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- Faites-moi confiance, Yann ! Je ne suis pas aussi folle que vos collègues vous l’auront sûrement dit.

Le docteur Vandenberghe est pourtant un sacré personnage. Petite femme replète et grisonnante, elle semble constamment distraite, agitée. Plusieurs fois depuis le début de notre entretien, elle s’est interrompue en plein milieu d’une question pour chercher frénétiquement ses lunettes, lesquelles n’avaient pourtant pas bougé d’un pouce sur le bout de son nez.

Il s’agit de la dernière étape de ma visite médicale. J’ai déjà subi une batterie impressionnante de testes physiques, ce matin, suivie du séquençage en bonne et due forme de l’intégralité de mon génome en début d’après-midi. Il ne me reste désormais plus qu’à passer l’épreuve du profilage psychologique, censé démontrer mon aptitude à participer à une mission aussi exigeante que le programme « Olympus ».

Il est vrai que les défis posés à l’esprit humain par l’exploration spatiale ne manquent pas. L’enfermement dans un espace étriqué, intégralement artificiel, mécanique, sans possibilité de mettre un pied sur la terre ferme, de toucher un arbre ou de prendre une douche chaude, des mois durant. L’absence d’intimité. La cohabitation permanente avec un nombre restreint d’individus, qui deviendront vite bien plus que de simples collègues, sans forcément être des amis.

Et puis, par contraste avec cette camaraderie forcée permanente, l’isolement vis-à-vis du reste du monde. L’éloignement de nos proches restés sur Terre. Et, en ce qui concerne notre mission, l’absence de perspective de les revoir un jour. Notre voyage est, a priori, un aller-simple. Nous ne verrons pas nos parents, nos frères et sœurs, nos amis vieillir, ni mourir. Nous ne pourrons plus jamais les serrer dans nos bras. Il sera même impossible, une fois sur Mars, de leur parler de vive voix, même par simple communication radio, en raison de la distance qui sépare la planète rouge de la Terre. Nous en serons réduits aux missives écrites. Il y aura bien quelques photos à traverser l’espace sous forme digitale, mais elles seront rares, car coûteuses et énergivores.

Bref, il est logique de s’assurer que les futurs candidats au voyage entre la Terre et Mars sont capables d’endurer ces conditions pour le moins éprouvantes. Et ça tombe bien, la mission « Olympus » dispose paraît-il de la référence internationale en la matière, en la personne du docteur Vandenberghe.

En effet, le docteur Vandenberghe est célèbre pour avoir mis au point une méthode expérimentale pour évaluer la résilience psychologique de ses sujets et en établir un profil mental détaillé qui permet, par la suite, d’ajuster différents paramètres pour réduire autant que possible leur détresse mentale. Par exemple, les plus extravertis se verront prescrire des plages horaire de socialisation obligatoire, tandis que les autres disposeront de celles individuelles pour s’isoler du reste de l’équipage, l’espace d’un court instant. Ceux pour qui la séparation avec la famille est problématique bénéficieront d’un canal de communication réservée, alors que les plus fragiles, qui pourrait être facilement déstabilisés par l’annonce d’une mauvaise nouvelle en provenance de la Terre, seraient limités à quelques écrits suffisamment espacés dans le temps.

Enfin, le docteur Vandenberghe porte une attention toute particulière aux besoins affectifs et désirs sexuels des astronautes en devenir, et veille tout particulièrement à leur proposer une manière saine et efficace de les assouvir. Elle a ainsi développé un système d’ingénierie sociale, qui associe des individus complémentaires sur le plan émotionnel ou purement physique. La satisfaction des besoins de l’autre devient alors une mission à part entière, toute aussi importante que le pilotage du vaisseau ou le déploiement logistique des unités de colonisation, et, si tout se passe bien, mutuellement bénéfique pour ceux qui s’en acquittent.

Pour établir mon profil, le docteur Vandenberghe me pose mille et unes questions, toutes plus indiscrètes les unes que les autres.

« Vous aimez vos parents ? »

« Vous êtes plutôt du genre à attendre que vos connaissances fassent le premier pas pour prendre contact avec vous, ou est-ce que vous prenez l’initiative de vos interactions amicales ? »

« A quand remonte votre dernier rapport sexuel et est-ce que vous y avez eu un orgasme ? »

« Vous considérez que vous avez de vrais amis ? »

« Êtes-vous naturellement un dominateur ou un dominé, lors d’un rapport sexuel »

« Quel est le nombre le plus élevé de partenaires que vous ayez eu en une semaine ? »

Je tente de répondre le plus sincèrement possible, mais garde quelques détails pour moi, malgré tout, par peur de passer pour un dépravé dont l’appétit sexuel est trop vorace pour être satisfait par la petite centaine d’hommes de l’équipage. Le docteur n’est pas née de la dernière pluie, et s’en rend compte assez aisément. D’où son appel à la confiance.

A contre-cœur, je corrige donc ma réponse à sa toute dernière question :

- Bon d’accord, admets-je les joues en feu, ce n’est pas trois, c’est sept. Mais il y’en a eu quatre en même temps pour un... enfin, je vous passe les détails. Mais du coup, arithmétiquement...

- Je n’ai pas demandé le nombre de rapports hebdomadaires, Yann. Vos données biologiques me suffisent à estimer vos besoins en matière de régularité. Ma question visait à savoir si vous étiez ou non porté sur la variété.

- Je vois... Ce n’est arrivé qu’une fois, cela-dit. Pour le reste, je suis plutôt sage.

- Oui oui, c’est qu’ils disent tous. Je ne suis pas là pour juger, Yann, juste pour vous comprendre, et définir un protocole social qui vous corresponde. Bon... Ils étaient comment, physiquement, ces sept partenaires. Remarquez, si vous avez leur nom, je peux regarder par moi-même sur OneFeed. Vous leur aviez demandé comment ils s’appellent ?

Nous avons parlé de Iké. Et de Adam. Immanquablement. Le docteur Vandenberghe a levé un sourcil en m’écoutant lui expliquer qu’il se trouvait déjà sur Mars, pour le compte du programme américain de colonisation. J’ai cru commettre une erreur. Mais très vite, elle m’a rassuré :

- Ce n’est pas commun, d’avoir une connaissance sur place. Je ne sais pas si vous le reverrez un jour, mais n’empêche que ça vous aider à supporter le voyage. Ça vous ne déplairait pas de le revoir, non, votre ex ?

- Non, enfin... Non.

- Adam Scott, vous dîtes ?

- C’est bien ça.

- Ah mais je vous comprends, il est vraiment pas mal du tout ! s’exclame-t-elle en brandissant son LiPhone, dont l’écran affiche le profil OneFeed de mon ancien petit ami. Bon, ça m’intéresse, votre affaire, vous êtes le premier sujet que je vois pour qui l’expatriation martienne peut-être une manière de retrouver son amour perdu ! Vous avez de la chance, s’il n’y avait pas eu ce détail qui éveille ma curiosité, je vous aurais déclaré inapte, vous êtes un sacré détraqué sexuel, mon pauvre ami !

- Euh...

- Mais non, je plaisante, vous êtes dans la moyenne. Moyenne haute, même, mais rien de bien inquiétant. Vous aurez un VandenBuddy assigné avec qui vous défouler.

- Un VandenBuddy ?

- Un partenaire, si vous préférez, dit le docteur, visiblement agacée par mon ignorance. C’est comme ça que je les appelle dans mon livre. C’est une marque déposée, vous savez, la méthode Vandenberghe ! Ça marche pour tout un tas de situations extrêmes. Spéléologie. Sous-marins. Bunkers anti-atomiques... Il suffit qu’il y ait isolement d’un groupe vis-à-vis du reste du monde. Mais je me fais un fric fou depuis que tout le monde veut coloniser Mars !

Je reste interdit. Incapable de trouver une réponse convenable à la tirade cynique de la vieille femme. Elle ne semble pas se formaliser pour autant, et s’éloigne sans dire un mot, la démarche allègre, pour rejoindre son bureau et son ordinateur. Après avoir marqué une courte pause, sans doute pour rassembler ses pensées, le docteur Vandenberghe se met alors à taper frénétiquement sur son clavier, noircissant plusieurs pages d’observations à la vitesse de l’éclair, le tout en marmonnant un flot ininterrompu de paroles inintelligibles, entrecoupé de temps à autre pas un « oh oui, bien vu ! » ou un « et ça, aussi, tiens ».

Pour ma part, je reste assis à ma place, en silence, sans oser le moindre geste. Je tente de me faire le plus discret, le plus petit possible, afin de ne pas déranger le travail de la scientifique. Son visage est illuminé d’une lueur de folie presque maléfique, qui s’accentue à mesure qu’elle approche de la conclusion de son rapport. C’est comme si elle entrait progressivement dans un état second. Par moment, ses yeux se révulsent. Quand un mot lui échappe, elle se met à crier « rrô, mais je l’ai presque ! » en claquant des doigts dans les airs. Le spectacle est éprouvant pour les nerfs.

Finalement, après dix bonnes minutes de transe, le docteur Vandenberghe s’interrompt brusquement, le visage soudain satisfait, apaisé, presque serein.

- C’est terminé ! Ah, je suis pas peu fière de moi, je vous ai bien cerné, mon vieux.

- Ah euh... Je... Je vous écoute.

- Ah mais je n’ai rien à vous dire, Yann ! Ce n’est pas un test de personnalité à la noix, « si vous avez plus de A, vous êtes folle de lui ». J’ai dressé un profil de vos besoins, et maintenant la magie du VandenMatch va opérer, et vous prescrire un protocole social pour la durée du voyage, et au-delà. Et vous assigner un VandenBuddy. Ou plusieurs, bien sûr...

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