(One Shot) Fêlure : La bête au Kemris noire
Tout vient de s’enchaîner, trop soudainement pour comprendre. Paralysé, il se retrouve au sol, le dos contre un arbre, au cœur d’une forêt noyée sous le voile sombre de la nuit, le visage figé par la peur. Parmi les hurlements et les cris de détresse, un mot finit par percer le chaos : son prénom.
— Kadisu ! Kadisu !
« C’est moi… quelqu’un m’appelle… », pense-t-il, comme s’il revenait à lui.
Il tourne la tête à gauche, vers cette voix qui se brise.
Et il le voit.
Son ami, ensanglanté, fait face à une chose difforme. Un Bulu.
— Kadisu, reprends-toi ! Utilise ton pouvoir, utilise ton Lendo ! Sans toi, on ne pourra pas les vaincre !
Kadisu se fige. Son meilleur ami, Gloire, a le visage tuméfié, mais il tient encore debout, encore droit, face à l’horreur. Kadisu serre son crâne à s’en faire mal, comme s’il pouvait écraser la panique, puis il lâche, d’une voix étranglée :
— C’est impossible ! Mon pouvoir refuse de s’activer ! Ma fêlure est trop instable !
Gloire n’a pas le temps d’attendre. Le Bulu revient à la charge.
Alors la fêlure béante au milieu de son cou s’active. Elle s’illumine d’une couleur jaunâtre, et Gloire crie, comme s’il lançait un ordre au monde :
— Fêlure, donne ma force à mon arme. Maintenant !
Aussitôt, l’épée qu’il tient dans sa main droite se couvre d’une aura de la même couleur, vive, vibrante, comme si elle respirait avec lui.
Gloire bondit sur son adversaire.
Mais les griffes acérées du Bulu le déchirent avant même qu’il ne puisse finir son élan. Le choc le brise et le jette au sol.
Pourtant, même à terre, Gloire respire encore.
Les Bulu ne cherchent pas la chair humaine. Non.
Le monstre l’attrape par le cou, là où la fêlure pulse, et aspire.
Kadisu, recroquevillé sur lui-même, regarde son ami hurler pendant qu’on lui vole ce qui ressemble à son énergie vitale. La lumière jaune s’éteint peu à peu… et Gloire s’affaisse d’un coup, le corps sans vie.
Ça y est. Maintenant que le monstre en a fini avec son ami, c’est à son tour. Et pour couronner le tout, quatre autres Bulu surgissent des broussailles.
Soudain, Kadisu se met à rire. Il tape sur son œil gauche, recouvert d’un cache-œil noir, et lâche :
— Si vous revenez, c’est que tout le monde est mort… hahaha. Bon. On dirait bien que c’est mon tour.
Il vient d’abandonner tout espoir. Et alors que les Bulu bondissent sur lui…
Une ombre surgit.
Le choc est si violent qu’un des monstres explose sur place. Les autres s’immobilisent net, comme surpris d’avoir rencontré pire qu’eux.
L’ombre se penche aussitôt et ramasse, au sol, une pierre blanchâtre tombée du cadavre.
C’est un homme grand, à la carrure normale mais solide, la peau noire. Ses cheveux sont cachés par un durag noir, sans la moindre fantaisie. Il se redresse et soupire, comme si tout ça l’ennuyait.
— Des Amoni…? Vous vous êtes vraiment fait battre par les Bulu les plus faibles du marché ? Sérieux ?
Kadisu lève lentement le visage vers celui qui vient de lui sauver la vie… et de le sermonner dans la foulée. Face à tout ce chamboulement, la seule réponse qu’il trouve à donner est :
— Hein ?
Les Bulu sautent sur ce nouvel ennemi, qui n’en fait qu’une bouchée.
Une fois le travail fait, il ramasse les pierres de chaque monstre et les met dans son sac de voyage, comme s’il rangeait de simples cailloux. En même temps, il en sort un petit pot et le lance sur Kadisu.
— Tiens, mets ça, c’est du Kakanga. Ta fêlure est beaucoup trop ouverte, tu vas attirer d’autres Bulu.
Kadisu regarde cet homme sans interruption : l’adrénaline retombe, mais son corps reste tétanisé, incapable d’accepter que tout soit déjà fini. Puis, après avoir remis son sac sur son dos, l’inconnu lâche :
— Bon, allez, ciao !
— Eh, vous n’allez pas partir en me laissant comme ça ?! Attendez-moi ! s’écrie Kadisu en se levant en trombe pour rattraper son bienfaiteur.
— Hein ? J’viens de te donner du Kakanga et pas du premier prix. Il le toise, agacé. Mets-en et retourne chez toi, petit. Avec ça, les Bulu ne renifleront plus le KA qui sort de ta fêlure pendant plusieurs heures.
Malgré tout, Kadisu continue de suivre cet inconnu, car même s’il vient de mettre un baume lui permettant de passer inaperçu aux yeux des Bulu, il n’en reste pas moins seul dans une immense forêt lugubre… et ça, il n’en est hors de question.
Quelques pas plus tard, ils tombent sur un petit cabanon inhabité, perdu entre les troncs noirs et les ronces. La porte grince à peine quand Kosima la pousse, et l’air qui s’en échappe sent la poussière froide et le bois humide.
— C’est quoi votre nom, monsieur ?
— Moi, c’est Kosima. Et toi, petit ?
— Moi, c’est Kadisu… encore merci de m’avoir sauvé.
Au même moment, Kosima prend des allumettes et allume un feu dans la cheminée, avant que lui et Kadisu ne s’y réchauffent. Les flammes avalent le bois avec un crépitement sec, et la chaleur finit par repousser un peu la nuit hors des murs.
— Vous faisiez quoi, tes amis et toi, dans la forêt si tard ? demande Kosima. Ce n’est pas vraiment le meilleur moment pour faire de la chasse… et encore moins de la chasse au Bulu.
Kadisu se met à regarder le sol, pensif, ses doigts se crispent un instant, puis il souffle :
— Nous n’étions pas là pour chasser du Bulu, mais pour sauver notre village…
— Sauver votre village ?
— Oui. Il y a quelques jours de cela, un village voisin fut complètement anéanti par un seul Bulu.
Kosima se fige en pleine bouchée, comme si la phrase venait de lui couper l’appétit. Ses yeux se plissent, et il dévisage Kadisu, cherchant la blague qui n’existe pas.
— Un seul Bulu… comment est-ce possible ?! il avale de travers, puis repose sa ration. Et la protection du village, alors ? Elle était désactivée ?
— C’est bien ça le problème. La barrière anti-Bulu qui entourait le village était opérationnelle, et de niveau intermédiaire. Aucun Bulu de niveau Amoni ou même Mpembe n’aurait pu la briser.
Un silence lourd retombe entre eux, seulement rempli par le feu qui crépite. Kosima fixe les flammes deux secondes, puis relève les yeux, l’air soudain plus sérieux.
— Je vois… il s’agissait donc d’un Bulu de niveau supérieur : un Ndombe, les Bulu aux Kemris noires.
— Oui, mais comment est-ce possible ?! Ce genre de Bulu rôde dans les régions à fortes populations ! Qu’est-ce qu’un Ndombe fait ici ?!
Kosima fouille dans ses affaires, sort une ration et une gourde, puis les tend sans cérémonie, comme s’il imposait une pause avant que Kadisu ne s’éparpille.
— Tiens, petit. Mange un peu et calme-toi, tu veux ? Explique-moi la suite.
Kadisu prend conscience qu’il commence à perdre le contrôle de ses émotions. Il inspire, serre la ration entre ses doigts, puis reprend, comme s’il s’obligeait à rester droit.
— Le Bulu a détruit tout le village en un clin d’œil. Un villageois a réussi à fuir à cheval et est venu nous en informer.
— Eh ben dis donc… c’est déjà une chance que cet homme ait réussi à venir jusqu’à vous sans se faire tuer.
— Il a dit ne pas avoir arrêté de mettre du Kakanga sur sa fêlure durant plus de deux jours. Quand il est arrivé chez nous, il était quasiment inconscient.
— C’est pour ça qu’il ne faut pas abuser du Kakanga. Ça permet de masquer notre odeur aux Bulu, mais enchaîner les doses s’avère très nocif.
Le crépitement des flammes s’accentue, et l’odeur de bois brûlé s’épaissit dans la pièce, presque rassurante. Le ventre un peu plus stable, Kadisu poursuit, la voix plus basse.
— Ce villageois nous a prévenus que ce Bulu allait, à un moment ou à un autre, venir chez nous. C’est pourquoi les chefs du village ont décidé d’entraîner ceux dotés de pouvoirs… pour faire de nous des Bulongo, donc des chasseurs de Bulu, pour qu’on aille le tuer.
— Vous ?! Des Bulongo ?! Laisse-moi rire ! Même à plusieurs, vous n’avez même pas réussi à tuer un seul Bulu parmi les plus faibles, bahahahaha ! Kosima hurle de rire, sans retenue, comme si la scène l’amusait vraiment.
— Qu’est-ce qui est si drôle ?! hurle Kadisu en se levant d’un bond. Tous mes amis sont morts pour tenter de protéger le village de ce monstre ! Même si j’étais le plus jeune… c’était tous encore des enfants de moins de vingt ans… Ils avaient tous des projets, des rêves… tout ça réduit à néant ! Et vous, ça vous fait rire ?!
Il ne peut retenir ses larmes. Le souvenir de ses cinq amis lui revient par flashes, comme des éclats de nuit collés sous ses paupières. Et voir un inconnu rire de leur sacrifice lui tord le ventre.
— C’est ça, être un Bulongo. On risque sa vie chaque jour pour tuer ces saletés. Tout ça en devant maîtriser nos émotions à chaque instant. Alors voir des gosses s’autoproclamer Bulongo et croire pouvoir battre un Ndombe ? Ouais, ça me fait bien rire !
— C’est pas ce que vous croyez, on avait un plan !
— Ah oui ? Et c’était quoi, le plan, hein ? Supplier un Bulu de niveau Ndombe de vous laisser tranquille ? De lui donner de l’argent en échange ?
Kadisu serre les poings si fort qu’elles en deviennent toutes rouges, puis sa voix tombe, lourde, comme s’il l’avouait à contrecœur.
— Non… c’était moi, le plan…
Kosima fronce les sourcils, et son rire se coupe net. Il ne comprend pas où il veut en venir, et son regard se plante dans celui de Kadisu, exigeant la suite.
— Mon Lendo… mon pouvoir issu de ma fêlure… était censé être notre botte secrète. Toute notre stratégie de combat était basée sur moi…
— Ah bon ? Et que s’est-il passé alors contre ces minables Amoni ? Pourquoi ne pas les avoir exterminés si ton pouvoir est si puissant qu’il tuerait un Ndombe ?
La colère laisse place à l’amertume.
— Je n’ai pas réussi… Durant tout notre entraînement, j’ai pu lancer mon pouvoir, mais au moment crucial… je n’ai pas pu…
— Attends, ne me dis pas que… c’était ton premier vrai combat face à un Bulu ?
Le silence de Kadisu fait office de réponse. Kosima comprend mieux, d’un coup, comment six personnes n’ont pas pu venir à bout de simples Amoni.
Il lui demande alors quel est ce pouvoir sur lequel tout un village a posé ses espoirs.
…
— Quoi ?! Mais c’est quoi ce pouvoir de dingue ?! Si ton pouvoir affecte aussi les Ndombe, c’est beaucoup trop puissant !
Kadisu rougit malgré lui.
— Oui, mais ce n’est qu’une hypothèse. Mon pouvoir demande une gestion de mes émotions énorme, comparé à d’autres…
— Et alors ? demande Kosima. Dans tous les cas, dans notre monde, la maîtrise de nos émotions est primordiale. C’est le seul moyen naturel de refermer au maximum notre fêlure, et donc d’être le moins repérable possible par les Bulu. Un bon Bulongo le sait mieux que quiconque.
— Oui, mais vous l’avez dit vous-même, monsieur… je ne suis pas un vrai Bulongo, et regardez où ça nous a mené… Par ma faute, tous mes amis sont morts…
Le regard fuyant, il finit par se rasseoir.
— Peut-être, oui. Mais maintenant, c’est à toi d’en faire quelque chose.
— Comment ça, monsieur Kosima ?
— Dans tout ce malheur qui t’est arrivé, c’est à toi d’en tirer une leçon. Soit tu apprends de tes erreurs pour rebondir, soit tu abandonnes !
Kadisu se met à réfléchir, le ventre noué, puis il demande, d’une voix plus basse :
— Comment je suis censé rebondir après ça ? La seule leçon que j’en tire, c’est qu’il ne faut pas me faire confiance… Mais vous, oui !
— Hein ? Quoi ? Comment ça ?
— Monsieur Kosima, s’il vous plaît… tuez le Ndombe pour moi, pour sauver mon village !
Kosima met son auriculaire dans son nez et répond nonchalamment :
— Non merci, je passe mon tour.
— Quoi ?!! Allez… s’il vous plaît, je sais que vous, vous pouvez le vaincre !
— Hein, mais comment peux-tu en être sûr ? Tu sais que les Bulu sont répartis en trois catégories : les Amoni, les Mpembe et les Ndombe. Et toi, tu me demandes d’aller affronter direct la catégorie la plus forte ! Comment tu peux savoir que je le vaincrai ?!
Kadisu prend un ton sérieux :
— Car je vois votre fêlure, monsieur Kosima.
— Hein… comment ça ?
— Chaque être humain naît avec une « fêlure », qui se situe à une partie du corps différente selon l’individu. Ceux comme nous, dotés de pouvoir, ont une fêlure d’une certaine couleur selon la nature de notre pouvoir. Moi, ma fêlure se trouve dans mon œil gauche. Malgré mon cache-œil, je peux voir où se situe la fêlure des autres, et le niveau de fermeture.
Kosima reste silencieux, laissant Kadisu aller jusqu’au bout.
— Il y a quatre niveaux de fermeture de la fêlure, et vous, je le vois : votre fêlure est sous votre durag, et elle est au stade le plus élevé… le niveau « Silence ». Votre fêlure est tellement refermée que c’est à peine un petit filet de KA qui s’en découle. Seul un Bulu de niveau Ndombe pourrait vous repérer de loin… et encore.
— Je vois que tu as bien révisé, petit, mais tu sembles oublier quelque chose. Le stade de fermeture de notre fêlure ne représente en rien notre puissance, mais seulement notre niveau de maîtrise de nos émotions.
— Je le sais bien. On peut très bien être très fort et avoir une fêlure de niveau 1, donc béante, ou à l’inverse être faible et avoir une fêlure de niveau 4. Tout dépend de notre discipline sentimentale. Mais vous… vous n’êtes pas faible, je le sais. D’ailleurs, une fêlure au niveau du cerveau, c’est très rare. Je n’en ai jamais vu.
— Une fêlure dans l’œil non plus, ce n’est pas commun, jeune homme, répond Kosima en souriant.
— Par contre, je n’arrive pas à voir la couleur de votre KA, et ça, c’est très étrange, déclare Kadisu.
— Ne t’en fais pas, va. Tu le sauras bien assez tôt. Allez, maintenant, laisse-moi dormir, tu veux. Et demain, tu repartiras dans ton village et moi, je continuerai ma route.
— Attendez, monsieur Kosima ! Vous ne m’avez même pas dit pourquoi vous étiez là ce soir, et c’est quoi votre but ?! Eh oh, vous m’entendez ?
Il s’avance et n’entend, pour toute réponse, que Kosima ronfler à plein poumons.
Kadisu remet un peu de Kakanga pour être sûr que son effet dure jusqu’au lendemain matin… et s’endort aussitôt.
…
Le jour suivant, Kosima est bien embêté :
— Bordel, pourquoi t’as mis tout le pot de Kakanga sur ta fêlure ? demande-t-il en portant Kadisu, qui a l’air drogué.
— Désolé… je voulais être sûr que ça tienne toute la nuit… répond-t-il, la bouche pleine de mousse.
— Bah bravo… grommelle Kosima. Dire qu’on a parlé des effets secondaires de ce truc, hier soir ! Et maintenant, j’me retrouve à devoir porter un mineur complètement défoncé au Kakanga !
— Je vous dis que je suis désolé, mais c’était la seule solution. Depuis l’attaque d’hier, j’arrive même pas à refermer ma fêlure au niveau 2…
— Ah bah bravo… Un Bulongo qui n’arrive même pas à avoir une fêlure de taille normale.
Il pose Kadisu contre un arbre, puis lui désigne son cache-œil d’un signe sec.
— Qu’est-ce que vous voulez faire ?
— Montre ta fêlure. Je vais t’aider à la refermer un peu.
— Désolé, monsieur Kosima, mais c’est impossible.
— Hein ? Mais tu vas me montrer ta fêlure, à la fin ?!
Kosima attrape le cache-œil et tire de toutes ses forces… mais il n’arrive pas à l’enlever. Il insiste encore, puis s’arrête, surpris.
— Ah bah ça alors… souffle-t-il.Tu t’es imposé une restriction ?
Kadisu baisse la tête et explique, d’une voix plus basse :
— Quand j’étais petit, les gens de mon village trouvaient ma fêlure horrible…
« Une fêlure dans l’œil ?! C’est dégoûtant ! Quelle horreur ! »
— Et en plus de ça, continue-t-il, mon pouvoir s’activait en permanence sur les autres. Alors un jour, j’ai décidé de mettre un cache-œil et, inconsciemment, je me suis imposé une restriction. Désormais, mon Lendo ne s’active que quand les conditions sont remplies.
— Et c’est quoi, ces conditions ?
— Premièrement, il faut que j’aie absolument envie de l’activer. Et la deuxième condition… c’est qu’il faut que je sois dans un état plus que stable… donc que ma fêlure soit au stade trois : le stade « Maîtrise ».
— Je comprends mieux, déclare Kosima. Avoir une restriction renforce son Lendo… mais un pouvoir qui demande d’être au stade trois… Seuls des pouvoirs spéciaux et très puissants en demandent autant.
— C’est plus un pouvoir chiant qu’autre chose…
Soudain, Kosima sent une présence de Bulu, pas loin. Il prévient son compagnon de route, le ton plus sec.
— Ils sont très proches, juste devant nous. Le Kakanga ne devrait plus tarder à se dissiper, et tu seras direct repéré. On doit les surprendre avant.
Kadisu se relève tant bien que mal ; son état s’améliore, même si ses jambes tremblent encore.
— T’inquiète, je pense que je peux marcher maintenant. Allons-y !
Ils traversent la forêt en essayant de faire le moins de bruit possible. Les grognements des Bulu se rapprochent peu à peu, étouffés par les troncs et l’épaisseur des feuilles, et quand Kosima soulève la tête depuis un buisson pour compter leur nombre, et surtout, reconnaître leur type…
— Quoi ?! Comment c’est possible ?!
Tous deux voient un groupe d’Amoni en train de jouer avec un nourrisson. Le bébé a à peine quelques mois… et ces Amoni ne semblent pas vouloir lui aspirer son KA. Bien au contraire : ils ont l’air de le protéger.
Kosima et Kadisu restent bouche bée devant cette scène surréaliste. Un bébé tout poussiéreux, à la peau caramel, qui semble être une fille bien humaine… protégée et divertie par des Bulu.
Ils restent figés dans la broussaille quand, soudain…
Le KA de Kadisu se met à jaillir : l’effet du Kakanga vient de se dissiper totalement, et l’air semble se tendre d’un coup, comme si toute la forêt venait de « sentir » sa présence. Autour d’eux, des Bulu aux aguets foncent dans leur direction.
— Eh merde ! crie Kadisu.
— Reste derrière moi, petit ! Il faut que tu calmes tes émotions. Essaie au moins de fermer ta fêlure au deuxième niveau !
— Et comment je suis censé y arriver ?!
— Fais-moi confiance ! Ces Bulu sont trop faibles pour me vaincre, alors concentre-toi juste sur tes émotions, ok ?
Kadisu écoute. Il a déjà été témoin de la facilité avec laquelle Kosima tue les Bulu de faible niveau. Il ferme les yeux, se force à respirer, et ramène son esprit sur sa fêlure, comme on referme une porte qu’on laisse trop longtemps ouverte.
Au bout de quelques minutes, sa poitrine se détend. Le flux de KA se calme, cesse de jaillir, et sa fêlure se referme un peu, juste assez pour qu’il sente qu’il reprend enfin la main.
Quand il rouvre les yeux, il ne reste plus aucune trace de Bulu. Juste Kosima, debout devant lui, et des Kemris blanches arrachées aux corps des Amoni, qui brillent faiblement dans la pénombre.
— Ça y est, monsieur Kosima… j’ai réussi !
— Je savais que tu en étais capable, Kadisu. T’es un vrai champion. répond Kosima en souriant.
Ces mots touchent Kadisu en plein cœur. Malgré lui, un sourire lui échappe, petit, fragile, mais réel.
Une fois le travail fini, ils s’avancent vers le bébé, qui se met aussitôt à hurler en les voyant.
— Oh mais quelle chiarde, celle-là ! s’écrie Kosima en la soulevant. Tu vas la fermer, oui ?!
— Vous ne savez vraiment pas y faire avec les bébés… Donnez-la-moi.
Au contact de Kadisu, la petite fille se calme instantanément. Ses doigts s’accrochent à sa tunique comme si elle s’y agrippait depuis toujours, puis son ventre se met à gargouiller.
— Je crois qu’elle a faim, monsieur. Il faut vite la ramener au village. Je ne sais pas comment elle a fait pour survivre dans cet état… Et mon dieu, qu’est-ce qu’elle schlingue ! J’ai vraiment pas envie de savoir ce que renferme cette horrible couche !
Kosima s’éloigne de quelques pas, fouille du regard le sol et les fourrés, puis fait signe à Kadisu d’approcher.
— Viens voir ça. Il y a le cadavre de plusieurs animaux. Cette louve est encore tiède… Le bébé a dû boire le reste de lait qu’elle avait.
— C’est possible… mais comment des Bulu ont pu comprendre tout ça ?
Kosima fixe le nourrisson, comme si un détail venait de s’emboîter dans sa tête.
— Elle a peut-être un lien.
— Hein ? Qui ça, le bébé ? Un lien avec quoi ?
— Un lien avec ce que je cherche. Donne-la-moi ! ordonne Kosima en bondissant sur Kadisu.
— Eh oh, stop ! Je ne vous donnerai pas le bébé tant que vous ne m’aurez pas tout expliqué !
Kosima s’arrête, puis explique :
— Écoute… si je suis dans cette forêt, c’est parce que je suis à la recherche d’un certain Bulu qui parle.
— Un Bulu qui parle ?! Mais vous êtes complètement fou !
— Détrompe-toi. C’est loin d’être impossible. Quand j’étais petit… j’en ai déjà vu un.
— Ne me dites pas que…
Kosima détourne le regard.
— Quand j’étais petit, un Bulu a rasé tout mon village. C’était un Ndombe… et il était même bien plus fort qu’un Ndombe normal. Alors que je suis resté figé face à lui, je l’ai entendu dire :
« Donne-moi ton KA, mon enfant. »
— Ce soir-là, reprend-il. Mon père s’est interposé, et un ami de la famille m’a pris pour que nous fuyions le village ensemble. Je croyais avoir halluciné, à l’époque… mais depuis quelque temps, une rumeur d’un Bulu parlant a commencé à faire surface, et la piste m’a conduit ici.
— Et vous pensez que ce bébé aurait un lien avec ce Bulu parlant ?
— C’est possible. Regarde ça : des Bulu qui protègent un enfant, et qui en plus savent comment le nourrir… Ce bébé n’est pas normal.
Au même moment, Kadisu, qui analyse le bébé, fait deux découvertes.
— Monsieur Kosima, venez voir !
Kosima accourt.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Kadisu lui montre un signe du doigt.
— Cet emblème sur l’étiquette de son body… c’est celui du village voisin. Celui où le Ndombe a attaqué. Et ce n’est pas tout !
— Comment ça, Kadisu ? Explique-toi !
— Nous naissons tous avec une fêlure. Tous, sans exception… Mais ce bébé… il n’en a pas. Il n’a pas de fêlure.
Kosima encaisse, choqué. Il réorganise tout ce qu’il sait et comprend :
— Ok… maintenant, j’en suis quasiment certain. Le Ndombe que je recherche a un lien avec ce bébé. Si, en plus, tu me dis qu’elle vient du village attaqué… je pense que tout fait sens. Ce Bulu doit sûrement être à sa recherche.
— Quoi ? Mais pourquoi, enfin ?
— Réfléchis deux minutes. Ce bébé n’a aucune fêlure : c’est déjà trop étrange. Et en plus de ça, les Bulu ne lui veulent aucun mal. Et le plus bizarre, dans tout ça… c’est qu’elle semble donner aux Bulu un semblant d’intelligence.
— Donc vous pensez que c’est le bébé qui a attiré un Ndombe ici.
— Je pense, oui. Tu l’as dit toi-même : ce n’est pas une région connue pour avoir des Ndombe. Des Mpembe, tout au plus… mais c’est tout. Donc si un Ndombe vient ici, c’est qu’il cherche quelque chose, et s’il cherche quelque chose…
— … C’est qu’il doit être plus évolué mentalement que les Bulu standards ! – coupe Kadisu.
— Vite, petit ! Y a pas une minute à perdre : il faut qu’on aille dans ton village ! s’écrie Kosima en reprenant la route.
— Eh, attendez-moi !
Ils se mettent à courir à toute vitesse en direction du village.
— Pourquoi êtes-vous si pressé, d’un coup ? demande Kadisu.
— Rien ne nous dit qu’il n’est pas déjà arrivé dans ton village par un autre chemin. Et je ne dois surtout pas le rater ! Peu importe ce qu’il fera : s’il y a bien un endroit où il apparaîtra… c’est chez toi !
À ces mots, Kadisu imagine le pire. Il serre son pendentif en forme de soleil et prie pour sa famille et les villageois.
— Un pendentif en forme de soleil ? déclare Kosima. Me dis pas que t’es dans la religion Shemesh. Comment on vous appelle déjà ? Les shemales ?
— Les shêmates ! On nous appelle les shêmates ! Et oui, j’en suis un ! Je vois pas ce qu’il y a de mal à ça !
— Bah… croire qu’un jour votre soi-disant Dieu-Soleil est apparu sur terre et a pris l’apparence d’un homme à chapeau… Désolé, mais c’est complètement absurde, bahahaha !
— Arrêtez de rire ! Il n’y a rien d’absurde là-dedans ! C’est même un événement qui a été officialisé, et dont beaucoup d’historiens ont démontré la véracité.
— Ouais, ouais, si tu veux… Mais dis-moi : on est encore loin ?
— Non, nous sommes très proches. D’ici environ cinq à dix mi…
Soudain, des cris de terreur retentissent. Les deux s’arrêtent net, et comprennent.
— Et merde… je ressens sa présence. Il est déjà arrivé au village ! annonce Kosima.
Sans plus attendre, Kadisu se met à sprinter, imaginant déjà le pire.
Quand il arrive, une vision d’horreur s’impose à lui.
Le village est à feu et à sang, la barrière rompue, et une horde de Bulu détruit tout sur son passage.
Au milieu de ce chaos se tient un Bulu très différent. Il marche comme un humain. Sa peau translucide laisse paraître ce qu’il a à l’intérieur : une Kemris d’une noirceur sans pareil. Plus de doute possible. Le Ndombe… c’est lui.
La chose se retourne soudain vers Kadisu. Son visage n’a aucune forme connue. Comme chaque Bulu, on ne peut imaginer à quoi il ressemble, si ce n’est à lui-même.
Il lève une longue main fine vers Kadisu et déclare sobrement :
— Donne-moi l’enfant…
La peur le reprend, comme ce soir-là. La fêlure qu’il avait réussi à refermer s’ouvre de nouveau, au maximum.
Malgré tout, il prend son courage à deux mains et répond :
— Il… il en est hors de question !
Le Ndombe baisse le bras et craque son visage sur la gauche.
— Très bien…
Sans attendre, le monstre se jette sur lui, avant que…
— Alors ça, mon vieux… il en est hors de question !!!
Kosima bondit derrière Kadisu, droit sur le Ndombe. La créature pivote d’un coup et lui crache dessus un liquide transparent, froid, presque visqueux.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?! s’écrie Kosima, essuyant sa joue d’un revers sec.
Le monstre change instantanément de trajectoire et envoie Kosima valser d’un énorme coup de poing. Il traverse l’air comme un chiffon et s’écrase contre une maison dans un fracas de bois et de pierres.
— Monsieur Kosima ! Vous allez bien ?!
— Qu’est-ce que tu crois, petit ? Il en faut plus pour me tuer ! déclare-t-il en sortant des décombres.
Le Ndombe semble comprendre qu’il doit d’abord venir à bout de ce nouvel adversaire avant d’espérer récupérer l’enfant. Il allonge son bras, comme une lance vivante, et Kosima se met en garde.
— Bon… c’est par—
Kosima reste figé une seconde de trop, le souffle court, comme si son propre corps venait de lui faire défaut.
— Qu’est-ce qu’il se passe, monsieur Kosima ?!
— Mon pouvoir… je… je n’arrive plus à l’activer ! crache-t-il en ouvrant et refermant sa main comme si ça pouvait relancer quelque chose.
Le bras du Ndombe attrape Kosima par le pied. Il le soulève, puis le fait valdinguer dans les airs, comme un jouet.
— Comment c’est possible ?! s’écrie Kosima, la tête à l’envers, la colère mêlée à la surprise.
Kadisu le fixe, ses yeux cherchant frénétiquement une logique au milieu du chaos, et comprend.
— Monsieur ! Je crois que le démon a scellé votre pouvoir !
— Hein ?! Et comment a-t-il fait ça ?! lâche Kosima, toujours balloté.
— Le liquide qu’il vous a craché dessus ! Je crois que c’est à cause de ça ! Ça a agi comme du Kakanga !
Tout s’assemble dans l’esprit de Kadisu : le Kakanga est fabriqué à partir de Kemris… donc à partir des Bulu eux-mêmes. Mais le voir ainsi, reproduit en pleine bataille, dépasse l’entendement.
— Mais comment un Bulu a pu comprendre et recréer naturellement du Kakanga… enfin ?! souffle Kadisu.
Au même moment, le Ndombe écrase Kosima au sol, puis avance lentement vers lui, implacable, comme s’il savourait la faiblesse qu’il vient d’imposer.
Kosima crache du sang, mais son regard reste accroché au monstre, lucide malgré la douleur.
— Moi, ça ne m’étonne pas, Kadisu. souffle-t-il. Ce monstre est plus intelligent que les gens de son espèce. À partir de maintenant, retiens une chose, petit… tout est possible.
Il se relève d’un bond et fonce sur le Ndombe avec une rage froide, mais sans son Lendo, chaque mouvement le coûte. Le monstre l’accueille comme une montagne : coups secs, lourds, répétés. Kosima se fait rouer sans pouvoir riposter, ses pas glissent sur la poussière, ses épaules se plient, mais il refuse de tomber.
Kadisu regarde la scène, impuissant, le cœur prêt à éclater. Il cherche une ouverture, un geste, n’importe quoi… et ne trouve que son propre tremblement.
— Kadisu ! Kadisu ! Reprends-toi, utilise ton pouvoir, utilise ton Lendo ! hurle Kosima entre deux impacts. C’est le seul moyen d’annuler le scellement !
Kadisu se fige. Les mots, la posture, le sang… tout lui revient, comme une gifle. Gloire, au sol. Les cris. La fêlure qui pulse. L’impuissance qui le dévore.
— C’est impossible ! Mon pouvoir refuse de s’activer ! Ma fêlure est trop instable ! lâche-t-il, la voix étranglée, comme s’il répétait une condamnation.
Il serre son crâne à s’en faire mal, et le désespoir l’aspire à nouveau. Il revoit ses amis, leurs visages, leurs mains tendues vers lui, puis le vide. Son KA s’échappe malgré lui, comme s’il le trahissait.
— Tu n’es plus le même, Kadisu ! gronde Kosima, debout malgré tout, le visage tuméfié. Tu sais pourquoi ? Parce que maintenant, tu m’as moi. Je te l’ai dit : tu peux me faire confiance. Rien ni personne n’est plus fort que moi ! Et moi, je crois en toi ! Alors soutiens-moi… et je te le garantis : ensemble, on sera invincibles !
Ces mots le frappent en plein cœur… mais au même instant, une horde d’Amoni surgit sur Kadisu, attirée par la fuite de son KA, et lui saute dessus comme une vague.
— Kadisu, non ! hurle Kosima, la voix brisée de rage.
Les Amoni s’écrasent sur lui… puis s’arrêtent net, comme si une laisse invisible venait de se tendre. Leurs mâchoires claquent dans le vide, leurs corps tremblent, mais aucun ne mord. Kadisu cligne des yeux, n’y comprend rien.
Une petite main se pose sur sa joue. Chaude. Légère. Kadisu tourne la tête : le bébé qu’il porte depuis tout à l’heure le regarde, parfaitement calme… puis lui offre un sourire qui n’a rien à faire au milieu d’un massacre.
— J’arrive pas à y croire… tu viens vraiment de me protéger ? murmure-t-il, comme si sa voix pouvait casser le sort.
Quelque chose se remet en place en lui. Sa panique recule d’un cran. Il inspire, profondément, et cette fois il ne subit plus son KA : il le rassemble. La peur est toujours là, mais elle n’a plus les commandes.
Le Ndombe le sent. Son corps se redresse, son attention bascule sur Kadisu, comme si une nouvelle proie venait d’apparaître. Une pression lourde s’abat sur le village : le danger change de visage.
— Eh toi, l’affreux ! crie Kadisu, la gorge serrée mais la voix droite. Ôte tes sales pattes de mon ami !
Son cache-œil s’arrache d’un coup, comme expulsé par le flux qu’il retient depuis trop longtemps. L’œil apparaît, fendu d’une fêlure horizontale… et une fumée violette s’en échappe.
Le Ndombe hurle. Pas un hurlement de bête : un hurlement de douleur intérieure. Son équilibre se brise, sa vision se trouble, ses sens se retournent. Il titube, pris de convulsions, comme si le monde venait de se décaler d’un demi-pas sous ses pattes.
— Monsieur Kosima ! Tenez-vous prêt ! lance Kadisu, sans quitter le monstre des yeux.
Il concentre tout, juste une seconde, comme si cette seconde décidait de sa vie. Puis il tranche l’air d’une voix claire :
— Lendo : KANGABUKA ! (Rupture de lien)
Le scellement se dissipe, comme une pellicule qui se déchire. Kosima le sent immédiatement : son flux revient d’un coup, brutal, brûlant, familier. Il sourit, un sourire de chasseur.
— Ok. il crache du sang sur le côté. C’est parti. Lendo : BOKOMOYO ! (Poings visant le coeur)
Les avant-bras de Kosima se couvrent d’une aura rougeâtre, fine comme une peau de braise. L’air autour de ses poings tremble, comme chauffé de l’intérieur.
Kadisu plisse les yeux, troublé malgré l’urgence.
— Bokomoyo…? souffle-t-il. C’est bizarre… sa fêlure est sur le crâne, mais je n’ai pas vu de flux partir de là…
Il secoue la tête, s’arrache à ses pensées.
— Et puis merde. Allez-y, monsieur Kosima. Détruisez-le !
Kosima fonce.
Le Ndombe tente de l’attraper en allongeant ses bras, mais Kosima est déjà ailleurs, un pas trop vite, une trajectoire trop propre, comme s’il glissait entre les angles morts.
En un clin d’œil, il est au corps-à-corps. Son poing s’enfonce droit dans la Kemris noire avec un bruit sourd, dense… et le choc fait vibrer le sol sous les pieds de Kadisu.
Le Ndombe implose. Son corps vole à l’autre bout du village, fracassant des débris dans un nuage de poussière âcre.
Un silence tombe, brutal, comme si même les flammes hésitaient à crépiter.
— Monsieur Kosima… On l’a fait. On a vaincu le Ndombe qui parle !
Kosima se retourne, sourire aux lèvres, la respiration encore lourde.
— Tu vois… je t’avais dit que tu pouvais me faire confiance. Tout ça, c’est grâce à toi !
— Non, monsieur… Kadisu serre le bébé contre lui. C’est grâce à nous trois !
Kosima hoche la tête, toujours souriant, puis son regard glisse vers l’endroit où le Ndombe a été projeté.
— Tu as raison. Bon… maintenant, il faut interroger ce monstre avant qu’il ne crève. J’ai fait exprès de le laisser en vie pour lui poser des questions.
Ils s’avancent à pas prudents dans les décombres, entre les braises et la poussière qui retombe lentement.
— Que voulez-vous savoir, monsieur ? demande Kadisu, la voix encore secouée.
— Je veux savoir d’où viennent ces monstres. Il paraît qu’il fut un temps où ils n’existaient pas… pareil pour les fêlures.
Kadisu acquiesce, les yeux fixés sur la silhouette disloquée du Ndombe au loin.
— Oui… j’en ai entendu parler. Ça ne ferait qu’environ quatre cents ans que ces monstres sont apparus, au même moment que les fêlures sur les humains.
— Parfaitement. Kosima plisse les yeux, comme s’il mordait déjà dans une piste. Et moi, tu vois… j’aimerais bien résoudre ce mystère.
Kadisu comprend enfin. Le ton de Kosima n’est pas celui d’un simple chasseur de passage : il y a quelque chose de plus ancien, de plus personnel. Alors il ose :
— Dites, monsieur Kosima… tout à l’heure, quand vous avez activé votre Lendo… je n’ai vu aucun flux partir de votre fêlure. Comment est-ce possible ?
Kosima lève la main, net, comme un mur. Il s’arrête, écoute… et l’air, soudain, paraît trop calme.
Et tout à coup… un bruit colossal éclate.
Le Ndombe se réveille. Son corps double de volume, seconde après seconde, sa peau translucide se tend, craque, se reforme, jusqu’à reprendre la masse d’un Bulu standard… mais gigantesque, à quatre pattes, au point de dépasser la forêt.
— Donnez-moi l’enfant… répète-t-il, toujours aussi sobrement.
Les villageois encore vivants hurlent d’effroi, se bousculent, trébuchent dans la boue et les débris. Kadisu serre l’enfant contre sa poitrine et tente, par réflexe, de rappeler son Lendo… mais rien ne vient. Son KA refuse de répondre, comme si son corps était un puits vidé.
« Ça y est, c’est la fin, nous sommes tous fichus ! » crient les rescapés, la voix cassée, les yeux levés vers l’ombre gigantesque qui couvre le village.
— Et merde… mon œil me fait affreusement souffrir ! s’écrie Kadisu. Comment allons-nous faire ?!
Kosima balaie Kadisu du regard, puis les survivants, puis la main du Ndombe qui se rapproche lentement, inexorablement. Et d’un ton incroyablement calme, il lâche :
— Bon… je crois que je n’ai pas le choix.
— Hein…? Qu’est-ce que vous voulez dire…?
Kosima avance vers la main.
— Tu m’as demandé pourquoi tu n’as pas vu de flux se dégager de ma fêlure tout à l’heure, quand j’ai activé mon Lendo.
— Euh… oui… Kadisu parle vite, comme s’il avait peur de perdre ses mots. Oui, c’est ça…
— Eh bien c’est parce que ce n’est pas mon vrai Lendo que j’ai utilisé. Je suis comme toi : j’ai une restriction sur mon pouvoir. Et pour l’activer, il y a deux conditions.
— Quoi ? Vous aussi ?! Kadisu jette un coup d’œil à la main du Ndombe qui descend encore. Quelles sont ces conditions, monsieur ?!
— Premièrement, il faut une maîtrise absolue de mes émotions. Une fêlure de niveau 4… le « Silence », comme tu as pu le constater hier soir.
— Monsieur Kosima ! Le Ndombe ne va pas tarder à nous écraser si on ne fait rien !
Kosima ne bouge pas. Ses yeux restent posés sur la masse qui les domine, puis il inspire doucement.
— Et la deuxième condition… c’est que… je considère l’ennemi en face de moi à mon niveau !
Le durag de Kosima se desserre, comme si un nœud invisible venait de céder, puis s’arrache d’un coup et s’envole dans les airs. Sous le tissu, à l’avant droit de son crâne, une fêlure minuscule apparaît, si fine qu’on pourrait croire à une simple griffure… sauf que quelque chose en suinte, en silence.
— Quoiii ?! Vous êtes sérieux là ?!
Kosima ne répond pas. Il se contente de plier les genoux, comme un ressort qui se comprime, et ses épaules se relâchent d’un cran. Puis il lève le menton vers le Ndombe géant.
— Lendo !
Il bondit. Et au même instant, Kadisu voit enfin le flux : un KA sombre jaillit de la fêlure, dense, lourd, comme une nuit compacte. Ça ne ressemble à rien de ce qu’il connaît : ça ne « brille » pas, ça avale la lumière.
— Comment c’est possible…? souffle-t-il le ventre noué. Son KA… il est noir…?
— Baluka : ELONTIMA ! (Transformation : Elontima, la discipline du coeur)
Le corps de Kosima se couvre de signes blancs, nets et géométriques, comme gravés à même la peau. Et des spirales noires se dessinent par endroits, l’une d’elles parfaitement centrée sur son front, comme un sceau. L’air autour de lui devient épais, comprimé, presque hostile.
— C’est un Muntu… murmure Kadisu, la gorge sèche.
Kosima percute la main du Ndombe de plein fouet. Le choc résonne comme un coup de tonnerre : la chair difforme éclate, les os se pulvérisent, et des morceaux retombent en pluie sur les toits déjà éventrés.
Le Ndombe hurle, un cri si grave qu’il semble faire vibrer les fondations du village. Puis il redresse sa tête immense vers Kosima, et sa voix tombe, brûlante, sans émotion :
— Brûle, humain !!!
Le Ndombe crache une vague de feu énorme, brutale, qui roule comme un mur incandescent. Les flammes dévorent l’air, arrachent l’oxygène, et la chaleur frappe Kadisu au visage comme une gifle. La lueur rouge perce la nuit et grimpe si haut qu’elle semble éventrer les nuages.
Kosima ne bronche pas. Une coque de KA se forme devant lui, compacte, comme un bouclier noir qui boit le brasier au lieu de le repousser. Le feu lèche la barrière et s’y brise en gerbes.
— C’est tout ce que tu sais faire ? lâche Kosima, la voix calme, presque déçue. Et dire que je te croyais à la hauteur…
Il disparaît dans un mouvement sec, comme avalé par l’obscurité, puis réapparaît plus loin, déjà en train de foncer. Le Ndombe tente de suivre, allonge des membres démesurés, mais Kosima glisse entre les prises, trop vite, trop précis.
— Kem-Bokomoyo ! (Poings noirs visant le coeur)
Son poing s’enfonce droit vers la Kemris noire. Le choc fait trembler le village comme un séisme : les vitres éclatent, les planches gémissent, et la terre se fissure en lignes nerveuses. Une seconde de silence… puis le corps du Ndombe explose en mille morceaux.
Il ne reste que son cœur : la Kemris, intacte, lourde, d’un noir absolu, qui retombe avec un bruit sourd au milieu des cendres.
Kosima retombe au sol, et les signes sur sa peau s’effacent peu à peu. Son KA se calme, la pression disparaît, et l’air redevient respirable. Autour, les survivants hurlent de joie, certains pleurent, d’autres s’effondrent, incapables de réaliser que c’est fini.
Oui, le cauchemar est enfin fini !
…
Le lendemain matin, Kosima est prêt à reprendre la route. Son sac de voyage bouclé, il sort de la tente qu’on lui a aménagée, et l’air froid du matin lui mord les joues.
À l’entrée du village, l’un des chefs l’attend. Très vieux, le dos voûté, mais le regard encore clair. Il tend un petit paquet enveloppé, les mains tremblantes.
— Tenez. Prenez ceci. C’est la Kemris noire venant du Ndombe que vous avez éliminé. En la revendant, vous en tirerez un énorme pactole.
Kosima sourit en voyant le paquet, mais il ne ralentit pas. Il passe à côté du vieil homme comme si l’objet ne pesait rien… ou comme si, justement, il pesait trop.
— Gardez-la. Vous en aurez bien plus besoin que moi. Avec ça, vous pourrez remettre une barrière anti-Bulu… et de bien meilleure qualité que celle que vous aviez avant.
Il lève une main, déjà en train de repartir.
— Allez. À la prochaine.
Le chef reste immobile, le paquet toujours tendu. Son regard suit Kosima un instant, mélange de gratitude et d’incompréhension, puis il baisse enfin les bras, en silence.
— Monsieur Kosima !
À l’appel, Kosima s’arrête et se retourne, une paupière à moitié levée, l’air de se demander qui, dans ce village, ose encore le retenir.
— Tiens, tiens… mais si ce n’est pas notre bon vieux Kadisu. Que fais-tu debout si tôt… et avec ce pauvre bébé en plus ?
Kadisu s’avance. Un sac de voyage sur le dos, le nourrisson calé contre son épaule, il n’a plus le même regard que la veille : toujours fatigué, mais droit, décidé. Il s’arrête à quelques pas et relève le menton.
— J’ai pris ma décision, monsieur. Je veux partir avec vous. Je veux devenir un grand Bulongo… et plus tard, même, un Muntu.
Kosima le fixe, surpris une seconde, puis il éclate de rire, un rire franc, presque incrédule, comme si cette phrase venait de lui rappeler quelque chose d’ancien.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?!
— Rien, rien… Il secoue la tête, amusé. Juste… je repense à la première fois où je t’ai vu. T’étais tout tremblant. Et maintenant, t’as le cran de me dire que tu veux devenir un grand Bulongo… et aussi un Muntu ?
Kadisu serre la sangle de son sac, comme pour s’empêcher de flancher.
— Je sais pertinemment que ce ne sera pas simple, monsieur. Mais je veux le faire. Je serai prêt à tout surmonter. Et vous l’avez dit vous-même : ensemble, nous sommes invincibles. Vous avez confiance en moi… et j’ai confiance en vous.
Kosima soutient son regard. Son sourire se calme, et un instant, on dirait que quelque chose passe derrière ses yeux, un souvenir qu’il n’a pas envie de nommer. Puis il soupire, comme s’il venait de prendre une décision à contrecœur.
— Bon… très bien. C’est d’accord, petit. Et de toute façon, on ne peut pas laisser la petite ici. Elle risquerait d’attirer des ennuis au village. Allez. Allons-y.
Kadisu n’a même pas le temps de répondre que la joie lui remonte à la gorge. Il lâche un cri bref, comme un gamin, et le bébé sur son épaule sursaute aussitôt, outrée, avant de se mettre à gigoter.
— D’ailleurs… comment on va l’appeler, ce bébé ? demande Kosima en jetant un œil sur le nourrisson.
— J’ai déjà choisi. Dorénavant, elle s’appellera Kiese.
— Mmmh… Pour l’instant, c’est tout l’inverse de la joie qu’elle nous a rapportée.
— La ferme.
Ils reprennent la route. Le village s’efface derrière eux, avec ses cris, sa fumée froide, et les regards des survivants. Devant, il n’y a plus que le chemin, la forêt, et ce qui attend plus loin…
Et bien plus loin encore, dans une autre région, deux hommes s’apprêtent à en découdre. L’un a la peau blanche, un corps musclé, une coupe iroquoise taillée au couteau. L’autre est très pâle, long et fin, le regard triste, immobile comme une statue au milieu du sentier.
— Eh toi. Quand tu passes dans mon quartier, faut payer la taxe, sale connard ! crache l’iroquois, en avançant d’un pas lourd.
L’homme pâle ne répond pas. Pas un mot. Pas un geste. Ce silence, chez l’autre, allume la rage comme une étincelle sur de l’huile.
— Tu m’ignores en plus ?! Très bien… mange ça ! hurle l’iroquois en dégainant un couteau couvert d’une aura jaunâtre, la même teinte que sa fêlure à la main gauche, grande ouverte. J’vais te découper !
— Pourquoi la plupart des humains sont-ils débiles… murmure l’homme pâle, presque lassé. De vrais animaux.
L’iroquois se jette sur lui. Le couteau fend l’air, il vise le ventre, sûr de lui, déjà convaincu d’avoir gagné.
Mais l’homme pâle ne recule pas. Il ne fait même pas un pas de côté. Il le regarde juste venir… et l’attaque se brise toute seule.
L’iroquois s’arrête net, comme si le sol venait de le trahir. Ses jambes tremblent, ses genoux se plient, et il s’affaisse lourdement, le couteau raclant les pierres.
— Que se passe-t-il…? J’arrive plus à tenir debout ! Qu… qu’est-ce que t’as fait…?
— Notre cerveau tourne sur des automatismes. Marcher, garder l’équilibre… c’est un programme qui se lance tout seul. Je l’ai brouillé. Ton corps sait encore bouger, mais il ne sait plus comment s’y prendre pour marcher. Voilà tout.
— Tu te fous de moi, hein, sale fils de…! Arrête tes conneries ! Putain… je… je vois plus rien !
— La vue… La parole… et maintenant… la respiration.
L’iroquois ouvre la bouche, mais aucun mot ne sort. Sa gorge se tord, ses mains grattent l’air comme si elles pouvaient attraper une goulée d’oxygène. Et puis il se fige, les yeux grands ouverts, jusqu’à ce que son corps lâche d’un coup, inerte.
Sans s’attarder, l’homme pâle reprend sa route, sans même regarder le cadavre derrière lui.
— Bon… il faut que je retrouve ma fille…
En hauteur, perché dans un arbre, un homme à chapeau observe toute la scène. Un sourire lui étire la bouche, presque tendre, comme si ce monde venait enfin de lui offrir quelque chose d’amusant. Pour lui, une chose est sûre : ce monde devient très intéressant.

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