Approche-toi de la photographie
Reconnaissez-vous ce sentiment / cette proximité intime, lorsque nous observons des photographies de nos ancêtres ? La mémoire s’éclaire de ce que nous n’avons jamais vécu. Mais cette mémoire vient bousculer notre récit et notre présent. Dans mon ordinateur il y a un dossier que j’ai intitulé « image », il renvoie à toute cette mémoire que je ne connais pas mais que j’ai voulu garder pour en recueillir des récits.Il faudrait que les photographies puissent parler. Qu’elles nous enseignent ce bref moment, cet instant de grâce où le présent s’est cristallisé.
Un détail, un défaut, une déchirure qui accroche le regard. Un je ne sais quoi retient le souffle.
Le linge a séché. Les couleurs de l’été, agressives de luminosité dessinent des tableaux impressionnistes. Dans l’ombre, une table a été dressée, et la famille s’est regroupée. Elle est là, celle que j’ai vu à l’Ehpad il y a quelques semaines. Elle rajeunit, son maquillage ne se loge plus dans chaque rides de son visage. Ses cheveux, soudain, ne sont plus gris. Les mots qu’elle emploie ont un sens, elle maîtrise le sujet, le verbe, le complément. Elle rit, aux éclats parfois, son mari est là, je ne le connais pas mais j’imagine. J'imagine qu'il boit dans son verre, regarde ses enfants et y songe déjà. Il songe déjà à l’instant d’après la photographie. Et si cette dernière répondait à ce désir irrépressible d’arrêter le temps ? Force obsessionnelle en nous de se précipiter sur ces fractions infimes et indifférentes ? Une fois accumulées, ce cumul des secondes, ce moment précis, ce moment exact, que le temps s’épaissit. Il nous a trahis.
Le repas du midi sera doux, les tee-shirt seront imbibés de transpiration estivale. Celle qui ne cesse jamais et qui s’impose comme une seconde peau. Un léger film ruisselant dans les parties discrètes de notre corps. Tu transpires, je le sais, je la connais cette transpiration. C’est l’odeur de nos balades ensemble. Quand j’étais trop jeune pour avancer au rythme de la famille (j’étais la plus petite), tu revenais sur tes pas. Tu agrippais ta main autour de mon cou, à l’arrière et tu m’aidais à avancer. En levant ton bras, une effluve se dégageait. Je te regardais, je me demandais si nous avions tous la même odeur ou si elle te définissait. Je me demandais si elle était un indice de toi.
Ce sourire, je ne le connais pas. J’imagine que ton frère t’a demandé de poser pour la photographie. Tu étais heureux, il était encore là, il n’avait pas encore détruit toutes tes certitudes de jeune homme.
La bourgeoisie maîtrise l’art de la photographie silencieuse. Elle ne dénonce pas, elle se tait. La photographie bourgeoise, elle calcule tout et elle cache. La photographie bourgeoise cherche à dissimuler. Elle pourrait tout à fait se présenter à un repas et dire « J’atteste que tout est à sa place ici. Ce qui ne va pas est extérieur à nous. »
Plus tard, nous partions tous les deux, père et fille. La discussion oscillait entre des silences et des conversations superficielles. J’avais espoir qu’au retour, cet événement nous rapprocherait émotionnellement et qu’il ouvrirait de nouveau la valve de son cœur.
Nous arrivions dans cet espace où l’odeur est authentique. Comment faire de la poésie sur l’odeur de la vieillesse ? Elle est l’odeur d’une pièce qui n’a jamais été aérée. Une pièce qui renferme tout un tas de bibelots (j’y vois des dauphins poussiéreux, des fèves de galettes gardées, des magazines ondulés par la pluie, une brosse à cheveux et l’odeur du vieux cuir chevelu) Bref, la vieillesse ça pue. Je me suis instantanément fait la remarque « Je déteste cette odeur ».
Nous sommes arrivés dans le « salon » et je ne l’ai pas reconnu. Mon père marchait devant moi et quand il s’est retourné, j'ai vu ses yeux inquiets pour moi. Il m’a regardé et a esquissé un faux sourire, il aurait voulu faire une mou. Rien à voir avec le sourire de la photographie.
Elle était de dos, sur son fauteuil, tête baissée. On avait dû l'abandonner à la télé.
Mon père s’agenouille : « Bonjour maman, ça va ? »
….
« Oh.. Tu es fatiguée, hein maman ? »
….
Il m’a regardé, c’était des yeux tristes.
Mon cœur se décomposait, il était liquide, il a cherché n’importe quels organes pour se reposer.
Elle n’a pas parlé, nous lui avons ramené des chocolats, elle en a mangé trois à la suite.
« Et bien, tu perds pas l’appétit ! »
….
« Regarde, il y a Chloé qui est venue te voir. »
….
Elle touchait nerveusement son gilet. Il était serré à l’aide de fils, comme un corset. Elle répétait :
« Enlevez moi ça, tu coupes, tu coupes. »
« Maman, c’est ton gilet, je ne peux pas l’enlever… »
« Coupes je te dis, donne moi des ciseaux. »
« Maman calme toi »
« Tu le sais le secret toi. »
Elle a récupéré un fil, et l’a lentement enroulé autour de son cou, lorsqu’il entourait bien la totalité de son cou, elle l’a tiré vers le haut. (Elle se pendait.)
Le temps s’est arrêté, j’ai regardé mon père. Dans ses yeux c’était le silence sous la mer. Le bruit étouffé de l’extérieur et la sensation du souffle coupé. Son cœur a dû se serrer, il a dû avoir envie de pleurer. C’est exactement cela.
« Maman tu fais n’importe quoi »
« Mais je veux le couper, donnez moi des ciseaux »
Tu as vu que la vieillesse trahissait les âmes, qu’elle ne pouvait plus se taire. Le spectre du père pendu hante et déborde l’air désormais. Comment oses-tu la faire taire ?

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