Un joyeux Noël ! 1/2

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Edna était épuisée. Elle détestait les fêtes de fin d'années ! C'était toujours la même chose : les gens attendaient toujours le dernier putain de moment pour faire leur course. Et on ne parle pas de l'oublie de la bouteille de rouge ou du beurre pour faire la bûche de Noël, non ! On parle bien d'environ deux voire trois pleins caddies de courses, allant des chips apéritifs jusqu'aux cadeaux du cousin qui s'est certainement invité à la dernière minute.

La grosseur des caddies était allée crescendo depuis le début de la semaine, de même que le manque d’amabilité des clients. Le tout sous un bonnet rouge ridicule imposé par la direction et des chants de Noël qui tournaient en boucle. Et on s’étonne qu’il y ait une hausse de la criminalité et des meurtres en fin d’années ! songea Edna amère, tandis que « Vive le vent » reprenait pour la cinquante-troisième fois cette semaine. Oui, cinquante-trois bordel ! Compter était une obsession chez Edna. Elle aurait pu faire de grandes études, devenir experte-comptable à la Cour des comptes, voire même inspecteur des finances publiques ! Mais les moyens financiers de ses parents et surtout son manque cruel de patience lui avaient volé ces chances et elle avait fini ici : caissière à carrefour, au milieu d’une immense galerie. « Il n’y a pas de sots métiers ! » lui avait assené son père quand elle s’était plainte de son statut et de son absence d’évolution en perspective, aussi elle s’était tue. De même, elle ne se plaignait pas quand sa tendinite à l’épaule la réveillait au milieu de la nuit ou quand on lui jetait l’argent au lieu de lui donner poliment. Edna gardait tout pour elle. Jusqu’à ce soir.

— Ça vous fera 315 euros et 32 centimes s’il vous plaît, madame, énonça Edna d’une voix morte.

— Pff ! C’est de plus en plus cher ici ! Par carte !

Et « s’il vous plait », c’est pour les chiens ? Vieille peau ! pensa Edna avec agressivité tout en écrasant le bouton « carte » de sa tablette de caisse.

— Allez-y, madame, dit-elle d’un ton presque poli, les yeux vides.

Elle jeta un œil à sa montre, encore presque trois heures de caisse jusqu’à la fermeture. Ensuite, elle retrouverait le confort minimaliste de son appartement. Elle aurait alors le loisir de se vider une bouteille de vin et un pot de glace devant des niaiseries de Noël à la télé en compagnie de son chat. Edna soupira. Elle allait encore passer un Noël déprimant, mais il était hors de question pour elle de se taper cinq heures de route pour voir sa sœur se pavaner chez leurs parents. Mariée, deux beaux enfants, avocate reconnue, Suzanne avait tout ce qu’Edna n’avait pas et n’aurait peut-être jamais.

D’un geste distrait, la jeune caissière coupa le ticket de caisse et les coupons de réduction avant de les tendre d’un geste nonchalant à sa cliente.

— Bonne fin de journée madame, passez de bonnes fêtes.

La seule chose qui la rassurait un peu était la confidence que lui avait faite sa sœur, deux ans auparavant, complètement saoule : son mari était un très mauvais coup. Séduisant, gentil, serviable, généreux, etc. Mais ! Non seulement la nature l’avait doté pauvrement, mais en plus c’était un tireur rapide.

— Il manque une réduction !

Le ton sec et désagréable de la cliente coupa Edna de ses réflexions.

— Je vous demande pardon ?

— Là ! Regardez, pour les bouteilles de vin ! Il devrait y avoir une réduction de 5% pour le lot de six et je ne la vois pas !

Avec une patience plus qu’émoussée, Edna s’empara du ticket pour l’étudier, tandis que la cliente creusait dans son caddie pour sortir les bouteilles en question. Edna était sur le point de lui donner une explication, quand elle vit la Karen en puissance vider son sac à main sur la caisse pour retrouver le morceau de catalogue découpé comprenant la fameuse réduction.

Sois forte. Tu peux le faire. Tu peux garder ton putain de calme face à cette grognasse ! s’encourageait intérieurement Edna en se mordant les joues, tandis que les clients qui attendaient, soupiraient bien fort ou râlaient, l’un sur l’incompétence de la caissière, l’autre sur sa lenteur.

Après dix longues minutes d’échanges à la courtoisie douteuse, la cliente partit en trombe, outrée, menaçant de ne plus faire ses courses ici. Cool, une Karen de moins… pensa Edna. Alors qu’elle suivait la cliente des yeux, Edna jeta un œil au père Noël de la galerie. Aujourd’hui, elle avait la caisse qui donnait directement sur son stand. Elle avait toujours trouvé ces stands ridicules avec leurs faux pères Noël, mais aujourd’hui celui-ci lui remontait le moral : si elle supportait des clientes odieuses, le pauvre intérimaire à la fausse barbe blanche devait supporter d’infâmes marmots. Depuis le début d’après-midi, il enchaînait les enfants capricieux, criant et pleurant, l’un d’eux lui avait même vomi dessus ! Sans parler de deux pseudos influenceuses qui avaient tenté leur chance pour faire des photos en tenue très légère. La sécurité de la galerie avait carrément dû intervenir pour les faire sortir ! Voir la misère d’un autre lui remontait le moral.

La soirée s’étirait lentement. Lorsqu’enfin Edna put fermer sa caisse et sortir son caisson, elle avait perdu toute foi en l’humanité. Tout ce qu’elle voulait s’était se noyer dans le vin au fond de son canapé. Elle compta rapidement sa caisse et quitta la galerie. À l’extérieur, l’air était doux, mais suffisamment frais pour la sortir de sa torpeur. Les bips résonnaient encore à ses oreilles, tandis qu’elle s’allumait une cigarette. Elle prit une longue bouffée qu’elle expira lentement, avec délectation. La clope après le taff, presqu’aussi bonne que celle après le sexe ! songea-t-elle.

— Je peux vous emprunter votre feu ? demanda une voix grave.

Edna se tourna vers l’opportun qui osait troubler son moment de quiétude post boulot ; elle s’apprêtait à l’envoyer promener quand elle tomba nez à nez avec un homme séduisant. Ses yeux bleu tendre lui coupèrent momentanément le souffle. Elle tendit finalement son briquet sans rien dire, le dévisageant sans vergogne. Oui, bon, il n’était pas tout jeune comme en témoignait ses cheveux poivre et sels, mais sa carrure laissait supposer qu’il était en bonne forme, quant au sourire qu’il lui offrit en saisissant son feu, il avait de quoi faire fondre toute la banquise.

— Si je ne me trompe pas, vous faites vraiment un job de merde.

Ce fut tout ce qu’Edna trouva pour briser la glace alors qu’il lui rendait son bien. Loin de l’offusquer, la remarque le fit rire, dessinant de délicieuses petites ridules aux coins de ses yeux.

— Ma couverture est foutue ! Je plaide coupable ! confessa le père Noël intérimaire. Ceci dit, votre job n’est guère plus enviable !

La jeune femme fit une moue, il n’avait pas tort. Ils échangèrent quelques banalités, cherchant à déterminer qui faisait le boulot le plus ingrat, ils arrivèrent à un statu quo.

— Quels sont vos plans pour ce soir ? demanda-t-il d’une voix suave.

Edna eut un frisson qui n’avait rien à voir avec le froid.

— Rien de bien palpitant : vin et glace devant la télé. Et vous ?

— Je connais un bar sympa qui fait aussi des petits concerts. Y a de la bonne musique, de la bonne bière… Je pensais y faire un tour avant de rentrer chez moi.

Il lui jeta un regard pétillant. Edna se mordit la lèvre inférieure, ce qu’il remarqua.

— Accepteriez-vous de m’accompagner ?

C’est pas raisonnable, il a certainement deux fois ton âge ! la gronda une petite voix moraliste dans sa tête.Oui, mais c’est dans les vieux pots qu’on fait la meilleure confiture ! murmura une autre voix, plus aiguë, plus tentante. Finalement, Edna haussa une épaule.

— Pourquoi pas ? répondit-elle d’une voix taquine. Par contre, on se tutoie, ça va me saouler de dire vous encore plus longtemps après le boulot !

Son interlocuteur s’esclaffa tout en soufflant sa fumée.

— En ce cas, puis-je te demander ton nom ?

— Edna, je sais, c’est moche. Et toi ?

— Jean-Noël.

— Toi aussi tes parents ne t’aimaient pas dès la naissance, c’est ça ?

Le franc parlé d’Edna et son manque de tact étaient responsables de son cercle d’ami très restreint et lui avaient également valu d’être virée de plusieurs magasins. Cela faisait quatre mois et six jours qu’elle travaillait pour carrefour, un record. Loin d’être rebuté, son interlocuteur rit de bon cœur à sa remarque.

C’est ainsi qu’Edna accompagna Jean-Noël à un bar légèrement excentré du centre-ville : « Le canard boiteux ».

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