LOG49_DAY264

8 minutes de lecture

Dernier réveil à huit heures, heure de Bruxelles. Dernier repas au réfectoire. Une médiocre purée de pois-chiches mal réhydratée, une carafe d’eau recyclée et un cocktail de compléments alimentaires au goût acidulé, pour fêter ça. Dernière douche à bord du vaisseau, tiède et chronométrée. Dernière fois que j’enfile ma combinaison du programme « Olympus » dans la précipitation entre les parois humides de la cabine, par peur qu’on finisse par frapper à la porte pour m’exhorter de céder ma place au plus vite. Et, peut-être, derniers moments d’intimité avec Ótavio, blottis l’un contre l’autre sur l’étroite couchette du gros nounours portugais, pantelants dans la chaleur moite de notre chambre commune, après quelques longues minutes d’un corps-à-corps rendu plus intense, plus beau et plus fort, et plus nostalgique, aussi, par l’épilogue imminent de notre périple interplanétaire.

Notre voyage touche à sa fin.

Depuis quelques jours, Mars est apparue en ligne de mire, visible à l’œil nu depuis le poste de pilotage du Olympus I. Un simple point lumineux dans les ténèbres de l’espace, pour commencer. Puis, une sorte de bille, trop petite pour qu’on en distingue vraiment la couleur, d’abord, et qui, à mesure que l’on se rapproche, prend des airs de balle de tennis et une légère teinte gris-orangé. Enfin, depuis que nous nous sommes placés en orbite autour de la planète rouge, l’image traditionnelle, étrangement familière car vue et revue des centaines de fois depuis l’enfance, dans les livres, dans les films, sur le LiScreen, celle d’un corps céleste majestueux, couleur rouille, visiblement aride, à la géographie accidentée, presque torturée, façonnée par de larges rivières disparues et de gigantesques volcans colériques, et pas tout à fait endormis.

Nous y sommes.

Enfin.

Et j’y suis, moi aussi.

J’en ai tant rêvé, depuis si longtemps, depuis toujours, vraiment, il en devient presque difficile de croire que ce rêve est sur le point de se réaliser. Combien d’hommes et de femmes obsédés par l’idée de repousser les frontières du possible, assoiffés de grands voyages, de grands espaces vierges de toute intervention humaine, de découverte et d’aventure, ont-ils éprouvé ce que je ressens, là, maintenant, cette drôle de sensation de chaleur qui se répand lentement dans ma poitrine, ce léger picotement qui engourdit le bout de mes doigts fébriles, cette incroyable poussée d’adrénaline qui me catapulte hors du lit ces derniers jours, quand je sais que les prochains réveils s’effectueront sous le soleil bleu et sur le sol rocailleux de la planète rouge.

Quelques milliers.

Pas plus.

Soudain, dans le creux d’une matinée passée dans l’attente, l’annonce tant espérée retentit dans les LiPlugs de l’équipage du Olympus I tout entier. C’est EVA, dont la voix calme et apaisée, dépassionnée, même, ne semble pour une fois pas correspondre à l’ambiance générale, une sorte d’euphorie réprimée par un soupçon d’appréhension qui enfle peu à peu, et prend possession de tout le vaisseau, en contamine les passagers, un à un, transmise par un regard complice, un geste amical, un petit rire nerveux. Dans quelques heures, nous atterrirons sur Mars.

« Atterrir ».

L’idée de regagner la terre ferme, ou la Terre tout court, après quelques temps passés dans les airs hostiles. Le concept n’est pas à la mesure de la situation.

« Amarsir ».

Le terme consacré n’est pas encore rentré dans le vocabulaire commun. Il faudra sans doute encore quelques siècles de colonisation humaine de la planète rouge pour que l’idée entre dans l’imaginaire collectif de l’être humain. Toujours est-il que, après deux-cents-soixante-quatre jours de voyage, un peu plus que ce qui était prévu, nous voilà enfin arrivés au moment de vérité. D’ici quelques heures, le Olympus I pénètrera dans l’atmosphère martienne, et, guidé par Huo Xing, la base de contrôle chinoise sur Mars, se posera en douceur à l’endroit prévu, à quelques centaines de mètres seulement de « Zeus », « Aura », « Demeter » et « Hades », les modules de colonisation, et de Crater Europeis, le cratère qui deviendra notre résidence permanente au sol.

« Polona, à toi l’honneur ».

L’œil rieur, le visage fatigué mais heureux, visiblement soulagé d’être arrivé au bout du périple, Volker, toujours aussi séduisant dans sa fringante combinaison de commandant, passe la main à sa co-pilote, la jeune slovène, qui ne cache pas sa joie. D’une voix ferme, assurée, celle-ci donne un dernier ordre à EVA :

- EVA, initialise la séquence « arrivée sur Mars », et passe en configuration « atterrissage », s’il-te-plait.

- Entendu, Polona, répond l’assistant virtuel. Repli de la voile solaire et du bras mécanique. Interruption de la rotation de l’arche, fin de la gravité artificielle dans les quartiers de vie. Mise en sécurité du ISRU et des futurs modules de colonisation. Durée totale de la séquence : une heure et treize minutes.

Le conseil est réuni dans le cockpit. Comme toujours. Mais, cette fois-ci, il règne une ambiance bien différente de celles qui prévaut habituellement lors de nos réunions quotidienne. Il y a de l’alégresse dans l’air. Volker est soulagé de voir le voyage se terminer, Polona rayonne, fière de la marque de confiance du commandant qui lui a confié la toute dernière mission de pilotage du Olympus I. Tomas, son VandenBuddy attitré, la regarde s’affairer au poste de pilotage avec bienveillance et admiration, peut-être même avec un peu d’amour.

Noûr est survoltée. Le regard perçant, un sourire indélébile imprimé sur les lèvres, elle s’exprime avec emphase, accompagne chacune de ses paroles par des gestes brusques, exagérés. Elle aussi touche son rêve du doigt, déployer une ville sous-terraine auto-suffisante sur une planète extra-terrestre. L’esprit brillant de la jolie brune doit être en ébullition, totalement obsédé par l’immensité de la tâche à accomplir. Je l’imagine effectuer une revue mentales des différentes étapes détaillées de son plan, minutieusement élaboré avec le soutien de l’Agence. Elle y travaille depuis si longtemps. Pendant des années, elle a enchaîné les modélisations, les simulations, les tests à échelle réduite. Il doit être excitant de pouvoir enfin passer à la pratique.

Seul Felipe ne se laisse pas déborder par l’excitation. Taciturne, les traits tirés et le visage fermé, le militaire espagnol reste fermement convaincu que cet atterrissage sous escorte chinoise est une mauvaise démonstration de faiblesse, un renoncement stratégique, bref, une très mauvaise idée. Sans doute a-t-il un peu raison. Nul ne sait ce que les chinois attendent réellement de nous, une fois que nous les aurons rejoints sur Mars. Et il y fort à croire que la main tendue chinoise n’est pas totalement désintéressée. Mei Chen, la responsable de la mission diplomatique chinoise auprès du programme « Olympus », laisse savamment planer le doute à ce sujet, esquivant systématiquement les questions de Volker et de Felipe, et ce depuis que le contact a été établit avec Huo Xing, il y a près de deux mois.

Pour ma part, je suis partagé entre l’excitation de fouler, enfin, le sol martien, et quelques relents de langueur pour le temps passé à bord du Olympus I. Je suis un incorrigible nostalgique. Cette petite boîte de métal grouillant de passagers a fini par devenir un foyer accueillant, presque rassurant. Et la vie à bord une seconde nature. Il faudra désapprendre, et réapprendre à vivre avec un peu plus d’espace et d’intimité. Non pas que Crater Europeis sera si différente, en termes de vie en communauté et d’espace personnel. Mais ce sentiment d’être ensemble, « dans le même bateau », ou du moins, « dans le même vaisseau », sera sans doute largement atténué par l’espace, plus généreux, et les circonstances, qui verront de petits groupes se détacher du reste de la mission el temps d’une excursion aux confins du secteur européen. Je ne sais pas ce qu’il restera de la camaraderie qui prédomine à bord.

Ni de ma relation avec Ótavio.

Le docteur Vandenberghe avait suggéré qu’une réévaluation de notre cohabitation devrait avoir lieu une fois au sol. J’ignore ce que cela veut dire. Ne serions-nous donc pas compatibles ailleurs que sur le Olympus I ?

Difficile d’y croire, si je me remémore nos ébats passionnés du petit matin, ou encore, l’épisode torride d’il y a quelques jours, où, après s’être discrètement infiltrés dans la « serre » de Noûr, gloussant comme des adolescents pas encore totalement dégrossis, lui et moi avons eu ce qui restera pour moins l’une des meilleures parties de jambes en l’air du voyage. Et peut-être même plus encore. Nos corps épris l’un de l’autre, trempés de sueur. La tête légère, étourdie. Grisés par le plaisir, lui, d’abord, dont la tête bascule en arrière au contact de mes lèvres sur son sexe tendu, et moi, ensuite, au point où le contact froid du mur contre ma peau nue me semble absolument secondaire, indolore, alors que Ótavio me soulève et me prend avec force, mes jambes enroulées autour de sa taille puissante. Nos corps baignés de la lumière bleuté des lampes à UV.

« Passage en configuration « atterrissage » terminée »

Le conseil relève la tête comme un seul homme, et une lueur d’inquiétude s’allume dans les regards. Le moment est arrivé. Sur l’ordre de Volker, nous revêtons la tenue réservée au décollage et à l’atterrissage, plus épaisse, plus isolante, censée protéger nos corps trop frêles des forces telluriques causées par l’augmentation brutale de la pression atmosphérique et la contre-poussée exercée par les propulseurs, qui nous évitera d’arriver sur Mars sous forme de confiture d’être humain. Puis, nous prenons place sur nos sièges attitrés. J’attache ma ceinture. La main tremblante d’excitation. La vision presque trouble, tant il y a de choses à penser, de moments à graver à jamais dans sa mémoire. La dernière fois que j’ai été dans un tel état, c’était lors du décollage du Olympus I, il y a plus de neuf mois.

- Tout le monde est bien à son poste, attaché et paré pour l’atterrissage ? demande Volker à l’ensemble de l’équipage, par l’intermédiaire de nos LiPlugs, le ton légèrement plus tendu qu’il y a quelques instants seulement.

- Affirmatif, répond EVA, se faisant ainsi, pour la toute dernière fois, la porte-parole de l’équipage de la mission « Olympus ».

- Et bien, dans ce cas, nous allons lancer la séquence d’atterrissage... lance Volker, quelque peu hésitant, sans doute conscient qu’il n’y a pas de retour possible, à ce stade. Ici Olympus I, Huo Xing, est-ce que vous me recevez ?

Un léger silence sur la ligne. Puis, quelques secondes plus tard, la voix un brin mécanique de Mei, l’insondable diplomate chinoise, résonne à nos oreilles :

- Cinq sur cinq, Olympus I. Nous sommes prêts à vous guider. Bonne chance !

J’échange un dernier regard avec Felipe, à ma gauche, et Noûr, à ma droite. Volker, installé au premier rang avec Polona, se retourne vers nous l’espace d’un instant, et balaye la pièce de son regard gris tour à tour rassurant, complice, reconnaissant. Une marque silencieuse des liens invisibles, indicibles, et pourtant si forts, indestructibles, qui nous unissent, nous, les membres du conseil, et, au-delà, tout l’équipage du Olympus I, tissés tout au long du voyage, forgés presque autant dans le feu de l’épreuve que dans l’ennui du quotidien, et qui, désormais, font de nous une véritable famille.

On partage un tout dernier soupir. Lent et profond. En chœur. Et, enfin, Volker donne l’autorisation à Polona d’enclencher la séquence d’atterrissage. Mon estomac se soulève alors que le Olympus I entame sa chute dans le ciel martien.

Mars, nous voilà.

Annotations

Vous aimez lire GBP ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0