Qu'arrive le jour

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  Demain, dès l'aube, à l'heure où tomberont les tombeaux, je partirai. Vois-tu, je crois que quelqu'un m'attend. J'irai par le désert, j'irai par les décombres, il me faut aujourd'hui recréer un matin.

  Déjà des années que le marbre s'effrite. On ne peut plus lire leurs noms. Alors ils sont vraiment morts, et moi vraiment seul. Quand est-ce que j'ai vu le dernier fantôme ? J'sais plus. J'ai oublié. Tout-tout-tout oublié ! Parfois j'me dis que mes souvenirs ont explosé avec le reste. Au début, j'avais peur de ça, d'oublier tout-tout-tout. Alors, quand personne n'est là pour écouter, je me suis mis à tout répéter, à tout raconter à voix haute, comme maintenant, tout ! Ça sert à rien, c'est sûr, et j'me sens un peu coupable, de bavarder comme ça dans le vide, pour les oiseaux qui restent. Foutus dinosaures. Avant j'aimais pas parler pour rien, parler pour moi, pas pour les autres. J'me disais que c'était du gaspillage de mots, qu'il fallait construire et tisser des significations pour changer le monde lettre après lettre, aider les autres, comme une bouteille à la mer inversée : que la personne qui m'écoute se sente réconfortée, qu'elle reprenne courage, qu'elle soit un peu plus douce, un peu plus attentive, un peu plus vaillante. Je ne voulais pas appeler à l'aide. J'croyais que c'était égoïste, que des mots balancés trop légèrement pouvaient devenir dangereux. Peut-être même que j'avais raison.

  Quand je ne parlais pas, avant d'avoir peur comme maintenant et de tout-tout-tout répéter, lorsque c'était encore le crépuscule, il y avait les fantômes. Ils me racontaient des histoires, ils me posaient la main sur l'épaule, comme ça, tout doucement. Parfois, ils me serraient le cou, ils m'enfonçaient le poing dans la gorge et s'amusaient de voir poindre mes larmes. Ils essayaient de les cueillir sur ma joue mais elles glissaient sur leurs longs doigts blancs et elles s'évaporaient. Et puis ils agitaient leurs grelots et leurs chaînes et je les traînai comme des boulets d'un bout à l'autre des ruines. Ça se chamaillait parfois : ils s'arrachaient des lambeaux d'évanescence et se les jetaient dessus comme des confettis. Et puis torchons, et puis miettes, ils se sont réduits en poussière.

  C'est là que ça a commencé. C'est venu comme une vague, tout à coup, ça s'est mis à gonfler, à gémir, à hurler comme une bête... ça a poussé dans le ventre et dans la tête, et puis ça s'est écoulé dans une vague de mazout... des mots, des phrases, et je ne pouvais plus m'arrêter... J'avais beau couvrir sa bouche, boucher ses oreilles, rayer sa peau, ça lui sortait de partout ces sons, ces monologues insupportables que ça débite encore pour continuer de hanter le monde. Ça a répété les noms des morts, les mains des fantômes, la rondeur des citrouilles, les toits, les petits toits qui engloutissaient l'horizon, les amours, les amis et puis tout ce qui n'existe plus. Ils m'ont manqué si longtemps. Je les aimais.

  Il y a des jours où je ne vois plus mes mains.


  Demain, les pierres vont tomber. J'ai senti la tempête arriver et ça a tremblé avec les premiers nuages. Il y aura dans les ruisseaux la débâcle, sur les marbres la ruine et dans mon cœur un espoir d'après l'effacement. Je ne sais plus qui, je ne sais plus quoi riait de ma maladie de l'espérance. Apparemment, ça m'a toujours collé à la peau.

  Alors, au matin, j'irai crier sur les promontoires pour dissiper les ténèbres, disperser les étoiles. Au premier rayon du soleil, je marcherai.

  Et si personne ne doit connaître mon nom, en ces heures de fin du monde, peut-être que j'irai voir, là-bas, au pied de l'arc-en-ciel qui percera les dernières guenilles de la nuit, les derniers souffle de l'orage, cette personne qui se baigne encore dans les lacs de sel et qui a survécu aux pluies de fer. Elle collectionne les chants des oiseaux et des souvenirs de poésie, elle récite à longueur de journée sans avoir peur de tout dire et de prêter sa voix aux autres qui n'existent plus. Elle me regarde parfois errer dans les montagnes et je crois qu'elle attend que je lui réponde.

  Peut-être sera-t-il temps de parler aux autres, aux autres qui vivent. Et moi je me demanderai si l'amour peut encore exister, s'il aura le droit d'approcher la main, d'approcher tout court, hirsute et bête, hideux monstre qui a grandi en écoutant les spectres abjects. Peut-être qu'elle criera et que les corbeaux viendront picorer mes yeux malades. Peut-être qu'elle sourira et qu'on marchera vers le soleil, et que la montagne étincellera, et qu'on verra même pas les vieilles tombes moussues cachées sous les herbes hautes et, et peut-être même qu'on s'aimera un peu ! Ce sera beau.


  Demain, dès l'aube, j'irai vers elle et il aura beau tenter de me transformer en muette statue, je serai là pour dire, devant l'arc-en-ciel, qu'arrive le jour.

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