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Deux jours.

Deux jours que je tourne en rond dans ma cabine, si tant est qu’on puisse appeler ça tourner en rond, vu le peu d’espace disponible, sans savoir que faire.

Deux jours que Volker et Tomas ont été arrêtés par les agents de sécurité de la mission chinoise. Deux jours que nous sommes sans nouvelles de notre commandant et ingénieur en chef. Deux jours que je demande à voir Noûr, également, sans succès. Notre nouvelle commandante, de facto, en tout cas, jusqu’à la libération de Volker, est en mission diplomatique sous le dôme afin de négocier le sort de l’allemand et du danois, et bien qu’il serait logique qu’elle y soit accompagnée de son conseiller juridique, c’est-à-dire de moi, Mei a expressément demandé à ce que la suissesse vienne seule, « pour pouvoir discuter en seul à seul, sans influence externe », pour reprendre les mots utilisés par la chinoise.

Me voilà donc mis de côté, seul membre du conseil à Crater Europeis, dans une ambiance générale de plus en plus délétère. Les camps se font et se défont au fur et à mesure que les heures passent. Les pros, les antis, les je-ne-me-prononce-pas, autrement dit, les prudents, les désintéressés, les outrés, les désabusés, les fatalistes, tout le monde de réagit pas à l’annonce de l’arrestation de Volker et Tomas de la même manière. Et les tensions montent entre ceux qui dénoncent les méthodes d’intimidation et d’ingérence de la Chine-unie et ceux qui croient encore au malentendu et à la bienveillance chinoise, peu nombreux, certes, et de moins en moins, de surcroit, mais encore suffisamment pour peser dans les discussions qui font rage au réfectoire.

Ótavio, en particulier, n’en démord pas.

Les chinois n’ont aucun tort à ses yeux. Après chaque interaction, chaque dispute avec le reste de ses camarades de la mission « Olympus », le jeune portugais s’enfonce un peu plus dans une discours obtus de confiance aveugle envers ce que l’on appelle désormais « l’occupant chinois », un fanatisme, presque, puisqu’il voue un quasi-culte à Mei, qu’il considère comme au-dessus de tout soupçon au regard de l’aide cruciale déployée par la Chine-unie depuis l’arrivée de l’équipage européen sur la planète rouge. Mon ancien VandenBuddy dispose de quelques supporters, pour la plupart employés de la salle des machines, comme lui, tous enthousiastes envers la technologie chinoise, infiniment supérieure, à leurs dires, à celle de l’Europe. Et il faut avouer que ce petit groupe de fidèle du « régime chinois », comme certains, plus revendicatifs que le reste, commencent à le nommer, sème le trouble au sein de la colonie, multipliant les altercations verbales et les accusations publiques à l’encontre du reste des colons. En tant que dernier membre du conseil encore présent sur place, je suis normalement chargé de maintenir l’ordre et de faire en sorte que chacun vaque à ses occupations. Mais force est de constater que je peine de plus en plus à prendre l’ascendant sur le petit groupe de rebelles mené par Ótavio, qui refuse parfois d’obtempérer lorsque j’ordonne que chacun retourne à ses quartiers après une nouvelle saillie verbale, une énième insulte envers un autre membre de l’équipage. Je crains que ma proximité, ma complicité passée avec le jeune portugais, désormais réduite à néant, n’y soient pas pour rien dans ce violent ressentiment que nourrit Ótavio à l’égard du conseil, et par conséquent à mon égard. Il y a sûrement un peu de rancœur chez celui qui n’a désormais plus rien du gros nounours.

Le soir venu, un nouveau conflit éclate au réfectoire.

Șerban, notre médecin attitré, se serait apparemment fendu d’une commentaire que certains auraient interprété comme une insulte faite à Mei, ce qui, évidemment, n’a pas manqué de déclencher un déferlement de protestations et de menaces de la part de Ótavio et de ses supporters. Pour calmer le jeu, je décrète l’extinction des feux et renvoie tout le monde dans sa cabine respective, interdisant d’en sortir jusqu’au lever du soleil. Cette fois encore, tout le monde obéit, ou du moins, personne n’ose désobéir. Mais pour combien de temps encore ?

Seul dans la salle du conseil, une petite pièce aveugle attenante aux bureaux vides de Volker et de Noûr, la tête entre les mains, je rumine ma décision de la soirée, et prie pour que les choses reviennent à la normale le plus vite possible. Et, au fond, peu importe ce que « à la normale » veut vraiment dire, tant que je ne suis pas en charge de le gérer.

Soudain, dans l’embrasure d’une porte entrouverte, j’aperçois une silhouette se mouvoir dans la pièce voisine, plongée dans la pénombre. Agile, fine. Une longue chevelure brune qui tombe en cascade en dessous des épaules.

C’est Noûr.

Elle ne m’a pas remarqué. Je ne bronche pas, ne bouge pas d’un orteil, de peur qu’elle soit accompagnée de Mei, et qu’il soit préférable de faire profil bas. Puis, finalement, constatant que la suissesse est bel et bien seule, je me manifeste discrètement, en toussotant. Noûr est sur le qui-vive, elle sursaute, et se retourne brusquement vers moi, le visage autant épuisé qu’effrayé. Puis, une fois qu’elle m’a reconnu, le masque de stupeur qui lui déforme les traits tombe soudain, et la jeune femme fond sur moi, se jette dans mes bras, et fond en larmes. Entre deux sanglots incontrôlés, Noûr parvient à articuler quelques mots pour donner un peu plus de corps à son désespoir :

- Yann, je ne sais pas quoi faire...

- Tu as pu les voir, Volker et Tomas ? demandé-je d’une voix la plus douce possible. Tu sais s’il vont bien ?

- Mei m’a assuré que oui... mais tu sais bien qu’on ne peut pas lui faire confiance...

Entendre ces mots clairement exprimés, sans la moindre hésitation, sans l’ombre d’une équivoque dans la bouche de la suissesse me rassure profondément et me fait un bien fou. Pendant tout ce temps, j’ai cru qu’elle était dupe du petit jeu de la chinoise. En tout cas, si elle l’a été, elle ne l’est plus. Et c’est plutôt de bonne augure pour la suite, que ce soit pour résoudre la crise avec la Chine ou étouffer la rébellion qui couve dans la colonie.

- Je n’ai pas réussi à obtenir grand-chose d’elle, Yann... poursuit Noûr d’un ton grave. Depuis qu’elle m’a montré son vrai visage, elle est devenue intraitable... Mais j’ai quand même réussi à la convaincre de te laisser parler avec Volker, un bref instant, pour que l’on puisse comprendre ce qui lui est reproché ! Tu penses que tu pourrais lui servir d’avocat, si on devait en arriver là ?

- Je doute que ce genre de conflits se résolve par un simple procès... Mais j’irai voir Volker avec plaisir ! Quand est-ce que Mei t’as accordé le droit de me recevoir sous le dôme ?

- Maintenant, répond Noûr d’un air désolé, enfin cette nuit, lorsque Crater Europeis sera endormie et le dôme aussi. Je suppose qu’elle ne voulait pas que ça se sache...

J’ai quitté Crater Europeis dans le plus grand des secrets, sur le coup de deux heures du matin. Les portes de l’ascenseur qui relie la colonise à l’entrée de la caverne se sont ouvertes avec fracas. Et, à cet instant précis, je ne me suis jamais senti aussi seul de toute ma vie. Dans le silence absolu d’une nuit sans vent, sous un ciel d’un violet plus intense que tout ce que qui m’a été donné de voir jusqu’à présent, criblé de milliers d’étoiles brillantes, une seule lune visible, cette fois, un peu pâle, jaunie par la fine couche de poussière en suspension dans l’atmosphère, j’ai marché d’un pas décidé vers le dôme « Bienvenue ». Pas question de traîner en chemin. Le thermomètre affiche -50°C, et bien que ma combinaison soit ultra-isolante et spécialement conçue pour résister à la nuit martienne, je n’ai pas l’intention d’en tester les limites.

Quand j’arrive devant la porte du dôme « Bienvenue », je n’ai pas besoin de frapper, on m’ouvre.

On m’attend.

Une escorte personnelle, composée de deux agents chinois, me réceptionne dans le sas, où je me défais de ma combinaison, puis m’accompagne à l’intérieur du dôme. Le bâtiment est presque vide. Plus personne ne dort dans le réfectoire, sous l’immense coupole blanche. Plus personne, sauf Ryu, dont je distingue la silhouette endormie sur un futon posé à même le sol, qui me tourne le dos dans l’obscurité. On m’indique de garder le silence et de poursuivre mon chemin sans tarder. Détourner les yeux du beau capitaine coréen qui, depuis quelques jours, s’invite quotidiennement dans mes rêves, et, parfois aussi, dans les pensées éveillées, est un véritable supplice, une déchirure. Je m’exécute péniblement, tentant de rester concentré sur la mission qui m’attend.

Je retrouve Volker dans une petite pièce aveugle, allongé par terre, sur un futon, lui aussi, dépourvu d’oreiller et de couverture, le regard vide et les traits tirés. Il n’a sans doute pas dormi depuis son arrestation. Mon escorte me signifie que nous disposerons en tout et pour tout de cinq minutes d’entretien, pas plus. On referme la porte derrière moi, pour nous laisser, à Volker et moi, un semblant d’intimité. Je m’avance vers l’allemand visiblement affecté, presque diminué, déjà, et lui demande de m’expliquer comment il en est arrivé là.

Volker, la voix pâteuse et l’œil vitreux, me raconte alors le sombre engrenage qui les a mené, lui et Tomas, à se faire interpeller par les forces de sécurité du dôme.

C’était exactement ce que j’avais imaginé.

Une journée frustrante où rien ne progresse sur le plan du rétablissement des communications avec Bruxelles. Une radio laissée en évidence et sous tension sur la table de la salle de travail à laquelle lui et Tomas se voient donner un accès en soirée, afin de poursuivre leurs recherches en solitaire. Tomas qui s’essaye à faire fonctionner, en réglant l’antenne sur la fréquence à laquelle le Olympus I et Bruxelles avaient pour habitude de communiquer. Volker qui lui dit de faire attention, qu’on ne les a pas autorisés à toucher le matériel, et qu’on risque de les surprendre. Et les sbires de Mei qui débarquent quelques minutes plus tard, vidéo de surveillance montrant Tomas et Volker en train de manipuler la radio en guise de mandat d’arrêt.

Mei elle-même était derrière tout ça, bien évidemment. Volker n’en avait pas la preuve formelle, mais ça tombait sous le sens, il avait même pu le lire dans son regard brillant de cruauté, lorsqu’elle lui avait annoncé qu’il n’y aurait pas de procès à proprement parler, mais une cour martiale qui serait réunie à Huang Cheng, la colonie chinoise la plus proche, et qui déciderait de leur sort, à lui et à Tomas, le commandant de la mission « Olympus » et son conseiller militaire n’étant pas de simples civils pour lesquels une juridiction de droit commun aurait suffi.

- Je crains que tu ne puisses pas faire grand-chose pour nous, Yann, me dit l’allemand d’un ton sentencieux, définitif, le visage frappé par le désespoir. Ce genre d’affaire ne se règle généralement pas devant les tribunaux. S’il était possible de rentrer en contact avec Bruxelles, peut-être que l’Agence pourrait faire pression sur la Chine-unie depuis la Terre, mais j’ai bien peur qu’ici-bas, nous soyons trop nettement en position d’infériorité, aussi bien numérique de technologique, et qu’il n’y ait plus qu’à se plier à la volonté de Mei...

A peine a-t-il terminé sa phrase qu’on frappe de nouveau à la porte. Les cinq minutes se sont écoulées. Il est temps pour moi de retourner à Crater Europeis pour faire mon rapport à Noûr. Je quitte Volker avec une énorme boule dans la gorge et un sacré coup de massue sur le crâne, complètement sous le choc d’avoir trouvé mon commandant d’ordinaire si serein, si confiant, soudain tant affaibli, abattu et résigné face au destin.

Je me sens mal.

J’ai la tête qui tourne et du mal à respirer. Ma vision est légèrement trouble sous l’effet de la panique qui prend possession de mon corps. J’ai besoin d’un instant seul pour reprendre mes esprits. Je demande à mon escorte s’il est possible qu’ils me laissent cinq minutes dans la salle de bain du dôme, le temps que je vienne à bout de la crise d’angoisse qui me guette. Ma mine décomposée doit valoir mille paroles, car les gardes n’hésitent pas une seconde, et m’indique le chemin à suivre.

Courant presque, ou du moins, m’éloignant de mes gardes du corps imposés d’un pas soutenu, je m’engouffre enfin dans la salle de bain, plongée dans le noir le plus complet, et referme la porte dans mon dos.

Je pousse un profond soupir. Et tente de reprendre une respiration plus régulière. Ma main s’aventure à la recherche de l’interrupteur, à tâtons le long du mur – ah, enfin, le voilà – je l’actionne, la lumière jaillit, et, avec elle, une silhouette, un corps évasé, vêtu d’une combinaison blanche, un magnifique visage ciselé, encadré de longues mèches d’un noir de jais, si profond, si intense, et un regard noir, perçant, et de jolies lèvres rondes, dont les miennes gardent encore un souvenir aussi vivace que brûlant.

Ryu, s’il est besoin de le préciser.

Je dévisage le capitaine, qui ne semble pas particulièrement étonné de se retrouver nez-à-nez avec moi, à cette heure avancée de la nuit, dans une salle de bain que je ne suis plus censé fréquenter depuis mon départ pour Crater Europeis.

Il m’attendait.

Sans doute avait-il été informé, ou avait-il entendu parlé de ma visite nocturne par l’intermédiaire de quelque agent chinoise, et avait conclu que l’unique chance de nous revoir était cette pièce isolée, souvent déserte, où nous nous nous étions retrouvés tous les deux, au petit matin, il y a quelques jours de cela, qui semblent désormais une éternité. Et, alors que l’angoisse se dissipe sous l’effet du regard tendre et du sourire apaisant dont il me caresse, je me surprends à me laisser tomber dans ses bras. A enfouir mon visage dans son cou, d’abord, puis contre son torse, respirant le parfum de sa peau qui affleure au col de sa combinaison, la paume de mes mains épousant la forme rebondie de sa poitrine.

Je ferme les yeux. Cherche ses lèvres, à l’aveugle. Je les trouve sans effort.

Et le réconfort est immédiat.

Je suis transporté ailleurs, sur une autre planète - oui, une autre encore - j’ignore laquelle, mais il y fait un peu chaud, juste ce qu’il faut, humide mais pas trop, et le vent vous y effleure la nuque, l’arrière du crâne, et se fraie un chemin entre les épis de blé de vos cheveux blonds, un peu trop longs.

- Je savais que tu reviendrais, chuchote Ryu à mon oreille, entre deux baisers. Je n’ai pas arrêté de penser à toi depuis que tu es parti pour Crater Europeis...

- Moi aussi, réponds-je le plus sincèrement du monde, dans un murmure que certains jugeraient sans doute exagérément passionné.

Il n’est pas nécessaire d’en dire plus. Le regard incandescent que l’on échange furtivement suffit à clarifier une bonne fois pour toute nos intentions respectives.

D’un geste rapide et sûr, Ryu et moi abaissons la fermeture éclair de nos combinaisons, qui tombent à nos chevilles, la mienne d’abord, puis la sienne, nous révélant l’un à l’autre en sous-vêtements, déjà largement déformés par l’excitation. J’admire un demi-seconde la douceur de la peau couleur miel du coréen, qui se rapproche de moi pour m’embrasser de nouveau. Nous n’avons pas beaucoup de temps, les gardes ne tarderont pas à se demander ce que je peux bien faire. Les pauvres, s’ils savaient... Il est donc hors de question de laisser les choses traîner davantage.

Sans plus attendre, Ryu m’enlace la taille et me plaque contre le mur froid, sans jamais cesser de m’embrasser. Il se défait de son slip, qui rejoint sa combinaison à ses chevilles.

Son sexe tendu vers moi.

A mon tour, je passe une main dans son dos, et viens presser le corps du capitaine coréen contre le mien, pour que la peau nue de nos torses se touchent enfin. Je sens alors une étrange sensation, comme un léger picotement à l’endroit où mon téton entre en contact avec l’épiderme brûlant de son puissant poitrail.

Je m’écarte légèrement sous l’effet de la surprise. Et jette un regard rapide à son torse, superbement musclé, exactement comme dans mon souvenir, mais sur lequel je remarque cette fois une petite bosse, comme une ridule, minuscule, à peine visible à l’œil nu, mais pourtant bien là. Avec précaution, je passe mon doigt par-dessus pour en ressentir l’épaisseur. C’est comme s’il y avait un tout petit carré, une plaque de métal microscopique placée à quelques millimètres sous la peau couleur miel du capitaine coréen. Je lève les yeux vers le visage de Ryu, le regard interrogateur. La mine embarrassée et le regard confus du capitaine coréen, que j’interprète comme étant plein d’excuses, ne me dit rien qui vaille. Qu’est-ce qu’il peut bien cacher, là, sous la peau de son pectoral droit ?

Et c’est alors que, j’ignore pourquoi, et surtout comment, les paroles échangées entre Volker et Felipe, quelques heures seulement avant la mort du général espagnol, me reviennent soudainement à l’esprit, comme par magie :

« Il a appelé Ping, le bras-droit de Mei, un « crétin pucé »... »

« C’est comme ça qu’on désigne les agents du Bureau 114, les services secrets de la République de Chine-unie. Ils ont tous une puce sous la peau, quelque part dans le bas du dos ou sur un pectoral. Je suis sûr qu’il en est, ce satané Ping... »

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