, trop fort et trop longtemps, pour que les choses ne puissent se dérouler autrement. L’espoir de pouvoir changer les choses qui s’installe, chassant le doute et la résignation, et, parfois, la raison.

Le lendemain de la nouvelle, ma première réaction a été de démissionner de ma chaire de professeur à UTex. Après tout, ça collait parfaitement à la réalité alternative à laquelle je m’accrochais désespérément. J’allais partir pour Mars d’ici un mois. Il me restait simplement une formalité administrative à accomplir – obtenir mon invitation officielle. Et il était évident que cela allait s’avérer plus compliqué que prévu. Je n’avais donc plus de temps à consacrer à mes cours. J’ai menti sans vergogne au recteur de la faculté, lui expliquant sans ciller que j’avais décidément beaucoup de chance de pouvoir prendre place à bord du même vol que mon compagnon. Et qu’il était grand temps pour moi de commencer ç planifier mon départ. Le pauvre homme a acquiescé, m’a félicité et m’a conforté dans ma décision, avant de me souhaiter bonne chance dans mes aventures martiennes. Les choses étaient on ne peut plus claires dans mon esprit. Ces vœux de réussite n’étaient qu’un signe supplémentaire : il n’y avait pas d’autre issue possible, je monterai à bord du Salvare III à la fin du mois, aux côtés de Adam, direction Mars.

La semaine qui a suivi ma démission, je l’ai passée enfermé à la maison, en communication quasiment constante avec la hotline du programme « Salvare ». J’ai dû finir par parler avec la totalité des agents de liaison. Et quelques-uns de leurs supérieurs. J’ai essayé toutes les approches possibles. Toutes les combines.

Jouant d’abord la carte de la naïveté. Ils auraient sûrement oublié de m’envoyer le mail. Je n’avais aucun doute sur leur professionnalisme ni sur leur bonne volonté, mais il n’y avait pas d’autre explication possible. Ce devait être une simple erreur administrative de leur part. Je devais partir dans un mois, moins d’un mois, même, et il était donc impératif qu’ils m’envoient le mail en question au plus vite.

Puis, la carte de l’honnêteté. On nous avait promis, à Adam et à moi-même, que nos candidatures seraient étudiées ensemble, et connaîtraient un sort commun. Un sort favorable, au demeurant. Mon compagnon était un pilote d’engin spatial, un agent qualifié de grande valeur pour la mission, que dis-je, indispensable, et je ne pouvais être qu’à ses côtés lors du départ du Salvare III à la fin du mois. Les supérieurs de Adam s’y étaient engagés auprès de lui, et ce à plusieurs reprises.

Enfin, la carte de le menace. J’étais juriste, enfin, pire que ça, avocat, et en droit de l’espace, de surcroît. Je ne laisserais pas passer un manquement aussi flagrant et injustifié à un engagement pris par un officiel gouvernement américain assermenté, qui constituait somme toute une véritable promesse des autorités envers mon compagnon et moi-même. Je ferais remonter l’affaire jusqu’au plus haut de l’administration. Peut-être même devant les tribunaux. Je ne reculerais devant rien, je n’avais rien à perdre, et tout à gagner.

Et pourtant, rien n’y a fait. Le message était toujours le même. Inflexible. Dénué d’émotion. Standardisé. C’était à croire que les agents du programme « Salvare » n’étaient que de simples répondeurs automatiques dotés d’un programme vocal particulièrement poussé, frisant la perfection.

« Votre candidature est toujours à l’étude, nous ne sommes pas en mesure de vous donner une réponse définitive pour le moment. Je comprends votre déception, mais les règles sont les mêmes pour tout le monde, et je vous saurais gré de bien vouloir patienter ».

Adam s’est montré exemplaire pendant l’épreuve. Toujours à mes côtés, et de mon côté. Convaincu mordicus que nous trouverions une solution. Il a immédiatement averti ses supérieurs. Les a supplié d’intervenir. De plaider ma cause après des huiles du Pentagone et de la NASA. Certes, il n’est pas allé jusqu’à menacer de se retirer de la mission, de peur d’être envoyé de force sur Mars sous camisole chimique, et poursuivi sur place pour rébellion, ou pire encore, désertion. Mais il a fait tout ce qui était en son pouvoir.

Sans compter son appui moral, son soutien indéfectible, sans lequel j’aurais été bien incapable de tenir tête à tant de représentants haut-placés du programme « Salvare », si robotiques soient-ils, lors de mes altercations téléphoniques. Solide. Le regard serein. Câlin, souvent. Toujours prompt à me prendre dans ses bras pour calmer mes angoisses. Ça faisait des années que nous n’avions pas témoigné de tant d’affection l’un pour l’autre. Le sexe était plus fréquent. Plus intense, aussi. J’oserai même dire meilleur. Comme si nous étions tous deux revigorés par ce combat de David contre Goliath contre l’administration. Tendre, le plus souvent. Bestial, de temps en temps. Nous étions infatigables. Comme animés par l’énergie du désespoir. L’un se donnait à l’autre, puis, à peine quelques minutes après avoir exulté, nous inversions les rôles. Encore, et encore. Si mon esprit n’avait pas été obsédé par Mars, trop occupé à ressasser le même problème, à l’examiner sous toutes ses coutures, jusqu’à perdre tout sens du réel, j’aurais sans doute réalisé que je n’avais jamais pris un pied pareil de toute ma vie.

Mais cette parenthèse dorée ne fut finalement que de courte durée. Un jour, le mail est arrivé. Enfin, pas le mail. Un mail. Pas celui que j’attendais.

Cher Yann Pennec,

Ceci est une communication officielle du gouvernement des Etats-Unis.

Votre candidature au programme « Salvare » n’a pas été retenue.

Nous avons le regret de vous informer qu’il n’est pas possible de faire appel de cette décision.

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NOTE EXPLIC ATIVE

La raison pour laquelle nous n’avons pas retenu votre candidature est la suivante :

Vous ne disposez pas de la citoyenneté américaine ;

Vous n’êtes pas le conjoint légal – comprendre, marié ou en partenariat civil depuis plus de deux ans révolus – d’un citoyen américain prenant part au programme « Salvare » ;

Vous n’êtes pas un scientifique de renom ressortissant d’un pays tiers et éligible à une exemption aux critères mentionnées ci-dessus au titre de votre utilité au programme « Salvare ».

Depuis le 1er novembre, suite à une décision du département de la sécurité intérieure des Etats-Unis, le programme « Salvare » n’est plus en mesure d’accepter les candidatures des ressortissants de pays tiers.

Cette décision s’applique a fortiori quand le ressortissant en question, de par sa nationalité, sa profession ou toute autre caractéristique qui lui est propre, est éligible à un autre programme de colonisation martienne.

Vous êtes ressortissant du pays suivant : FRANCE, UNION EUROPEENNE

Vous êtes éligible au programme de colonisation martienne suivant : PROGRAMME OLYMPUS DE L’UNION EUROPEENNE, DE LA NORVEGE ET DE LA CONFEDERATION HELVETIQUE

Nous vous invitons à prendre contact avec les autorités compétentes.

L’autorité compétente en question est : AGENCE SPATIALE EUROPEENNE

J’ai dû le relire plusieurs fois avant de le comprendre. Et de comprendre ce que ça voulait dire. Pour moi. Pour Adam. Pour nous deux. Pour la suite.

Ce soir-là, Adam et moi n’avons pas fait l’amour. Je ne suis même pas certain que nous nous soyons véritablement embrassés. Il s’agit pourtant de l’un de nos rituels les plus ancrés. Un incontournable. Ne jamais terminer la journée sans un baiser. Je peux compter sur les doigts d’une main les fois où nous nous sommes endormis côte à côte sans avoir déposé ne serait-ce qu’un rapide baiser sur les lèvres de l’autre. Ce soir en fait partie. Nous nous sommes allongés sur le lit conjugal, dans un silence incommode. Adam a demandé à l’assistant virtuel de fermer les volets. De verrouiller les portes. Nous nous sommes blottis l’un contre l’autre, dans le noir le plus complet. Sans rien dire. Sans pleurer. Sans même penser, je crois. J’étais bien incapable de réfléchir. Ni au passé, ni au présent, et encore moins au futur. Mon esprit était plongé dans un épais brouillard sans couleur, sans bruit et sans odeur. J’étais hébété. Presque en mort cérébrale. J’ai seulement eu la force de hisser ma tête jusqu’à sur la poitrine de Adam, pour m’y poser et profiter de sa chaleur. De sa rondeur. Et pour écouter battre son cœur.

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