La déchéance des Nainden

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Malgré sa défaite, Mordahè n'avait pas abandonné. Bien des siècles plus tard, en 1037 E.N, lors du couronnement de Vasyl VII, septième roi du Vandir Nainden, le Serviteur du Mal prit l'apparence d'un conseiller. S'approchant du prince, il lui murmura à l'oreille des paroles trompeuses et séduisantes. Vasyl VII, qui était pourtant plein de sagesse, fut rempli d'orgueil. Et lorsqu'il reçut la couronne d'or, il prononça la formule coutumière, mais en en omettant la fin :

« Moi, Vasyl, septième du nom, je jure de servir mon peuple jusqu'à la mort, en vertu des pouvoirs que je reçois en ce jour, et qui me font seul maître...qui me font seul maître du Vandir Nainden. »

Un murmure surpris et choqué parcourut alors l'assistance. Vasyl n'avait pas prononcé les mots « ...seul maître du Vandir Nainden après Varkan ». Au même instant, trois coups de tonnerre firent trembler le palais, tandis que la foudre frappait la Tour Blanche au sommet de laquelle brillait la Pierre de Vasyl, qui soudain s'éteignit lorsqu'apparurent à l'horizon des créatures que l'on pensait disparues : sept dragons noirs, battant l'air de leurs ailes immenses. Tous ceux qui assistaient au couronnement, pris de panique, cherchèrent à quitter la salle.

Le roi Vasyl, quand à lui, gravissait en courant les marches de la Tour Blanche sous la pluie battante, car pour éviter le vol de la Pierre, l'escalier pour y accéder s'enroulait à l'extérieur de la tour. Une fois arrivé au sommet, il se saisit de la Pierre de Vasyl, qui avait un aspect sinistre : elle ne brillait plus, mais était à présent vitreuse et sans éclat. Cependant, elle exerçait toujours une attraction incompréhensible sur le roi, dont les yeux fous brillèrent lorsqu'il la dissimula dans son manteau. Puis il descendit en courant les marches rendues glissantes par la pluie. Il manqua de tomber, se rattrapa, et, s'arrêtant un instant pour souffler, contempla le spectacle qui s'offrait à ses yeux.

Kaelys brûlait. Des torrents de feu jaillissaient de la gorge des dragons, frappaient le sol, couraient dans les ruelles en heurtant les maisons qu'elles dévoraient en quelques minutes. Vasyl était terrorisé par ce qu'il voyait, mais sans doute ne se rendait-il pas compte qu'il en était la cause. Puis, son visage crispé éclairé par les feux se détourna de l'incendie et il dévala les marches de la tour, qui ne manquerait pas d'être la cible des dragons de Mordahè. Traversant la ville en flammes, il faillit, à plusieurs reprises, être happé par les jets de feu qui tombaient sur ce qui avait été la plus belle ville du monde, puis, dévalant la colline, il arriva à la lisière de la forêt la plus proche, où la population s'était réfugiée. Certains d'entre eux reconnurent le roi, quelques-uns l'appelèrent, mais il n'entendait plus rien. Les seuls bruits qui parvenaient à ses oreilles étaient le ronflement sourd des flammes, les hurlements victorieux des dragons, le fracas des tours et des maisons qui s'écroulaient une à une, les cris des brûlés et les pleurs des rescapés.

« Sire ! Suivez-moi ! » cria quelqu'un.

Vasyl se retourna et aperçut son valet.

« Prenez ce cheval, sire ! »

Deux cents cavaliers environ étaient rassemblés dans une clairière. Le roi partit au galop sur la route qui menait au port, escorté par ceux-ci. La foule alors, voyant fuir son souverain, fut prise de panique, et courut sur la route derrière les chevaux, jusqu'à ce que ceux-ci eurent disparu dans un tournant.

Le roi Vasyl VII et son escorte voyagèrent toute la nuit vers le nord, où se trouvait le port de Vasylkar, lorsqu'au matin, ils aperçurent un cavalier galopant à bride abattue dans leur direction. Ils s'arrêtèrent, et attendirent. Bientôt, on put distinguer les couleurs de son habit : c'était un messager du prince Naeryl, cousin du roi et gouverneur de Vasylkar. Il arrêta sa monture devant le roi, le salua, et lui dit :

« Sire ! N'allez pas à Vasylkar ! Les Morden y ont débarqué dans la nuit, ils ont mis la ville à sac, massacré la population, mis le feu au port. Mais votre cousin a pu sauver la flotte qui vous attend dans une baie plus à l'est. »

Vasyl VII ne répondit pas, il ne regarda même pas le messager. Ce fut le Baron Général Astyr qui le remercia.

L'escorte et le roi repartirent, et s'arrêtèrent en chemin dans un village déserté par ses habitants. Ceux-ci avaient fui l'avancée des Morden, et on n'y trouva pas âme qui vive. Mais lorsque Astyr voulut repartir, il ne trouva pas le roi. Jusqu'à quatre heures dans l'après midi, Vasyl VII restait introuvable, quand un soldat le découvrit dans un grenier, seul, contemplant sa Pierre.

On reprit la route alors que le soleil était déjà proche de l'horizon, et quand le roi et son escorte arrivèrent à la baie, il faisait nuit, une nuit magnifique avec un ciel étoilé. La lune se reflétait dans les eaux calmes de la baie, les vagues venaient se briser contre la grève avec un bruit doux et régulier. La nature ne semblait pas se douter que déjà la moitié du continent des Nainden était tombé sous le joug de Mordahè. Une centaine de navires avaient jeté l'ancre dans la baie et attendaient le roi. Celui-ci s'embarqua sur un canot qui venait du navire amiral, et quitta son royaume sans un signe de regret ni de soulagement, tandis qu'Astyr et ses cavaliers restaient sur la plage pour protéger l'embarquement de la population qui n'allait pas tarder à affluer en masse.

Les premiers à arriver venaient de Vasylkar ou des environs du port. Il n'y en avait que très peu, car la plupart des habitants du royaume avaient fui par leurs propres moyens, d'autres étaient restés pour combattre jusqu'au bout, et une grande partie avaient péri, par le feu des dragons ou le fer des Morden. Puis on vit des Nainden à cheval venant de Kaelys, ou dans des chariots bâchés tirés par des bœufs ou des chevaux. Les marins du gouverneur faisaient d'incessants allers-retours pour embarquer tous les rescapés dont la foule grossissait sur la plage, et cela dura toute la nuit. Au matin, on vit les premiers fuyards venus à pied. Toute la journée, on en embarqua des milliers, de Kaelys, de Vasylkar, et de toutes les provinces des environs.

Mais les derniers arrivés parlaient d'une armée de Morden qui se dirigeait vers la baie. Astyr s'en inquiéta, fit prévenir le roi, mais celui-ci, enfermé dans sa cabine, ne disait mot et gardait les yeux fixés sur la Pierre de Vasyl, désespérément éteinte, qu'il tenait entre ses mains. Le Baron Général rassembla alors tous les soldats dont il disposait. En plus des deux cent cavaliers de l'escorte, il y avait là cent cinquante lanciers environ et une centaine d'archers. Cela était peu, mais il se mit à organiser la défense de la plage tandis que l'embarquement des réfugiés se poursuivait.

Astyr prévoyait que les Morden, venant de Vasylkar, viendraient de l'ouest, par le sentier qui longeait la côte. Une colline couverte de broussailles dominait ce chemin : le Baron Général installa les archers au sommet, et les cavaliers dans la pente, dissimulés par les buissons. Les lanciers, avec leur longues hallebardes et leurs lourds boucliers, resteraient sur la plage et formeraient la dernière ligne de défense de l'embarquement.

Les rescapés continuaient d'affluer. On augmenta le nombre de chaloupes et on donna ordre aux matelots de ramer plus vite. La tension, qui augmentait avec le temps, était palpable. Tous étaient nerveux, quand un éclaireur annonça l'arrivée imminente d'une troupe de trois mille Morden. Il y eut quelques mouvements de panique, alors les lanciers formèrent une muraille vivante autour de la foule qui se pressait aux canots. Puis, on entendit des cris, des grognements féroces. Et une colonne de Morden, armés de haches de pierre, d'épieux de bois, parfois d'objets trouvées sur des Nainden morts, comme des cuirasses, des épées ou des hachettes en acier ciselé, fit son apparition.

Ils marchaient à deux de front, le long de la falaise qui plongeait dans la mer, car l'étroit sentier ne leur offrait pas la possibilité de prendre plus de place. Les cavaliers retenaient leur souffle. Leur commandant leva la main. Et tous, éperonnant leurs montures, dévalèrent la pente en criant

« Pour le roi ! » et « Pour le peuple Nainden ! » ou encore « Sagaï (victoire) ! »

Le choc fut d'une telle violence que les Morden ne purent le soutenir. Beaucoup tombèrent de la falaise, un grand nombre s'empala sur les lances des cavaliers, d'autres périrent piétinés par les chevaux. Ils étaient pris par surprise.

Mais ils se ressaisirent rapidement, encerclèrent les Nainden, qui s'étaient avancés au milieu de leur horde hurlante, éventrèrent les chevaux, tirèrent sur les bras et les jambes des cavaliers pour les désarçonner, et, une fois ceux-ci au sol, ils les massacraient. En quelques minutes, toute l'escorte du roi avait disparu. Alors les archers prirent la relève, et, toujours cachés aux yeux de l'ennemi, ils décochèrent leurs flèches à une cadence soutenue.

Là encore, les Morden furent pris au dépourvu. Ils n'avaient pas de boucliers, alors, poussant des cris de rage et de douleur, ils montèrent en courant à l'assaut de la colline. Les archers vidèrent leurs carquois, puis tirèrent leurs dagues et un terrible combat au corps à corps s'engagea. Astyr reçut un épieu de bois en pleine poitrine, se releva, mais il ne put tenir longtemps debout, et s'effondra, mort.

Pendant ce temps, un coup de trompe annonça la fin de l'embarquement de la population. Sur la plage, on ne voyait plus que les lanciers, qui formaient une muraille de fer bardée de piques tendues vers les Morden, qui s'approchaient peu à peu. Les soldats étaient sur une langue de terre étroite qui s'avançait dans les eaux de la baie, comme une jetée, et au bout de celle-ci, les premiers lanciers s'embarquaient pour les navires tandis que leurs camarades les protégeaient. Les hommes de Mordahè hésitaient à se jeter contre ce véritable mur de boucliers serrés comme les écailles d'un dragon. De leur côté, les Nainden étaient résolus à lutter. Les clameurs provenant de la colline avaient cessé, ils en avaient déduit que les archers avaient tous péri. Puis, les Morden, voyant que leurs ennemis leur échappaient, se décidèrent enfin, et se ruèrent contre les lanciers, par vagues répétées, afin de briser leur résistance. Ils n'y parvinrent pas, et les Nainden reculaient au fur et à mesure qu'ils s'embarquaient. Il restait environ cinquante d'entre eux lorsque les navires hissèrent les voiles, et prirent le large en glissant lentement sur l'eau calme. Voyant cela, les lanciers, sachant tout espoir perdu, se jetèrent sur la masse des Morden.

Quelques instants plus tard, les Morden quittèrent la plage, que les vagues rougissaient du sang des lanciers qui avaient été abandonnés, et dont les corps gisaient sur le sable, ou au fond de l'eau, entourés d'un sanglant nuage rosâtre sortant de leurs plaies. Ils avaient lutté, avaient rempli leur mission, puis étaient morts seuls. Cet épisode tragique resta dans la mémoire des Nainden sous le nom de « Bataille de la Baie Sanglante ». C'est donc en 1134 de l'Ère des Nainden que cette même ère prit fin, avec la chute de Kaelys. Commença alors, selon les archives du chroniqueur Morthac, l'an 0 de l'Ère des Hommes.


Le roi Vasyl VII débarqua avec les Nainden sur la péninsule de Runmir, dans ce qui est aujourd'hui le royaume de Sudenthorië, autrefois une simple province de l'Empire Ratharden, au sud ouest du continent, bordé à l'ouest et au sud par la mer, au nord par l'actuel royaume du Sted Rathar, et à l'est par le désert des Girhéols, la terre brûlée par les dragons, qui occupe tout le sud est du Vandir Rhatar. Pierlek II, empereur du Vandir Rathar (tout le continent était à l'époque unifié en un seul empire dirigé par des souverains Ratharden) en échange d'une forte somme d'or, accorda aux Nainden un lieu d'asile sur cette péninsule, au pied des monts Runmir, que ceux-ci baptisèrent Runmir Kaelys, puis plus tard Rinkelys, ce qui signifie « la Kaelys des Runmir ».

Puis d'autres camps de rescapés Nainden se formèrent : Fyr-Kaelys, au centre-ouest de la province du Sudenthorië, et Athar-Kaelys au nord. La province du Sted Rathar accueillit aussi un village Nainden : Ethor-Kaelys, près des monts Gwarmanaz qui forment une frontière contre les terres maudites. Tout au nord du Vandir Rhatar, dans le Nord Désert (ainsi nommé parce que des créatures étranges et malfaisantes y rôdent et que les humains n'y ont aucun territoire) les Nainden fondèrent encore deux camps : Byëkaelys, à l'est, et Ostkaelys, à l'ouest. Et, le temps passant, les Nainden s'étant retirés dans des lieux si reculés qu'on finit par oublier leur présence, ou du moins celle de leurs villages.

Vasyl VII, lui, demeura à Rinkelys deux ans encore, toujours aussi absent et inconscient de ce qui lui arrivait, n'ayant d'yeux que pour sa pierre. Or, il arriva qu'un jour, un de ses conseillers lui proposa une promenade à cheval dans les montagnes. Vasyl, qui n'avait plus aucune forme de volonté, ne refusa pas cette offre, pas plus qu'il ne l'accepta, et quitta Rinkelys avec ses plus proches amis, si toutefois son état lui permettait d'en avoir.

Ils étaient alors à quelques lieues du village quand Vasyl VII fit tourner bride à son cheval et sortit du chemin. Ses compagnons furent d'abord surpris, et voulurent aller le chercher. Ils virent alors que le roi était descendu de son cheval et s'était assis par terre, dans le sous-bois. Il tira de sa poche la Pierre de Vasyl, et se mit à la caresser tendrement. Ses amis se regardèrent d'un air triste. Ils décidèrent de se promener un peu en attendant le roi, car cela pouvait durer longtemps. Quand ils revinrent, Vasyl VII n'avait pas bougé. Il était toujours là, assis à quelque distance du chemin, le dos tourné. Il était déjà tard et il fallait rentrer. Naeryl, cousin du roi, se décida donc à le tirer de sa rêverie, lui toucha l'épaule, puis fit un bond en arrière. Vasyl VII s'affaissa lentement, et les yeux de Naeryl croisèrent ceux, sans vie, de son cousin. Son visage, inexpressif depuis déjà deux ans, était à présent d'une blancheur de cire. Son torse était perforé de plusieurs coups de poignard, et ses mains, à présent raidies, n'enserraient plus la Pierre de Vasyl.

Elle avait disparu.


Le brigand Eolker fuyait, courant dans le bois, sautant par-dessus les troncs couchés, traversant les ruisseaux. Arrivé à une ferme, il vola un cheval et galopa à toute allure vers le nord. Au bout de plusieurs dizaines de lieues, ayant épuisé sa monture au galop, Eolker déroba un autre cheval, et continua sa course, vivant d'escroqueries et de rapines. Il arriva enfin à la frontière du Sudenthorië, dans les monts Gwarmanaz. La Pierre de Vasyl, qu'il avait dérobée, lui brûlait les mains, il désirait la revendre aux nains d'Holtrock, dans les montagnes.

Un soir, il s'arrêta épuisé au bord d'un lac. Il mit beaucoup de temps à trouver le sommeil, et lorsqu'il s'endormit, la figure de Vasyl VII le hantait sans cesse. Il se réveilla en sursaut, et s'épongea le front. Il ouvrit sa besace, vérifia que la Pierre était toujours à sa place. Il fut soulagé de pouvoir la toucher, la contempler à la lueur de la pleine lune. Le lac était magnifique, des montagnes enneigées l'entouraient, et, apaisé, il allait s'allonger de nouveau, quand il entendit une voix grave et morne s'élever derrière lui :

« Ma Pierre !...Rends-moi ma Pierre ! »

Il se leva d'un bond, et hurla de terreur. Une pâle silhouette se dressait devant lui. C'était un spectre au visage de Vasyl VII. Terrorisé, Eolker sentit ses jambes se dérober sous son corps, puis, se reprenant, il trouva la force de saisir la Pierre et de la lancer de toutes ses forces sur le fantôme. Mais celle-ci le traversa comme s'il s'agissait d'un simple nuage de fumée, et tomba dans le lac. Eolker poussa un cri, et se jeta dans les eaux sombres pour récupérer son trésor, tandis que le spectre s'évaporait. Des bouillonnements troublèrent pendant quelques instants la surface de l'eau, puis tout retrouva son calme.

La neige commença à tomber.

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