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La porte vaisseau s’est ouverte, et, dans l’embrasure, j’ai aperçu ma première image de Mars. Mon nouveau chez-moi. J’en ai eu le souffle coupé.

Un ciel haut, gris-rose, dont la fine couche nuageuse n’occulte pas la lumière puissante, presque aveuglante alors que le soleil, bleu pâle, est à son zénith. En dépit de l’heure, l’horizon rougi par la fine brume de poussière de régolithe et la teinte rouge, presque rouillée, de l’immense plaine rocailleuse qui s’étend à perte de vue vers le nord, donne au paysage aride et accidenté un air de crépuscule perpétuel.

L’impression de plat, d’horizontalité, n’est pourtant valable qu’en ignorant le versant méridional de Crater Europeis. Ici, d’imposantes montagnes, rousses, elles-aussi, dressent leurs falaises nues, abruptes, sur plusieurs centaines de mètres à la verticale, avant d’entamer une pente plus douce, qui se termine presque en pointe. Comme si on avait déposé une montagne sur les gorges d’un canyon asséché. Mons Europeis. C’est comme ça que la dorsale rocheuse est référencée dans les accords de Kolkata. Quelle étrange sensation, émouvante, jubilatoire, même, que de voir la carte tant de fois étudiée prendre vie, ou du moins, prendre relief, devant mes yeux ébahis, plissés par le trop plein de lumière naturelle après de long mois passés sous l’éclairage artificiel du vaisseau.

A l’ombre du soleil bleu, dans les renfoncements de la montagne, des petites tâches blanches dénotent du camaïeu habituel de rouges orangés qui prédomine ailleurs. Ce sont de petites poches de glace. De l’eau, somme toute, que nous utiliserons pour nous hydrater, irriguer nos cultures, et, accessoirement, produire une bonne quantité d’oxygène et un peu hydrogène, carburants essentiels à la vie humaine et à la propulsion des engins mécaniques.

Et enfin, au pied de la falaise des Mons Europeis, l’œil aguerri distingue une ouverture, comme si un géant avait croqué la montagne, comme une pomme, et l’avait reposée, en fait, l’entrée d’une caverne, ou, plus exactement, d’un tube de lave, une gigantesque cavité qui accueillera d’ici peu Crater Europeis, notre colonie, à l’abri du froid glacial de la nuit martienne, des vents violents chargés de poussière de régolithe, et, surtout, des radiations venues du soleil et du cosmos, que l’atmosphère de Mars, trop fine, ne parvient pas à filtrer efficacement comme c’est le cas sur Terre.

Dans ce paysage d’une pureté absolue, vierge de toute intervention autre que celle de la nature elle-même, les quelques traces de présence humaine dénotent fortement.

Il y a d’abord le Olympus I, évidemment, posé à la verticale sur la plaine, le fuselage blanc quelque peu roussi par la traversée des couches supérieures de l’atmosphère martienne, chargée de poussière.

Il y a ensuite les modules de colonisation et d’exploration envoyés par l’Agence, pour rendre notre arrivée sur Mars moins périlleuse, et notre survie plus probable. « Zeus », le module énergétique. « Aura », le module atmosphérique. « Demeter », le module agricole. Et « Hades », le module minier. Derrière ces appellations pleines de symboles et de références à la mythologie grecque, et donc européenne, se cachent en fait de simples boîtes de métal blanc, de la taille d’un conteneur, bourrés de composants électroniques et de réactifs chimiques, que seule Noûr et son équipe de colonisateur sauront faire marcher. « Hades », il est intéressant de le noter, est également censé contenir un rover, un véhicule qui permettra de faciliter les déplacement au sein du secteur européen. Les modules sont disposés autour de la zone d’atterrissage du Olympus I. Ils portent la mention « Titan », écrite en bleu marine sur le flanc blanc de chacun des conteneurs, du nom de la mission de pré-colonisation, clin d’œil aux créatures mythiques, fils de la Terre et du Ciel, qui, selon la croyance ancestrale, ont précédé et donné naissance aux Dieux de l’Olympe.

Et puis, il y a un élément que l’on attendait pas, un détail qui ne figure pas dans les plans de l’Agence.

A mi-chemin entre le vaisseau tout juste posé sur le sol martien et l’entrée de la caverne de Crater Europeis, figure un bâtiment pour le moins incongru, un petit dôme blanc, enfin, petit vu d’ici, mais sans doute pas si petit que ça si on le compare avec les minuscules silhouettes humaines qui se tiennent juste devant, vêtues de leurs combinaison protectrices, parfaitement ordonnées dans un alignement militaire qui laisse songeur. Le dôme est coiffé d’une antenne de communication, et alimenté par quelques panneaux solaires disposés sur le côté. Un mât blanc, disposé devant l’entrée du bâtiment, bat le pavillon jaune orné d’un dragon rouge et or, celui de la « Chine-unie », que l’on appelle simplement « Chine » depuis déjà plusieurs décennies, pour aller plus vite et à l’essentiel.

Les chinois ont donc bâti un poste avancé sur la plaine, sans nous en avertir. Les prochaines heures nous diront s’il s’agit d’un simple centre d’accueil, d’une ambassade high-tech, ou d’un camp de base pour une hypothétique tentative d’occupation.

Patience.

Nous nous sommes élancés deux par deux, à la file indienne, le conseil en tête de cortège, à l’assaut de la courte langue de terre rocailleuse qui sépare Olympus I du dôme chinois.

Volker et Noûr ouvrent la marche, comme le veut le protocole établi par l’Agence. En effet, une fois le personnel de la mission « Olympus » arrivé sur Mars, la suissesse prend du grade et remplace Polona comme seconde du bel allemand. Dans l’ordre protocolaire, et, par conséquent, dans la colonne européenne qui fend la brise martienne en direction du sud et des Mons Europeis, je suis situé juste derrière Volker et Noûr, à rang égal avec Felipe, en tant que conseillers juridiques et militaires, respectivement. Lui et moi n’échangeons pas un mot, malgré la communication rendue possible au travers des casques hermétiques par nos LiPlugs. Ce serait inutile. L’espagnol ne desserre pas le dents depuis que nous avons foulé le sol martien, dans une colère noire face à cette présence chinoise impromptue, qui ne fait que confirmer ses impressions.

En queue de peloton, seul à fermer la marche, Ryu, le capitaine coréen, rescapé de l’espace, définitivement prisonnier de notre mission martienne, a lui aussi revêtu l’uniforme de la mission « Olympus », à défaut d’avoir sa propre combinaison adaptée, le Cheolseon-7 ne s’étant jamais posé sur le sol martien.

Après une dizaine de minutes, nous approchons enfin du dôme. Le drapeau chinois flotte légèrement au-dessus de nos têtes, sous l’effet d’un vent trop faible pour qu’on puisse le ressentir à travers notre épaisse combinaison. La rangée d’hommes casqués, parfaitement alignés et immobile, renforce le côté solennel du moment. La façade du dôme est marquée de deux caractères chinois.

« 欢迎 »

Felipe, sinophone a défaut d’être sinophile, en traduit la signification dans un murmure agacé :

« Bienvenue »

Une fois que nous ne sommes plus qu’à quelques mètres des représentants chinois, une silhouette se détache du rang et désactive la visière électronique de son casque. Le visage d’une jeune femme apparaît, illuminé par une série de LED qui donne un aspect un peu surnaturel à cette première rencontre extra-terrestre.

Ce doit être Mei.

Nos casques ne sont pas encore reliés par un même système de communication, impossible, donc de le confirmer de vive-voix. Il faudra attendre d’être rentrés à l’intérieur du dôme. Après avoir effectué un légère courbette à la mode asiatique, à mi-chemin entre le salut et la marque de respect, la jeune femme se rapproche encore du groupe et vient serrer la main de Noûr et de Volker. Elle commence par Noûr. J’ignore si elle s’en est rendue compte, si elle l’a fait exprès, ou si l’enfreinte au protocole est une simple bourde, liée à la difficulté de distinguer les personnes dans la foule uniforme du personnel de la mission « Olympus ». Personne ne semble s’en offusquer. Du moins, personne n’ose se fendre du moindre commentaire. Les LiPlugs de l’équipage restent donc invariablement muets, alors que nous pénétrons dans « Bienvenue », quartier général de notre comité d’accueil pour l’instant empreint de mystère.

L’intérieur du dôme me frappe par sa clarté et son gigantisme. Depuis des mois que nous sommes enfermés dans une petite boîte de métal surpeuplée, souvent mal éclairée, en permanence les uns sur les autres, se retrouver soudain dans un espace certes confiné mais avec autant de lumière et de hauteur sous plafond constitue un choc en lui seul. Le centre du bâtiment, là où le dôme est le plus haut, a été laissé complètement ouvert par les architectes chinois, et semble destiné à servir à la fois de réfectoire et de dortoir. Des tables et des futons ont été déposés sur le sol, avec une précision, encore une fois, toute militaire. Sur les côtés du bâtiment, disposés en cercle autour de ce grand hall central, se trouvent de petites pièces cloisonnées, qui ressemblent plutôt à des sanitaires, ou des salles de réunion. Le tout fait largement penser à ces centres d’accueil d’urgence déployés sur Terre dans les gymnase ou les stades de football après une catastrophe naturelle de grande ampleur.

Nous retirons nos combinaisons. Tous. Européens et chinois. Et coréens, si on compte Ryu comme un élément à part, ce qui semble assez juste, au vu de son degré d’intégration au reste de notre équipage.

La jeune femme ayant serré la main de Noûr et de Volker, débarrassée de son attirail, vient une nouvelle fois saluer les dirigeants de la mission européenne. Cette fois-ci, elle ne commet pas d’impair, et serre la main de Volker en premier. Un étrange sourire un peu figé imprimé sur son joli visage rond, encadré de mèches brunes parfaitement lisses, autrement fort peu expressif. Volker, d’un geste que l’on pourrait presque qualifier de princier, rassemble les membres du conseil autour de sa personne, et nous présente un à un à celle qui, en retour, se révèle bien être la fameuse Mei Chen, envoyée diplomatique de la mission chinoise auprès du programme « Olympus ».

Mei nous explique dans un anglais précis, un peu mécanique, sans la moindre emphase, être accompagnée de dix membres de la colonie chinoise la plus proche, située à une centaine de kilomètres au sud, par-delà des Mons Europeis, non loin de la base de Huo Xing, avec laquelle nous avons conversé lorsque nous étions encore en route pour Mars :

- Nous sommes ici pour vous accueillir, vous souhaiter la bienvenue sur Mars, et vous prêter main-forte pour le déploiement de votre colonie martienne. Nous savons d’expérience que les premiers moments d’une mission de colonisation ne sont pas une mince affaire, et nous sommes disposés travailler avec la mission « Olympus » de l’Union européenne pour partager notre savoir-faire, issu de plus de dix ans de présence civile de la République de Chine-unie sur Mars, au cours desquels nous avons parachevé le déploiement complet de trois colonies humaines, toutes peuplées de mille-cinq-cents colons permanents, et travaillons à l’implantation d’une quatrième.

Le discours en bien rôdé, plutôt convaincant. Je note d’ailleurs le visage de Noûr qui s’illumine alors que Mei énumère les réussites du programme chinois de colonisation martienne. Il est vrai que nous avons sans doute beaucoup à apprendre de ces derniers. Felipe, lui, semble étrangement calme depuis que nous avons retiré nos combinaison. Trop calme. Sans doute le militaire espagnol est-il suffisamment maître de ses émotions pour garder son sang-froid et ne pas se faire démasquer trop tôt comme l’éternel sino-sceptique qu’il est, indubitablement.

- Ce dôme, poursuit Mei, qui semble soudain inarrêtable depuis qu’elle s’est lancée, c’est le symbole de l’amitié qui nous lie, désormais, en tant qu’êtres humains installés sur Mars. Nous sommes évidemment issus de nations différentes, dont les relations sur Terre peuvent être parfois conflictuelles. Nous avons sans doute une philosophie et une vision du monde un peu différente. Mais nous sommes désormais unis par quelque chose de beaucoup plus fort, indestructible. Nous sommes des pionniers de la race humaine, isolés du reste de notre espèce, à des millions de kilomètres de nos mères-patries respectives, et seuls, désormais, maîtres de notre destin et de notre survie sur cette planète aussi hostile que fascinante. Vous êtes ici les bienvenus. Vous êtes ici chez-vous. Nous avons préparé de quoi vous restaurer et vous reposer après votre long voyage que nous savons éprouvant, pour l’avoir vécu, nous aussi. Demain, nous discuterons des modalités de notre coopération. Commandant Ganz, madame Idir, vous nous indiquerez qui vous souhaitez inclure dans ces discussions. Nous sommes à votre disposition. Il est évident que ce ne pourra-t-être l’intégralité du personnel de la mission « Olympus »...

Volker et Noûr échangent un regard furtif, puis un léger hochement de tête. Il n’y a pas matière à réfléchir bien longtemps. Les discussions s’effectueront avec le commandant, sa seconde, et les conseillers juridiques et militaires de la mission. Autrement dit, Volker, Noûr, Felipe et moi. Les choses sérieuses sont sur le point de commencer.

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