LOG46_DAY177

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- Déjà qu’on se tape presque deux semaines de trajet en plus à cause de lui, la moindre des choses, ce serait qu’il fasse la queue comme tout le monde, à la cantine...

Polona ne mâche pas ses mots quand il s’agit de Ryu, le capitaine déchu du Cheolseon-7. La jeune slovène et moi sommes réunis dans la « serre », l’antre, que dis-je, le véritable jardin secret de Noûr, notre spécialiste de la colonisation humaine des planètes extra-terrestres, une petite pièce circulaire située dans un recoin oublié dans « l’arche » où la suissesse s’essaye à faire pousser différentes plantes comestibles dans un sol à la minéralité calquée sur celle de la future colonie de Crater Europeis. La belle brune, accaparée par un examen minutieux de la croissance de ses « filles », comme elle les appelle, ne prête qu’une oreille distraite à notre conversation, mais, à entendre la sentence méprisante de Polona, ne peut s’empêcher d’intervenir à son tour pour enfoncer un peu plus le capitaine Ryu, qui ne fait décidément pas l’unanimité depuis son arrivée à bord du Olympus I :

- Ne m’en parle pas... L’autre jour je l’ai croisé en train de roder près du poste de pilotage, je lui ai dit de retourner sur « l’arche » et fissa ! Il n’a rien à faire par là... Il m’a jeté un regard de travers avec son air suffisant, mais j’ai tenu tête, je n'ai pas bougé d’un centimètre jusqu’à ce qu’il obtempère, et il a fini par repartir d’où il était venu, et en s’excusant platement !

Noûr n’a pas tort. Ryu arbore souvent un air un peu hautain, le regard froid et noir, les lèvres pincées.

Pourtant, grand et plutôt costaud, le cheveu soyeux, d’un noir intense, presque bleu, par moment, et l’œil fier, orné d’un épais sourcil souvent relevé en une expression dubitative, il ne manque pas de charme, et sort un peu du lot comparé au reste de l’équipage du Olympus I qui, en dépit de plusieurs décennies de migration soutenue du reste du monde vers l’Europe, reste assez uniformément blanc, à quelques exceptions près. Je ne peux pas m’empêcher de me fendre d’un commentaire en ce sens, pour rétablir tant que faire se peut la balance en faveur du pauvre capitaine coréen, résolument trop peu à son aise parmi nous, et, je suppose, sûrement traumatisé après avoir perdu l’intégralité de ses compagnons de voyage dans l’accident de son vaisseau. Noûr et Polona n’étaient pas là, à bord du Cheolseon-7, pour découvrir les neuf cadavres avec lesquels Ryu a dû cohabiter pendant de longues heures solitaires, en attendant la salvation, matérialisée par l’arrivée du Olympus I.

- Vous êtes dures, les filles... Laissez-lui un peu de temps pour s’accoutumer, trouver sa place parmi nous. Et puis, moi, je lui trouve quelque chose de touchant, à ce Ryu...

- Je ne dis pas le contraire, réplique Noûr d’un ton absent, de nouveau concentrée sur ses plantes. Il est plutôt... pas mal...

- Oui, je trouve aussi ! abonde Polona, le visage illuminé par une lueur de malice, qui indique qu’elle est sur le point de lancer l’une des piques acerbes dont elle a le secret. D’ailleurs, si tu veux mon avis, c’est aussi pour ça que Volker n’a pas hésité longtemps avant de lui proposer de partager sa cabine...

Je ris, à contre-cœur. Priant pour que ni Noûr ni Polona ne remarque la jalousie qui colore mes joues d’un rose que j’espère discret. Je n’ai toujours pas digéré le fait que notre commandant ait offert son hospitalité au nouveau-venu avec tant de facilité. Certes, Volker était l’un des rares à bord à ne pas déjà partager sa cabine, il était donc logique, et correct de sa part, de se sacrifier de la sorte, pour le bien du reste de l’équipage. Que son invité soit un grand gaillard au visage finement ciselé et au regard pénétrant n’était qu’un détail, une anecdote, une compensation, tout au plus.

Depuis quelques semaines, je me suis rapproché de Noûr et de Polona, les femmes du conseil. Je n’irais pas encore jusqu’à nous qualifier d’inséparables, mais nous passons de plus en plus souvent notre temps libre ensemble, à plaisanter et se délecter des rumeurs de la vie à bord du Olympus I, une denrée qui semble inépuisable, alors que le voyage se fait long, et met à l’épreuve les corps, les esprits, et surtout, les nerfs de tout un chacun. Même la co-pilote slovène, que je pensais distante et froide, s’est révélée être simplement atteinte d’une timide chronique, presque maladive, mais plutôt de bonne compagnie, une fois sa confiance gagnée. La carapace de Noûr, plus fine, a été plus simple a percer, et je ne suis pas mécontent d’avoir désormais deux personnes que je peux appeler des « amies » au sein de la mission « Olympus », autrement plutôt riche en testostérone.

- En même temps, reprend Noûr, le nez fourré dans les feuilles d’un plant de carottes, je ne lui jette pas la pierre, au pauvre Volker, il n’a pas de VandenBuddy, lui !

- C’est vrai, imagine six mois sans...

Polona laisse sa phrase en suspens. Inutile de la terminer, nous avons tous très bien compris à quoi elle se réfère. Le rose à mes joues tourne au rouge tomate. Il est vrai que Volker a intégré le programme un peu trop tard pour que le docteur Vandenberghe ne lui attribue un compagnon de voyage, mais le commandant n’a pas pour autant observé une abstinence aussi stricte que les deux femmes, un peu naïves, ne le pensent. Je ne dis rien. J’apprécie beaucoup de pouvoir plaisanter avec Noûr et Polona, mais je ne leur fais aucune confiance quant à leur capacité à garder un secret. Je préfère détourner la conversation vers un sujet moins glissant :

- C’est vrai que ça ne doit pas être facile... On pourra dire ce qu’on veut sur le docteur Vandenberghe, mais sa méthode marche du tonnerre ! Je ne sais pas ce que je ferais si on me privait de la compagnie de Ótavio, matin et soir...

- Vous êtes vraiment compatibles, alors ? s’enquière Polona, visiblement avide de précisions.

- Complètement ! Et plus que ça, même, je dirais... Nos envies évoluent en même temps, dans la même direction ! Lui qui était si doux, si fragile au tout début du voyage... J’étais là pour le réconforter, ça nous a énormément rapprochés, très vite. Alors que maintenant, il est beaucoup plus endurant que moi et, dès que je flanche un peu, il n’hésite plus à prendre les choses en main... euh... dans tous les sens du terme !

- Dis-en plus ! insiste la jeune slovène à la curiosité mal placée.

- Je ne veux pas choquer vos chastes oreilles, mes pauvres...

Noûr, qui note sans doute justement une pointe de gêne dans ma voix, vole à mon secours et braque les projecteurs vers Polona :

- Et toi, Polona, comment ça se passe avec Tomas ?

- Ecoute, moi non plus, je n’ai pas à me plaindre de la méthode Vandenberghe ! Mais bon, puisqu’on ne donne pas de détails croustillants, je me limiterai à une réflexion : les hommes d’expérience, il n’y a que ça de vrai !

Polona et Tomas, l’ingénieur en chef du Olympus I et membre du conseil, ont été désignés comme VandenBuddies dès les tout débuts de la mission « Olympus » et, comme Ótavio et moi, partagent une cabine conjugale sur « l’arche », en dépit de la différence d’âge plutôt conséquente entre la jeune slovène, pas encore trente ans, et le danois, la quarantaine bien entamée. Pourtant, à en croire Polona, le courant passe extrêmement bien entre les deux. En privé, du moins, car en public, ni la slovène ni le danois ne laisse transparaître la moindre émotion, la moindre petite attention, le moindre geste de tendresse. En cela, ils se correspondent plutôt bien, aussi pudiques et réservés l’un que l’autre.

- Noûr, tu ne veux toujours rien nous dire, j’imagine ?

Polona taquine la suissesse, dont la consigne du docteur Vandenberghe était précisément de ne révéler à personne qui était son compagnon attitré. Sans doute cela a-t-il à voir avec la personnalité de la jolie brune, on ne peut plus discrète, peu expansive, et surtout, particulièrement jalouse de sa vie privée. Aussi, Noûr ne partage pas directement sa cabine avec son VandenBuddy, mais loge dans une cabine collective, une sorte de dortoir où dorment trois autres membres de l’équipage du vaisseau, censés se procurer un soutien moral dénué de dimension charnelle.

Pourtant, l’identité de son partenaire n’est un secret pour personne. En effet, difficile de conserver un semblant d’intimité dans une petite boîte de métal surpeuplée, où les moindres faits et gestes de chacun sont scrutés par deux-cents paires d’yeux appartenant à autant d’individus désœuvrés et privés de distraction, la plupart du temps. Il était donc impensable que nul ne finirait par remarquer les allers-retours incessants de Noûr entre sa cabine-dortoir et l’infirmerie, où elle retrouve Șerban, le beau médecin de bord, fidèle au poste, lui aussi officiellement privé de VandenBuddy.

Il ne me reste plus qu’à espérer que mes rares écarts avec Volker auront échappé à la vigilance de l’équipage du Olympus I. Je n’ai pas pour ambition que ma relation éphémère avec le bel allemand, dont je n’ai pas encore entièrement fait le deuil, ne soit réduite à un simple ragot spatial parmi tant d’autres.

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