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Ce fut un bel été.

Vraiment.

La canicule qui sévissait sur toute la France et une bonne partie de l’Europe a largement épargné le petit coin de Bretagne qui m’a vu naître et grandir. Même par temps chaud, la vieille ville, fortifiée, conserve le frais apporté par l’air du large au petit matin jusqu’au milieu de l’après-midi, à l’ombre des épaisses murailles de granit qui ceignent le centre historique. Chaque jour, à l’aube, j’ai quitté l’appartement familial en catimini pour piquer une tête dans la Manche, sur la plage du Môle ou à Bon-Secours. Pour retrouver la sensation vivifiante de l’eau fraîche sur ma peau tiédie par le sommeil. Le goût du sel sur mes lèvres. L’odeur puissante de l’écume séchée et des algues rouges, mêlée à celle de la vase, à marée basse. Qui évoquent chez moi le souvenir de mon enfance malouine passée à parcourir les rochers qui entourent la ville intra-muros, à la recherche de flaques d’eau peuplée de crevettes et d’anémones. Chacun sa madeleine de Proust. Je ne suis pas peu fier de la mienne.

Vers dix heures, je quittais le sable, laissant la plage aux premiers groupes de touristes, le visage enduit de crème solaire ou, pour les plus pâles, vêtus de leurs indispensables secondes-peaux avec filtre anti-UV. Une promenade dans les ruelles sombres du centre. Une limonade au Bar du Soleil. Un repas préparé par mon père, ou un bon repas préparé par ma mère, pris en famille sur la grande table de la salle à manger, qui ne devait pas beaucoup servir avant mon arrivée et retrouve ainsi une utilité. Une glace à la liqueur de cerise, le soir, en faisant le tour des remparts, toujours dans le même sens, le sens inverse des aiguilles d’une montre, de la place du Québec jusqu’à la Grande Porte. Je vis une vie d’adolescent, ou d’étudiant en congés d’été. Certes, je régresse un peu, je l’admets volontiers. Mais ça me fait un bien fou. Je n’ai pas eu beaucoup de temps à consacrer à mes parents, ces dernières années, et ils semblent ravis de m’avoir rien que pour eux, tout un été durant.

Parfois, le soir, avant d’aller dormir, je me suis forcé de consulter les offres d’emploi dans la région. J’ai pris contact avec une académie privée de Saint-Malo spécialisée dans les langues étrangères, laquelle cherchait des tuteurs à domicile pour aider la progéniture de l’élite économique de la ville à parfaire son anglais. Ils m’ont eu l’air intéressé par mon profil. Je n’ai pas donné suite, cependant. La directrice de l’établissement à qui j’ai eu affaire, une vieille bourgeoise endiamantée, la mise en plis impeccable, jupe longue et socquettes blanches, une petite croix en or arborée fièrement en pendentif, posée sur une poitrine sèche, et pourtant boutonnée jusqu’au cou, ne m’a pas vraiment inspiré confiance. Les parangons de moralité chrétienne à la sauce vingtième siècle, non merci, très peu pour moi.

D’ailleurs, j’ai réinstallé Humpr sur mon LiPhone quelques jours après l’avoir rencontré, à la mi-juillet, après un peu plus d’un mois d’abstinence contrainte et forcée. Malheureusement, je n’y ai pas fait de rencontre qui vaille la peine d’être mentionnée. Quelques coups d’un soir. Des touristes de passage, des employés de restauration sur place pour la saison. Il y a bien un homme qui est sorti du lot, un joli brun, un peu plus jeune que moi, mais rien de choquant, le visage lisse et le corps ciselé, qui vivait sur Rennes. Je suis allé le rencontrer, un dimanche. Il était aussi beau que sur ses photos, mais beaucoup moins sympathique et drôle que ses messages le laissaient supposer. Comme quoi. Je ne me suis pas formalisé. On a terminé notre bière, quitté la guinguette installée sur les quais de la Vilaine pour l’été, et on a fait l’amour dans son studio mal isolé, dans une chaleur étouffante, insupportable. J’ai dû perdre cinq kilos de sueur. Je suis reparti après avoir pris une douche et vidé le contenu d’une carafe d’eau glacée dans mon gosier, et on n’a quasiment plus parlé par la suite.

En août, le ciel s’est couvert et l’air s’est rafraîchi. Je suis allé faire de la marche avec ma mère sur le sentier du littoral. Seuls, face au large, le visage fouetté par le vent chargé d’iode. Le bonheur. On est allés de Fort-la-Latte au Mont-Saint-Michel, où les travaux de rehaussement des digues anti-submersion marine ont quelque peu gâché les derniers kilomètres.

Infatigable, ma mère m’a demandé si j’avais des nouvelles de Adam. Je lui ai dit que non. C’était la vérité.

Quelques jours plus tard, le Salvare III s’est posé sur le sol martien avec succès, et quelques jours d’avance sur le plan de vol, menant à bon port le petit millier de passagers du vol 288. J’ai eu un léger pincement au cœur en regardant les images diffusées par la NASA sur le LiScreen familial, un ancien modèle à la résolution médiocre, que mes parents se refusent à remplacer tant qu’il n’a pas rendu l’âme. Je n’ai pas vu Adam. Seul le commandant de la mission s’est exprimé, depuis le site d’atterrissage. Mais je sais désormais qu’il est « là-bas », ou « là-haut », comme on dit parfois, sans vouloir être morbide, sain et sauf, sans doute épuisé, effrayé, terrifié, même, à l’idée d’être aussi loin de la planète-mère de notre espèce, mais heureux, malgré tout, infiniment heureux de pouvoir vivre seul notre rêve à tous les deux.

Un soir, alors que je désespérais de ne trouver personne à mon goût sur Humpr, je suis tombé sur un article de presse relatant les avancées du programme « Olympus ». Un peu surpris. Il faut dire que les nouvelles se faisaient rares, ces derniers temps. La presse européenne était autrement plus intéressée par les records de chaleur battus en Grèce, où, dans certains quartiers d’Athènes insuffisamment végétalisés, le mercure flirtait avec les cinquante degrés depuis plusieurs semaines. Selon la journaliste, le programme européen de colonisation martienne était enfin sur le point de démarrer, après qu’un accord ait été trouvé à Bruxelles sur les modalités de financement. L’astuce avait été de circonscrire l’accord à la première décennie du programme, évitant ainsi de graver les engagements des différentes parties prenantes dans le marbre budgétaire pour une durée indéterminée, sans doute trop intimidante. L’article se voulait optimiste quant à la possible ouverture prochaine des candidatures pour le premier vol européen à destination de Mars. Les préparatifs auraient même commencé au spatioport de Tolède, en Espagne. On y acheminerait de l’équipement, peut-être même les premières pièces du futur attelage spatial construit sur le vieux continent, par le vieux continent. De quoi me redonner le sourire, bien que je nourrisse fort peu d’espoir quant aux chances véritables de mon dossier, déposé sur le tard et rédigé à la hâte, sans doute un peu bâclé.

« On verra », me suis-je dit.

Je n’y ai plus vraiment repensé, jusqu’à ce matin. Septembre a finit par pointer le bout de son nez. Les touristes ont quitté Saint-Malo, emportant avec eux l’atmosphère débonnaire et l’insouciance des étés malouins. Les écoliers reprennent le chemin de l’école. Les politiques et les syndicats font leur rentrée. La ville, la région et le pays se remettent en marche, prêts à affronter l’automne puis l’hiver. On ressort les vestes de mi-saison, et les serviettes de plage sont rangées au grenier, en attendant le retour des beaux jours, ou un hypothétique été indien.

Pour ma part, je commence à m’inquiéter de mon devenir. Je fais des plans sur la comète, liste les pistes éventuelles, sans encore oser les explorer. Je me rassure en me disant que je pourrais toujours passer les concours pour travailler pour l’administration. « Monter » à Paris, comme disent les provinciaux, qui ont intégré que la France n’est pas seulement un hexagone, mais également une pyramide, un podium, et que la capitale se trouve sur la plus haute marche. Et puis, vers dix-heures, alors que je prends mon petit déjeuner seul, assis à la fenêtre de la cuisine, en regardant un groupe de mouettes se disputer un cornet de frites abandonné par terre d’un regard amusé, mon téléphone se met à vibrer.

Un appel.

Le numéro est inconnu, l’appel est identifié comme provenant de « Etterbeek, Belgique ». Je décroche, sans trop savoir à quoi m’attendre. Je n’ai pas besoin d’une seconde pour reconnaître la voix de mon interlocuteur.

« Bonjour Yann, Volker Ganz à l’appareil. Nous nous sommes rencontrés en juin dernier, sur le vol entre Atlanta et Paris. Vous serez peut-être surpris de l’apprendre, mais je travaille pour l’Agence spatiale européenne. Vous m’aviez informé, lors de notre conversation, être un spécialiste du droit de l’espace et avoir été assez intimement impliqué dans le programme « Salvare », bien que vous n’ayez finalement pas pu y participer. J’ai constaté après coup que vous vous étiez également porté candidat à la mission « Olympus ». D’où ma question : seriez-vous intéressé pour prendre place à bord du premier vol européen vers Mars ? Je vous laisse y réfléchir un instant, si vous voulez ».

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