La conversation

5 minutes de lecture

— Putain mais tu t’es crue où, sérieux ?

La gamine baisse les yeux. Du haut de ses douze ans, que pèse-t-elle face au mètre quatre-vingt-treize de son père en colère ? Elle a l’habitude : elle en a vu d’autres, des réprimandes. Alors elle se tait et attend que ça passe. Assise de travers sur le tabouret inconfortable de la cuisine, elle détaille les taches incrustées sur le plan de travail où son regard fuyant s’est posé plus souvent que ses coudes.

— Regarde-moi quand je te parle ! Tu crois que ça m’amuse de recevoir un appel de ta proviseure pendant que je suis au boulot ?

Les yeux se lèvent à peine, sans mouvement du visage. Un regard par en bas, comme un chien pris en faute. Ça ne l’amuse pas, elle non plus, ni l’appel ni l'engueulade qui en découle. Du coin de l’œil, elle voit le père marteler le sol de ses pointures 47 tandis que ses doigts épais réduisent en poussière le bouchon de liège dont il s’est saisi cinq minutes plus tôt.

— Ta sœur nous a jamais fait le coup, elle, au moins. Le collège et le lycée ne s’en sont jamais plaints. Et toi, à peine en cinquième et ça commence déjà ?

Sa sœur… La nonne, comme la surnomment ses copines, parce qu’elle ne sort jamais, ne lève jamais le nez de ses bouquins de cours. En retenant un soupir, la fille détourne la tête vers le cadran du micro-ondes, dans l’espoir qu’un signal extérieur la délivre vite de son calvaire. 18:09, c’est pas une heure pour avoir une conversation avec le père – c’est ainsi qu’il nomme ces stériles monologues. Elle a des cours à rattraper, deux leçons à apprendre, un problème de maths à résoudre et une liste de verbes irréguliers à digérer. Heureusement que Manon leur a tout envoyé, ça permettra de limiter la casse. Mais si le paternel continue sur cette lancée, il pourra enchaîner dès demain avec le disque des mauvais résultats scolaires.

— Personne a jamais fait ça dans la famille ! Ta mère et moi, on n’aurait même pas envisagé l’idée. Si tes grands-parents savaient, ils auraient honte, vu ce que représentait l’école à leur époque.

Haussement de sourcils. Elle s’imagine raconter l’histoire à Pépé et Mémé. Son point de vue, bien entendu, pas la version tronquée de la proviseure. Pépé grognerait sûrement en crachant que la jeunesse n’est plus ce qu’elle était, et Mémé fermerait sa gueule, comme d’habitude, elle n’oserait pas la ramener devant les hommes. Et quand bien même elle l’ouvrirait, qu’est-ce que ça changerait ?

— L’école buissonnière, sérieux ! C’est le meilleur moyen de réussir une vie de bon à rien : tu vas en apprendre, des choses, comme ça !

La gamine souffle par le nez. En effet, elle en a plus appris la veille au soir et aujourd’hui dans la chambre de Camille qu’elle n’en a appris en dix ans d’école. L’école n’enseigne pas ces choses-là, malheureusement. Les parents non plus, il faut croire. Personne a jamais pris le temps de lui expliquer. Pourtant, ce serait pas aux adultes de préparer leurs enfants à ces choses-là ? De leur donner au moins une rame pour avancer, une boussole pour s’orienter, un gilet de sauvetage au cas où ça tourne mal ? Elle qui ne connaît rien à la vie, à ce monde où tout s’accélère, elle se sent comme un radeau ballotté par les flots. Camille est sa seule bouée.

— Dire qu’hier on t’a donné l’autorisation de sortir… Moi je voulais pas, hein, mais ta mère a insisté, elle prétendait que tu étais assez grande et responsable. Grande et responsable mon cul, oui !

Elle passe la main sur ses lèvres pour camoufler un sourire nerveux. Si le père remarquait ça, la gifle partirait dans l’instant, elle le sent à la manière dont son souffle de taureau bute sur la densité de l’air. Le père ne sait qu’engueuler et réclamer des grâces lorsqu’enfin il daigne autoriser : voilà à quoi se limite l’exercice de ses responsabilités. Elle s’abstient donc de lui rejeter la faute : c’est pourtant à cause de la rareté des occasions de sortie qu’elle a cru bon de profiter au maximum de la soirée passée.

— Encore, si tes résultats étaient corrects, je dis pas, mais là, vraiment, jeune fille, non, tu peux pas te permettre ce genre d’écarts !

Ce genre d’écarts… L’expression lui arrache un douloureux sourire au souvenir de la veille. Elle repense aux copines retrouvées chez Manon, à la nullité du film qu’elles ont vu au cinéma, au groupe des troisièmes qui les avait rejointes à la sortie ; ils avaient apporté des bières et des joints qu’ils faisaient tourner en racontant des blagues débiles. Elle les avait trouvés marrants, alors elle était restée un peu ; ses copines s’éparpillaient déjà, en retour vers chez elles, tandis qu’elle continuait à rire avec eux en sirotant les bières qu’on lui tendait. Pour une fois qu’elle pouvait y goûter.

— Et t’étais avec qui alors, au lieu d’être en classe ? Et tu faisais quoi de plus important que d’assurer ton avenir ?

Elle comprend qu’ils ne parlent pas de la même chose. Le père s’intéresse à la journée écoulée, tandis qu’elle n’a que la soirée de la veille en tête et jusqu’au fond de son corps. Elle pourrait bien répondre avoir passé la journée chez Camille, mais qu’en déduirait-il ? Il faudrait en dire plus, raconter quoi et expliquer pourquoi. Bien qu’elles n’aient rien fait d’autre que de reparler de cette folle soirée, cela ne suffirait pas à calmer la fureur paternelle.

— Je te jure, y a des coups de pied au cul qui se perdent ! On peut plus toucher à votre génération mais je peux te dire qu’à mon époque ça réglait bien des problèmes, et ça dissuadait de recommencer !

Pour ponctuer ses mots, le père balance un coup de pied rageur dans le coin du buffet. Elle pourrait l’inviter à relativiser, à la limite, lui expliquer que c’est pas la fin du monde, mais elle doute de sa capacité à mettre la conviction nécessaire dans ces mots. Mieux vaut faire profil bas et éviter d’attiser la violence. Alors elle repose ses yeux sur les taches du plan de travail en attendant que cessent les salves paternelles. La violence des mots, au moins, elle a appris à l’encaisser.

— En tous cas j’espère que ça se reproduira pas, parce que sinon… Sinon…

Le regard posé sur ses genoux, elle se contente d’un hochement de tête. Elle se dit qu’il le comprendra comme un Oui Papa, bien sûr Papa, qu’il sera satisfait de la voir d’accord avec lui. Ça devrait lui suffire, il le faudra bien, parce que sinon… Sinon elle se sent incapable d’articuler une autre réponse.

— Bref : tu seras punie jusqu’à ce que tes résultats en classe s’améliorent vraiment. C’est clair ?

Enfin, la fille relève la tête. Un peu. Elle regarde son père par en-dessous, tandis qu’un sourire de désespoir et de pitié lui tord le visage. Cette fois, même si c’est la question est rhétorique, elle voudrait bien répondre, mais à quoi bon ? Les mots tourbillonnent dans sa tête, ils dessinent mille versions d’une même phrase avant de s’enterrer dans sa gorge. « Punie ? Parce que tu crois que m’être fait violer hier soir n’est pas une punition suffisante, papa ? ». Et toujours en silence, elle continue de hocher la tête en espérant que ce soit assez clair pour lui.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Tocca ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0