LOG69_CODERED

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Dans un long message, Cecilia Dimitrova m’a tout expliqué.

Sans exception.

La tristesse et l’angoisse qui ont suivi la rupture de la communication entre Bruxelles et Olympus I. Les semaines de silence. Dans le secret le plus total, d’abord. Puis la confidence faite aux familles, uniquement, pour les préparer au pire, en passe de devenir l’issue la plus probable. Et, enfin, alors qu’il semblait impossible que nous soyons encore en vie, l’annonce officielle. Le tollé international. Cecilia Dimitrova était apparue sur tous les LiScreens d’Europe et du monde pour avouer que L’Agence spatiale européenne était sans nouvelles de son vaisseau-phare et de ses colons en route pour Mars depuis plusieurs jours, et qu’il était désormais permis de croire que la mission « Olympus » avait échoué, et que l’ensemble de l’équipage était mort.

Visiblement, les autorités chinoises avaient trouvé utile de ne pas révéler tout de suite que nous avions rapidement repris contact avec leur station martienne après avoir perdu celui avec Bruxelles. Il était sans doute préférable de créer suffisamment de doute et de désarroi au sein de la mission européenne pour que celle-ci ne rechigne pas la « main-tendue » chinoise, le moment venu. Et elles ont eu raison, car on leur a tout de suite déroulé le tapis rouge, comme il se doit, lorsqu’elles sont arrivées avec la nouvelle providentielle, « Olympus I est toujours en route pour Mars », et, possiblement, une solution pour sauver l’Europe de sa propre incurie technologique : rétablir les communications entre la mission « Olympus » et l’Agence une fois Olympus I atterri sur Mars. Pour cela, il faudrait que l’Agence accepte néanmoins l’installation d’une mission chinoise sur le territoire européen, le bien-nommé dôme « Bienvenue », pour permettre cette assistance technique. Et, par la même occasion, admette d’être vassalisée par la République de Chine-unie. Sur Terre comme sur Mars.

En lisant cette version des faits, j’ai manqué de m’étrangler sur ma chaise. Derrière-moi, Ryu, le visage impassible, hochait lentement la tête, comme si tout ça était pour lui d’une évidence absolue, comme s’il reconnaissait dans le récit de ma supérieure terrienne la marque de fabrique de la Chine-unie.

J’ai, moi aussi, fait le récit de notre expérience des derniers mois à Cecilia Dimitrova, laquelle m’a semblé aussi fascinée qu’outrée par le génie chinois, pour peu que l’on puisse noter ce genre de chose par écrit.

« Je n’en reviens pas... »

« C’est un scandale ! »

Je n’ai omis aucun détail, hormis le passé trouble de Ryu, bien entendu, que j’ai soigneusement éludé afin de ne pas compromettre la présence du beau coréen au sein de la mission européenne sur le long-terme. Après tout, il a plus que largement repayé le prix de sa trahison en menant à bien le plan « CODERED ». Du moins, c’est ce que je choisis de croire. On pourra penser le contraire. Ce ne serait même pas choquant du tout. Mais je suis forcément un peu aveuglé par les sentiments, plus vraiment naissants, déjà carrément nés et en pleine croissance, que j’éprouve pour le coréen depuis que ce dernier a choisi de s’ouvrir à moi et de m’accorder sa confiance.

Après plusieurs heures d’échanges intenses avec Cecilia Dimitrova, rendus particulièrement pénibles par le fait de devoir attendre cinq minutes entre chaque message, le temps que la question arrive sur Terre et que la réponse soit renvoyée vers Mars, nous avons finalement conjointement décidé qu’il était préférable de nous en remettre à l’aide américaine, notre seule chance pour éviter d’être définitivement satellisés par la Chine-unie. Quitte à remplacer une tutelle par une autre, autant choisir un tuteur moins machiavélique. La cheffe de l’Agence a même estimé qu’il était encore possible de s’en sortir par le haut, en proposant de convertir le dôme « Bienvenue » en station de coopération scientifique tripartite entre l’Europe, les Etats-Unis et la Chine-unie.

Reste à voir si Mei et ses supérieurs seront du même avis.

Il nous aura fallu patienter quelques jours sur Redoak Mons, Ryu et moi, le temps que l’intervention américaine soit validée, point par point, par l’état-major de la mission « Salvare ». De quoi prendre conscience un peu plus encore de l’écart considérable de qualité de vie entre la colonie américaine et son équivalent européen. Les lits y sont plus larges, plus confortables. Les loisirs plus excitants. L’ambiance y est meilleure, ce qui n’est pas compliqué vu l’état de quasi guerre civile dans lequel nous avons abandonné Crater Europeis. Même la nourriture y est plus savoureuse. Il faut dire que Redoak Mons cultive déjà des légumes en terre, dans les nombreuses serres qui entourent la station, de quoi approvisionner les cuisines en produits frais qui font encore cruellement défaut à la mission « Olympus », encore cantonnée aux denrées lyophilisées importées de la Terre.

L’expérience n’a donc rien eu de particulièrement désagréable. Au contraire, même, Ryu et moi avons pu nous reposer, reprendre des forces, et profiter l’un de l’autre, occupant nos après-midi oisifs à une plus ample découverte de nos personnalités et préférences respectives, y compris sur le plan sexuel, notre dortoir réservé aux « gens de passage » n’accueillant finalement personne d’autre que nous. Je me suis également habitué à vivre avec Adam, présence plus ou moins abstraite de mon quotidien, ce dernier étant tout compte fait presque constamment dans les parages, surgissant de nulle part, revêtu de son large sourire franc et de son uniforme rouge pour s’enquérir de notre confort. Au point où Ryu a fini par abandonner la partition du nouvel amant jaloux, désarmé par la politesse et la gentillesse à toute épreuve du bel américain.

Cette parenthèse dorée s’est achevée ce matin.

Le grand jour est arrivé.

La dernière partie du plan « CODERED », la plus risquée, la plus incertaine, la plus périlleuse, va enfin être mis à exécution, et ce avec notre concours. En rang, le dos tourné à la montagne, dans un air chargé de particules en suspension et vêtus de nos combinaisons anti-rayons ionisants, accompagnés d’un petit groupe d’hommes et de femmes de la mission « Salvare », Ryu et moi attendons que les avions promis par Adam atterrissent sur la plaine.

Je suis nerveux.

La perspective d’une confrontation avec Mei et ses sbires ne m’enchante pas le moins du monde. La présence des armes et des renforts militaires dans le plan élaboré par les américains n’est pas pour arranger les choses. Elle est pourtant nécessaire. Sans elle, il n’y aurait sans doute pas lieu de battre en retraite pour la Chine-unie. Espérons que leur aspect dissuasif suffira, et qu’il n’y aura pas à recourir à la force, ce à quoi je ne suis absolument pas préparé. Ryu, lui, semble plus serein. Sans doute son éducation militaire et l’entraînement effectué pour travailler pour le Bureau 114 lui ont permis de dépasser l’appréhension naturelle de l’être humain pour la guerre, la violence physique et les armes à feu. Je ne sais pas s’il faut s’en réjouir. Toujours est-il qu’il ne semble pas torturé à l’idée de débarquer à Crater Europeis avec un fusil laser entre les mains.

Quelques instants plus tard, la flottille américaine arrive enfin jusqu’à Redoak Mons, et se pose devant nous dans un épais nuage de poussière et un vacarme assourdissant, à la verticale, imitant la séquence d’atterrissage d’un vaisseau spatial, la seule possible en l’absence de piste asphaltée propre aux aéroports terriens. Les engins volants de la mission « Salvare » ne ressemblent d’ailleurs pas vraiment à des avions, mais plutôt à des sortes de minibus ailés, un grand nez aérodynamique cassant leur silhouette pour le reste plutôt cubique.

Adam descend de l’un des appareils. Il nous fait signe d’embarquer sans traîner. Je jette un rapide regard à Ryu, l’œil apeuré. En retour, le coréen m’adresse un sourire rassurant.

« Tout va bien se passer »

Le vol vers Crater Europeis a duré à peine une heure et demie. Il nous avait fallu quasiment cinq jours pour rallier Redoak Mons par la terre, Ryu et moi. Pourtant, les avions civils dépêchés par la mission « Salvare » pour l’occasion sont loin d’être des engins supersoniques. Simplement, le sol martien, particulièrement âpre et accidenté, n’est pas propice au voyage à grande vitesse. Dans la cabine mal-éclairée, nous sommes une petite dizaine, assis en rang, alignés de côté le long de l’appareil, dos à la paroi, les uns en face des autres. Ryu est installé à ma droite, ce qui ne m’arrange pas vraiment, car je suis ainsi privé de la chance de pouvoir trouver un peu de réconfort dans son visage, son regard, son sourire, qui me sont pour l’instant inaccessibles. Je dois me contenter des rapides caresses qu’il applique discrètement sur mon bras droit, de temps en temps, lorsqu’il sent que je tente de me rapprocher un peu de lui, de gagner quelques millimètres de proximité, ou que je le cherche du regard derrière la visière de mon casque, sans doute.

Je ne peux pas plus m’appuyer sur Adam pour trouver un peu d’assurance, ce dernier étant aux commandes de l’appareil, dans le cockpit séparé du reste de la cabine par un petit rideau en algo-plastique tressé. De temps à autre, il communique reste de l’équipage le temps de vol restant estimé, par l’intermédiaire de nos LiPlugs. Le ton calme, rassénéré, de sa voix de pilote parvient à chasser mon angoisse, l’espace d’un court instant, avant que cette dernière ne revienne à la charge, plus intense encore, comme si elle était ravivée par le répit qu’on lui a accordé, nouant ma gorge et ma comprimant ma poitrine avec une force de plus en plus prégnante.

Peu à peu, je sens l’appareil ralentir, le ronronnement du moteur s’estomper, s’effacer, presque jusqu’à disparaître entièrement.

Nous sommes arrivés à destination.

Il est temps de changer de mode de propulsion, et d’entamer notre descente vers le sol. Les jets propulseurs d’atterrissage se déclenchent dans un vrombissement dont la force me surprend. La cabine toute entière est secouée de vibrations intenses qui s’emparent de nos corps, ou en tout cas du mien, remontent le long de ma colonne vertébrale et résonnent dans mon ventre, ma cage thoracique, jusque dans ma nuque et mon crâne, une sensation heureusement brève car ô combien désagréable.

Quand on touche le sol, les vibration s’interrompent immédiatement. Dans un calme toujours impérieux, Adam prend la parole et nous annonce la suite du plan :

« Nous sommes arrivés à Crater Europeis. Nous avons atterri entre le dôme « Bienvenue » et l’entrée de la caverne dans laquelle la colonie européenne est installée. Nous allons coordonner notre sortie entre les trois appareils, de manière à ce que les cinquante membres d’équipage de notre mission soient immédiatement visible du personnel chinois. Vous porterez vos armes en évidence, sans qu’elles ne soient ni chargées, ni pointées vers l’ennemi, est-ce que c’est bien clair ? Notre objectif est de les impressionner, pas de déclencher un échange de tirs, ou pire, une guerre. Si tout se passe bien, on ne mentionnera pas le fait que nous avons deux avions de chasse ultra-rapides en stand-by, capables de détruire le dôme en cinq minutes. Si on doit le mentionner, on le mentionnera... Maintenant, prenez vos armes et sortez dans le calme, mais sans traîner ! On n’a pas cherché à être particulièrement discrets en arrivant, ils ne vont donc pas tarder à débarquer, croyez-moi... »

Par la suite, les événements se sont enchaînés à un rythme si soutenu que je n’en garde plus que quelques bribes de souvenirs, plus ou moins ordonnés.

Je me souviens encore du regard tendre que m’a jeté Ryu avant que l’on sorte de l’appareil. L’œil noir et brillant, plein de douceur et, pour la première fois, j’en suis persuadé, d’amour. Sans doute la perspective de nous retrouver exposés au plus grand des dangers a-t-elle réveillé quelque chose qui sommeillait encore dans le cœur du beau coréen. J’y ai répondu par un simple hochement de la tête, lui indiquant que j’avais compris, et que c’était tout à fait réciproque, qu’il n’avait pas à s’inquiéter pour ça.

Je me rappelle aussi de l’impression étrange de vivre un moment historique, une scène de film, même, en regardant la colonne de véhicules chinois fondre sur nous à vive allure, un message énoncé par un militaire chinois diffusé dans nos LiPlugs nous intimant de ne pas effectuer le moindre geste, de rester immobile, mais également de baisser nos armes, un ordre qui m’est apparu, sur le moment, comme éminemment contradictoire. Que fallait-il donc faire : ne pas bouger, ou baisser les armes ? Fort heureusement, en application des consignes de Adam, nos armes étaient déjà baissées, il était donc possible d’obtempérer.

Il m’est impossible d’oublier l’image du visage à la fois défait et craintif de Mei, lorsque la diplomate chinoise est descendue de l’un des véhicules qui venaient de s’arrêter juste devant nous. Constatant que ses troupes étaient largement en sous-effectif par rapport à la force américaine, la chinoise a pris peur, et a pointé un revolver vers notre groupe, sans viser un membre en particulier. Puis nos regards se sont croisés, et la crainte sur son visage s’est muée en haine, immédiatement. Elle a pointé son arme vers moi. Ryu s’est alors immédiatement interposé. Et Adam est intervenu, expliquant, avec tout le calme du monde, qu’elle n’avait pas intérêt à tirer si elle souhaitait éviter que la mission « Salvare » ne mobilise la cavalerie lourde, laquelle serait présente sur place en un rien de temps. Furieuse, le regard jetant des éclairs derrière la visière de son casque, Mei a baissé son arme et est rentrée dans le rang.

Plus tard, nous avons pénétré dans le dôme « Bienvenue », Adam, moi et Ryu en tête, suivis par plusieurs militaires américains et rejoints par Noûr, dépêchée depuis Crater Europeis, le visage inquiet immédiatement rassuré lorsque la suissesse a croisé mon regard, lequel se voulait confiant. Mei nous a reçu dans son bureau pour entendre nos demandes, les épaules basses et la mine renfrognée, puis, une fois tous les points soigneusement énumérés, nous a demandé un peu de temps pour faire un rapport à la mission chinoise. Nous avons accepté, un soldat américain parlant mandarin restant malgré tout dans la pièce avec la diplomate chinoise, pour éviter que celle-ci ne demande des renforts.

Notre petit groupe s’est rassemblé sous le dôme. Noûr m’est tombée dans les bras, les yeux pleins de larmes :

« Ça a été très dur de vous attendre... Il a fallu que je demande de l’aide à Mei pour faire respecter l’ordre sur Crater Europeis, il y avait de plus en plus de tensions. Finalement, je pense que ça a joué en notre faveur : les chinois ont été rapidement identifiés à l’oppresseur, à l’occupant... Ils ne comptent guère plus de soutiens sur la colonie ! »

Je lui ai présenté Adam, un peu gêné, la jolie brune étant parfaitement au courant du passé commun que nous partageons, l’américain et moi. Ils se sont serré la main avec énergie et solennité, d’un chef de colonie à un autre. La sensation d’être le témoin d’un moment qui resterait longtemps inscrit dans les mémoires des colons martiens et de leurs descendants ne me quittait plus.

Et à la grande Histoire, celle avec un H majuscule, s’est ajoutée la mienne, ou plutôt, la nôtre, à moi et Ryu, quand, profitant d’un moment de calme relatif, où chacun semblait occupé à parler l’un avec l’autre, le capitaine m’a attiré un peu à l’écart du groupe, et à déposé sur mes lèvres un baiser tout simple, ni particulièrement long, ni spécialement fougueux, ni même plus tendre que les autres, mais si lourd de sens, si riche en signification, que mon cœur en a failli s’arrêter. C’est à ce moment là que j’ai compris que nous formerions désormais officiellement un couple, assumé, vécu et reconnu comme tel.

Quelques secondes plus tard, alors que je n’étais pas encore complètement redescendu du petit nuage sur lequel le beau coréen m’avait catapulté, Volker et Tomas sont apparus, sous escorte chinoise, les traits tirés et le regard hagard, visiblement dépassés par ce qui était en train de leur arriver.

On a détaché les menottes qui liaient leurs poings.

Ils étaient libres. Il le sont toujours.

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