LOG66_SOL31

10 minutes de lecture

La dernière nuit que Ryu et moi avons passé en seul-à-seul dans le rover n’a finalement pas pâti de ma confession de la veille sur le marshal Adam Scott et notre passé terrestre commun. Peut-être même a-t-elle finalement été plus torride encore que toutes les précédentes, comme si Ryu souhaitait s’assurer de la sincérité de mes sentiments à son égard, et se rassurer avant de faire la rencontre de Adam.

Il n’a pas dû être déçu.

Je ne pense pas m’être souvent donné de la sorte, avec aussi peu de retenue, ni avoir déjà connu une passion si forte, aussi douce que charnelle, et un désir si irrépressible que celui que j’éprouve pour le beau coréen. Autant vous dire que nous n’avons quasiment pas fermé l’œil de la nuit, lui et moi. Trop excités l’un par l’autre, ainsi que par la perspective du lendemain, lors duquel sonnerait enfin l’heure de vérité pour la mission « CODERED ».

Nous avons repris la route avant l’aube, de manière à parcourir les quelques dizaines de kilomètres qui nous séparaient encore de Redoak Mons de nuit. Avant que nous arrivions dans la vicinité directe de la colonie américaine, j’ai demandé à Ryu de retirer la visière de son casque, une dernière fois, afin de déposer sur ses lèvres rondes un dernier baiser au goût prononcé de liberté. Sa barbe de trois jours m’a chatouillé le menton. On a ri, lui et moi, comme le feraient n’importe quels jeunes amoureux après s’être embrassé au détour d’un virage ou d’un stop, à bord de leur rover d’exploration en vadrouille sur la surface de Mars, avant de reprendre notre sérieux. Les heures qui vont suivre risquent d’être éprouvante. Autant y être préparé, au moins psychologiquement.

Quand le jour se lève enfin, marquant un mois complet depuis notre arrivée sur la planète rouge - et quel mois, d’ailleurs ! - nous ne sommes plus qu’à quelques kilomètres de Redoak Mons. La silhouette titanesque, presque menaçante tant elle est immense, du massif volcanique au rouge parfois teinté de noir au pied duquel se situe la colonie américaine nous impose toute sa hauteur et nous plonge dans son ombre glacée.

Nous avale.

Je ne peux pas m’empêcher d’être un peu nerveux. Ce n’est pas étonnant, bien entendu, Ryu et moi nous apprêtons à frapper à la porte d’une colonie américaine sans y avoir été invités, et, pour ma part, je suis sur le point de retrouver mon ancien petit ami, après un peu plus de trois ans sans avoir eu de contact ni même de nouvelles l’un de l’autre, sans que je sache quelle sera sa réaction au moment où il me verra.

S’il me voit, d’ailleurs.

S’il n’est pas mort, ou même juste parti en mission, dans un autre secteur américain de Mars, et si le personnel de Redoak Mons ne nous tue pas avant que l’on ait pu poser un pied sur le sol de la colonie américaine, d’une balle dans la tête ou d’un tir de laser lancé contre notre rover d’exploration. Je tente tant bien que mal de chasser mes pensées morbides, le temps, au moins, que nous rejoignions l’entrée de la caverne où se trouve Redoak Mons.

Nous n’aurons pas l’occasion de frapper à la porte des américains.

Quelques secondes à peine après que je parvienne à mettre un peu d’ordre dans mes pensées, un engin monté sur chenilles, jusque là habilement dissimulé par sa teinte de camouflage ocre, bondit du pied de la montagne pour venir intercepter notre rover. Ryu pile, et me donne l’ordre de sortir immédiatement du véhicule, les mains en l’air. Je m’exécute sans broncher, l’esprit brusquement clair, limpide, même, et les gestes précis, sans doute la conséquence bienheureuse de la poussée d’adrénaline qui afflue soudainement à mon cerveau. Une fois l’engin américain arrivé à notre hauteur, il s’arrête brutalement, et deux grands gaillards armés de fusils à impulsion lumineuse en descendent en trombe.

L’arme pointée vers nous.

Ryu et moi restons immobiles, les mains en l’air, pour signaler nos intentions éminemment pacifiques. Je compte que l’intelligence des américains pour reconnaître le logo de l’Agence spatiale européenne dont est affublé ma combinaison, ainsi que le rover d’exploration, bien qu’il soit légèrement recouvert par la poussière du désert martien. Peut-être est-ce trop demander ? Les américains ne baissent pas leur arme, et le peu de sérénité qui me reste menace alors de me quitter définitivement.

Fort heureusement, la technologie vient vite à notre secours, quand les soldats de la colonie parviennent enfin à ajuster la fréquence de leur radio sur la nôtre, et peuvent enfin nous demander, dans un anglais au fort accent du sud des Etats-Unis :

« Qui êtes-vous, et que faites-vous ici »

Je sais alors que c’est à moi qu’il incombe de répondre par le discours à la fois précis et concis, que je crois adapté à la manière dont réfléchissent les militaires, que j’ai préparé pour l’occasion :

« Je m’appelle Yann Pennec, je suis un représentant de la mission européenne « Olympus ». Je suis accompagné par le capitaine Ryu Lim-Taek, rescapé par la mission européenne lors de notre voyage vers Mars. Nous avons un problème sur le site de notre colonie Crater Europeis, en lien avec les activités de la République de Chine-unie sur le sol martien. La vie de plusieurs de nos membres d’équipage est en danger. Nous venons demander l’aide et la protection des Etats-Unis et du programme « Salvare ». J’ai bien conscience que ça peut sembler un peu flou, et un peu fou, aussi. Nous sommes disposés à répondre à toutes vos questions pour confirmer nos identités et clarifier la situation »

Quelques instants plus tard, Ryu et moi nous retrouvons menottés à la table d’une salle d’interrogation située à l’entrée de la colonie américaine, tout juste après la porte de l’ascenseur qui mène à la caverne dans laquelle se trouve Redoak Mons. Il semble être nécessaire de passer par ici avant de rejoindre le reste de la colonie. Il s’agit donc, en quelque sorte, d’un poste frontière, chose dont Crater Europeis n’est, pour le moment, pas encore doté. Les américains ont décidément tout prévu, même une intrusion intempestive par deux agents de l’étranger.

Les deux molosses du service de sécurité qui nous y ont escorté depuis la surface sont désormais chargés de notre interrogatoire. Pour rester poli, je dirais qu’ils ne semblent pas être les couteaux les plus aiguisés du tiroir, du moins je l’espère, vu la piètre qualité de leurs questions.

« Si votre commandant est en prison, comme vous le dites, et que vous êtes venus ici de votre propre initiative, comment est-ce qu’on peut considérer que vous représentez la mission « Olympus », dans ce cas ? »

« Cette Mei Chen dont vous parlez, c’est une diplomate de la Chine-unie ou une agente du Bureau 114 ? »

« Je ne comprends pas, pourquoi vous ne boutez pas les chinois en dehors de votre secteur, s’ils sont si envahissants que ça ? »

C’est à croire qu’ils ne comprennent rien à ce que moi et Ryu nous évertuons à leur expliquer, en usant de toutes les reformulations et périphrases possibles et imaginables. La manière doublement hostile avec laquelle ils s’adressent à Ryu, le soupçonnant sans doute – non sans raison, je dois bien leur reconnaître – d’être un agent chinois, rend l’exercice d’autant plus pénible et improductif, au point où je finis vite par m’agacer et leur asséner la sentence suivante, censée faire accélérer les choses :

- Ecoutez, messieurs, avec tout le respect que je vous dois, vous perdez votre temps, et par la même occasion, vous nous faites perdre le nôtre... Nous sommes venus ici pour nous entretenir directement avec le marshal Scott. Ou Adam, comme j’aime à l’appeler, puisque j’ai été son compagnon, sur Terre, voyez-vous ! Dites-lui donc qu’un certain Yann Pennec est venu lui parler, et vous verrez à sa réaction qu’il serait préférable que vous nous soyez un peu moins inamical que vous ne l’êtes actuellement, si je peux me permettre... Et pour qu’il n’ait pas le moindre doute sur la personne que je prétends être, dites-lui la chose suivante : nous avons résidé ensemble au 1205, Wisteria Road, à Austin, Texas, et la dernière fois que nous nous sommes vus, dans le hall des départs du spatioport de San Antonio le 31 décembre 2054, nous sommes restés silencieux, car tout avait déjà été dit.

Il n’en fallait pas plus pour rabattre le caquais des deux gorilles, lesquels me regardent avec les yeux ronds comme des billes, le visage soudainement apeuré, comme s’ils craignaient d’avoir fait un faux pas diplomatique majeur et d’en souffrir les conséquences dans les jours et semaines à venir. Je ne vais pas les plaindre. Il n’avaient qu’à être moins lents à la détente.

Une minute plus tard, après que le message ait été passé le long de la chaîne hiérarchique, sans doute jusqu’à ce qu’il atteigne le marshal en personne, on nous retire rapidement les menottes, à Ryu et moi, avant de nous livrer à un troisième agent tout juste débarqué dans la pièce, une petite femme rousse et replète, qui nous accueille d’un sourire certes méfiant mais déjà plus avenant que ce à quoi nous avons eu droit jusqu’alors.

« Cassie Jones, aide de camp du marshal Scott, pour vous servir »

Je me présente à mon tour, suivi de Ryu, à qui la dénommé Cassie jette un regard suspect. Il ne fait visiblement pas bon être asiatique et dépourvu d’accent américain auprès des agents de la mission « Salvare ». Il faut dire que les Etats-Unis et la Chine-unie sont en guerre quasi-ouverte, du moins, ils le sont sur Terre. Il est donc compréhensible qu’ils soient sur leurs gardes. Une fois les présentations terminées, Cassie nous fait signe de la suivre. Nous prenons alors congé du poste frontière et de ses agents fort peu aimables, avant d’emprunter le long couloir légèrement incliné vers le bas qui mène à l’entrée officielle de la colonie américaine.

Quand nous pénétrons enfin dans l’enceinte de Redoak Mons, je suis alors frappé par la différence d’espace et de qualité perçue avec Crater Europeis. Certes, Redoak Mons ne vient pas tout juste d’être déployée à l’inverse de son homologue européenne, la comparaison est donc peut-être injuste, mais l’écart technologique avec l’ Europe se fait malgré tout ressentir de manière criante, pour moi comme pour Ryu, d’ailleurs, dont je remarque le regard émerveillé alors qu’il contemple le spectacle offert par la colonie américaine.

Les couloirs y sont larges, agrémentés de plantes vertes et d’écrans sur lesquels défilent des images intercalées de Mars et de la Terre, abondamment éclairés, et climatisés à une température parfaitement régulée, comme un après-midi de printemps, spécialement pensée pour qu’il soit agréable d’y déambuler vêtu d’un simple t-shirt ou d’une combinaison légère. Les quartiers de vie commune semblent vastes et généreusement équipés. J’aperçois un billard dans un coin où la lumière a été savamment tamisée, et, un peu plus loin, une salle d’arcade, dans laquelle le personnel de la mission « Salvare » doit se réunir pour participer ensemble à des jeux de réalité virtuelle. La partie dédiée à l’administration, pour sa part, est déjà plus comparable à celle de Crater Europeis, bien que autrement plus spacieuse. Il faut dire que, contrairement à la colonie européenne, ce ne sont pas trois-cents mais bien mille-cinq-cents habitants qui vivent à l’année sur Redoak Mons, en plus des visiteurs temporaires que sont les scientifiques ou le personnel des missions minières.

Finalement, après avoir déambulé pendant de longues minutes dans les couloirs de la colonie, Cassie s’arrête devant une large double porte, sur laquelle une plaque en algo-plastique imitation bois sombre indique :

« Bureau du marshal Adam Scott »

- Le marshal vous attend, lâche Cassie, sans emphase ni passion.

Nous y voilà.

L’émerveillement lié à la traversée de Redoak Mons se dissipe aussitôt. Je suis de nouveau fébrile, peut-être plus encore que je ne l’ai jamais été depuis le début de la mission « CODERED ».

Je vais enfin revoir Adam.

« Enfin ».

Je ne sais pas si c’est le mot.

Je ne suis pas sûr d’en avoir envie, tout à coup. Je ne suis pas certain d’être prêt. Je doute. De lui, de moi. Je n’ai pas eu l’occasion de me regarder dans un glace depuis quasiment une semaine, mais je m’imagine fatigué, hirsute, pas rasé, mal coiffé, sale, dégageant une forte odeur de sueur séchée. Je ne me suis pas lavé depuis cinq jours. Et je suis accompagné de mon nouvel amant, qui, bien qu’il reste incroyablement séduisant à mes yeux, ne se présente indéniablement pas sous son meilleur jour, accablé par les mêmes maux que ceux dont je souffre. Ce n’est donc clairement pas la meilleure manière de se présenter à son ex, trois ans après la rupture, pour lui quémander de l’aide, surtout lorsque l’aide en question consiste en une intervention militaire en sa faveur.

Mais nous y sommes, pourtant.

Ryu et moi n’avons pas parcouru tout ce chemin pour renoncer si près du but. Je ravale ma fierté, donc, et prends mon courage à deux mains pour frapper à la porte.

« Entrez »

C’est la voix de Adam.

Je la reconnais tout de suite. Je ne l’ai jamais vraiment oubliée. Claire, ni trop grave ni trop aigue, peut-être un poil plus autoritaire que dans mon souvenir, fonction oblige. J’échange un dernier regard avec Ryu, pour me donner la force de tourner la poignée, puis, résigné, retenant mon souffle, le cœur battant à mille à l’heure dans ma poitrine, pénètre dans le bureau du marshal Scott.

« Yann, toi ici ? »

Annotations

Vous aimez lire GBP ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0