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Depuis le commencement de la conquête spatiale, et ce plus encore depuis les débuts de la colonisation martienne par l’être humain, le décollage d’une fusée fait l’objet d’une mise en scène travaillée, spécialement pensé comme un événement médiatique, parfois même presque cinématographique, tout en conservant une nature éminemment géopolitique. Ainsi, on y convie à la fois caméras de télévision et dirigeants politiques de premier rang. Les membres de l’équipage, commandant en tête, sont traités comme de véritables rockstars, super-héros des temps modernes, adulés par tous et applaudis par la foule rassemblée dans les tribunes du spatioport, mêlant famille des futurs astronautes et simple passionnés ayant fait le déplacement pour l’occasion.

Le lancement de Olympus I ne fait pas exception à cette règle. Le spatioport de Tolède a été spécialement préparé pour accueillir cinq-mille spectateurs venus de toute l’Europe. Des maglevs ont été affrétés depuis les quatre coins du continent pour permettre à tous de venir soutenir l’équipage de la mission « Olympus » et son charismatique leader, le commandant Volker Ganz, dont le visage particulièrement télégénique est sur tous les LiScreen depuis plusieurs jours.

Les gradins ont été décorés de petits drapeaux représentant l’Union européenne et les Etats-membres de l’Agence spatiale européenne. Une tribune officielle a été installée pour les invités de marque. La chancelière allemande et son homologue française ont fait le déplacement, accompagnées par les premiers ministres italiens et polonais, tous accueillis par le président de la République espagnole, qui lui « joue à domicile », pour reprendre la formule utilisée par les journalistes. Ils seront accompagnés de scientifiques de renom et d’une star incontournable de la pop européenne, la chypriote Sweetie, qui donnera un concert géant une fois Olympus I dans les airs.

Le fameux vaisseau spatial trône fièrement au milieu du dispositif, accroché à la rampe de lancement. Il a été décoré des douze étoiles de l’Union européenne, peintes en bleu sur la livrée blanche de la fusée, du logo de l’Agence spatiale européenne et de celui de la mission « Olympus ».

J’observe le tout depuis la vitre panoramique de la salle de réception dans laquelle la conférence de presse vient de se terminer. Par chance, je n’ai pas eu à dire grand-chose de plus que mon nom, Volker s’est plié à la plupart des questions des journalistes avec brio, passant la parole à Noûr quand un reporter s’aventurait sur le terrain un peu plus technique de la colonisation en tant que telle. La suissesse, toujours brillante dans ses propos et particulièrement bien apprêtée, capte elle aussi le regard des médias, ce qui permet au reste du conseil, moi en tête, de souffler un peu.

Au loin, j’aperçois Cecilia Dimitrova qui me fait signe de me rapprocher pour une photo de groupe. Ou, pour être plus exact, la première d’une longue série. On nous demande de revêtir une fausse tenue d’astronaute pour l’occasion, afin de rendre les clichés plus vraisemblables, et plus compréhensibles pour le commun des mortels. On pose d’abord tous ensemble, entre membres du conseil, Volker au centre, ce qui n’est pas plus mal puisqu’il nous dépasse tous d’une demi-tête. Puis, Cecilia Dimitrova se joint à nous, rejointe par la présidente de la Commission européenne, puis les autres dirigeants, et, enfin, Sweetie, tout sourire, vêtue d’un simple maillot de bain deux pièces en néoprène fluorescent, et qui diffuse la totalité de la scène en direct sur sa chaîne OneFeed, le tout sur la musique entraînante de « Interstellar B*tch », le tube de l’été 2055 et hymne officiel de la cérémonie de lancement de Olympus I.

Une fois la séance photo terminée, Madame Dimitrova nous annonce que le décollage s’effectuera dans trois heures, et que nous avons désormais l’occasion de passer un peu de temps avec nos familles, dépêchés à Tolède aux frais de l’Agence. Mon cœur se serre. Je vais enfin revoir mes parents, sans doute pour la toute dernière fois.

Je ne parviens pas à retenir mes larmes en voyant débarquer le couple parental dans la salle de réception. Ma mère, fait tout son possible pour dissimuler son émotion, même si je la connais assez pour lire le désarroi sur son visage. Mon père, lui, pleure déjà à chaudes larmes. Tous deux marchent vers moi d’un pas précipité, s’efforçant malgré eux de résister à l’envie de courir pour me serrer dans leurs bras, de manière à conserver un semblant de dignité, alors que les caméras de télévision sont encore braquées sur nous. Ils y parviennent tant bien que mal jusqu’aux derniers mètres qui nous séparent, et finissent par faire fi des conventions, se jetant vers moi et se sautant au cou en sanglotant.

« Mon fils, mon fils ! »

« Je suis tellement fier de toi, fiston, on est tellement fiers de toi, ta mère et moi »

« On t’a vu à la télé, tout le monde en parle à Saint-Malo, il y a même ta photo affichée à la boulangerie et sur la page OneFeed de la mairie, tu es le héros de la ville »

« Tu vas tellement nous manquer, fils... »

Après ces quelques effusions face caméra, Madame Dimitrova, visiblement satisfaite du spectacle, nous apprend sournoisement l’existence d’une pièce où nous pourront nous dire au revoir comme il se doit à l’abri du regard indiscret des médias.

Dans la fameuse pièce, je prends le temps de regarder qui est venu dire au revoir à mes compagnons de voyage. Noûr et Polona sont entourées de leurs parents, visiblement émus, comme les miens. La suissesse a également un jeune sœur, tout aussi jolie qu’elle, et apparemment très affectée, d’après les impressionnantes coulures de mascara qui ornent ses joues mates. Felipe est accompagné de sa femme, au visage un peu revêche. Pas d’enfant. J’ignore s’il en a, où s’ils auront refuser de venir, blessés par un père qui leur préfère Mars. Tomas discute jovialement avec un groupe de quarantenaires qui semblent être des amis plus que de la famille.

Enfin, Volker est en tête-à-tête avec un homme, un peu plus jeune que lui, plutôt séduisant, et, à en juger par leurs gestes, plutôt un amant qu’un frère ou un cousin.

Je ne peux m’empêcher d’être jaloux. Jaloux et fâché. Volker ne m’a jamais parlé de qui que ce soit. Non pas que ça ait été requis, après tout, nous n’avons franchi la ligne qu’une seule fois, sur un coup de tête, sans en reparler par la suite, pas même depuis qu’il a intégré la mission comme commandant. Il n’a jamais eu l’occasion de me dire « Yann, je dois t’avouer quelque chose », du type « j’ai un petit-ami, un mari, un plan cul régulier ou un ex un peu trop collant qui risque de venir faire ses adieux le jour Olympus I s’élancera vers le ciel ». Bref, ça n’a pas d’importance. Mes parents sont là, et ils méritent bien mon attention tout entière.

Une fois le temps alloué aux familles écoulé, Cecilia Dimitrova a mis un terme à nos adieux d’une voix sèche, inflexible, totalement dénuée d’affect. Il était temps pour nous de passer au vestiaire pour troquer nos fausses combinaisons pour des vraies, et de monter à bord du vaisseau pour les manœuvres précédant le décollage.

C’est alors que le stress et la pression sont montés d’un seul coup, me prenant à la gorge. Je n’ai même pas eu le temps ou l’idée de verser une larme de plus en voyant mes parents s’éloigner à contre-cœur, trop accaparé par l’idée soudaine que le moment était enfin arrivé, que mon départ pour Mars n’était pas simplement imminent, mais bel et bien maintenant, que toute une vie de préparation mentale et quelques mois d’entraînement intensif avaient mené jusqu’à ce moment précis, et qu’il n’y avait plus de retour possible. En pilote automatique, l’esprit déconnecté de la réalité, j’ai suivi les autres jusqu’au vestiaire, non sans hausser les yeux au ciel en voyant Volker et l’homme venu lui dire au revoir échanger un baiser passionné au moment de se séparer. Nous y avons retrouvé l’ensemble de l’équipage du Olympus I, les deux-cents hommes et femmes qui nous ont réservé quelques applaudissements fournis, avant d’être invités par Volker à se concentrer sur la tâche à venir, et pas des moindres :

- Vous applaudirez quand nous serons sortis de l’orbite terrestre avec succès, mes amis, dit-il d’une voix grave, solennelle, empreinte de la responsabilité qui repose désormais sur ses épaules.

La tension monte d’un cran supplémentaire en écoutant les paroles de notre commandant, manifestement aussi nerveux que moi.

Dans la navette électrique qui nous conduit du bâtiment principal à la fusée, je me ratatine encore un peu plus sur moi-même, alors que la foule en délire nous acclame, jetant des fleurs, des peluches et des lettres de soutien sur notre passage. Le vacarme est tel, j’en oublie que mes parents se trouvent sans doute quelque part parmi les milliers de visages inconnus qui s’accumulent dans les gradins. Quand la navette s’arrête un instant devant la tribune officielle, Cecilia Dimitrova, qui s’y trouve désormais, nous accorde un salut militaire, imitée par les présidents, chanceliers et autres premiers ministres présents avec elle. Seule Sweetie souffle un baiser déposé dans sa main en notre direction, toujours en livestream sur OneFeed.

Enfin, le moment de pénétrer dans le vaisseau est arrivé. Ce n’est pas la première fois. Nous en avons déjà visité l’intérieur à de nombreuses reprises, ne serait-ce que pour se familiariser avec les différentes composantes, et pour que les pilotes, Volker et Polona en tête, prennent connaissance du poste de commande. Un ascenseur situé dans la rampe de lancement nous mène jusqu’à mi-vaisseau, où se trouve la porte d’entrée principale. Depuis la nacelle, nous avons une vue imprenable sur le spatioport, et, au loin, sur la vielle-ville de Tolède. Le temps est clair, on aperçoit une chaîne de basse montagne, sur la ligne d’horizon. Je jette un dernier regard sur la meseta espagnole et sa terre rouge, asséchée par l’été, sans doute pas si différente de celle qui nous attend à notre arrivée sur Mars, dans neuf mois. Puis m’engouffre dans le vaisseau, le cœur un peu lourd, mais avec la certitude de faire le bon choix. Le seul choix possible.

« Tolède à Olympus. Tout est en place de notre côté. Parés pour le décollage ? »

« Olympus à Tolède. Parés ».

Volker, par cette commande en apparence simple et inoffensive, vient de sceller notre destin à tous. Nous ne sommes qu’une petite dizaine dans le cockpit. Le commandant, sa co-pilote et le reste du conseil, et une série de techniciens, en cas de besoin. Le reste de l’équipage est installé dans un compartiment qui leur est réservé. Ótavio, notamment, que j’ai aperçu au moment de monter dans la salle des commandes. Nous avons échangé un geste rapide et un sourire timide, un peu forcé, vu les circonstances.

« Bien reçu, Olympus. Nous initions le compte-à-rebours ».

Je serre les dents. Les poings. Les fesses. Tout ce que je peux serrer. On a beau avoir fait plusieurs simulation de décollage, ce n’est pas la même chose en vrai.

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