10 décembre
Sans qu'elle ne l'ait remarqué auparavant, lorsqu'elle arpente les rues, Hedda lève les yeux et observe les décorations lumineuses qui ont été accrochées, partout, dans la ville. Les rues sont rejointes par des guirlandes simples et brillantes d'or. Les bras du pont sont définis par les lumières, et presque dans chaque rue, une odeur de cannelle et de fruits confits.
Hedda, quelle que soit la période de l'année, n'a jamais eu le temps d'admirer toutes ces choses, et de s'y arrêter. Cela fait des années que les repas en famille ne sont plus pour elle, et que chaque festivité glisse devant ses yeux comme paysage flou derrière un pare-brise, une vitre. Depuis sa nouvelle condition, elle a simplement compris que ces mois spécifiques sont ceux qui lui donnaient le plus de travail. Trop d'alcool à la Saint Patrick, qui donne lieu à des bagarres, des chutes meurtrières. Une fête Nationale qui crée des mouvements de foules étouffants. Une fête des morts qui pousse certains à rejoindre les proches qui leur manquent désespérément.
Hedda est devenue imperméable à toutes ces célébrations. Elle vaque dans le monde sans y avoir aucune accroche, aucun effet. Alors, lorsque Drina lui demande si elle veut bien venir se promener avec elle, c'est la première fois depuis un long moment qu'Hedda s'arrête véritablement sur tout ce qui peuple le Monde des Vivants.
Elle n'oublie pas le marché qu'elle a passé. Certes, elle a obtenu plus de temps pour Drina, mais ce dernier carat scelle sa dernière mission. Une mission où elle devra s'impliquer.
Tout sourire, Drina marche à son côté, et essaie de ne pas faire attention au fait que tous les passants qui arrivent en face d'elle, traversent littéralement la personne qui l'accompagne. Hedda ne s'en importune pas, son ombre revient toujours.
Les deux jeunes femmes s'arrêtent dans un café, implanté dans une rue adjacente. Moka brûlant contre la paume, Drina la guide jusque dans un parc, en bord de lac. Elles s'assoient toutes deux sur un banc, couvert d'un saule pleureur immense. En plein milieu de l'après-midi, le soleil commence déjà à tomber. Bientôt, les températures vont descendre et Drina devra rentrer à l'intérieur, même si elle n'en a aucune envie.
Même si elle brûle d'en savoir un peu plus sur sa vie passée, Drina se retient et se repasse en boucle les quelques informations qu'elle a obtenu d'Hedda. En se disant que faire ce premier pas, peut lui donner confiance, et la force de s'ouvrir un peu plus à elle, Drina ingurgite une gorgée de café puis se racle la gorge.
─ Kåre est venu me parler, il était inquiet de ne plus me voir.
─ Le théâtreux ?
Drina sourit doucement, en hochant la tête. Elle est attendrie par le fait qu'Hedda fasse l'effort de se souvenir de ses amis, alors qu'elle ne les croise pourtant que rarement, étant donné qu'elle disparaît toujours avant.
─ Depuis qu'on est tous arrivés, il a un faible pour Säde.
En entendant ce prénom, Hedda ne peut se retenir de se crisper. Légèrement tendue, elle regarde ailleurs, et laisse à Drina la tâche de la convaincre, de la rassurer.
─ Elle et moi ... Ça aurait jamais pu fonctionner.
─ Ça t'empêchait pas de la mettre dans ton lit, cela dit.
Dès que ces mots sortent de sa bouche, Hedda aimerait être capable de les rattraper. Elle se mord la langue. La jalousie qui la caractérisait étant vivante, semble revenir au galop. Et même si elle se répète, encore et encore, qu'elle n'a aucun droit, aucun ascendant sur la vie de Drina, c'est son cœur qui parle pour elle, et lui fait dire ce genre de choses. Elle s'en veut déjà, mais lorsqu'elle se tourne de nouveau vers Drina, elle peut voir que celle-ci n'est vexée en rien, au contraire, elle est plutôt touchée et amusée par cette légère marque de jalousie. Drina poursuit sa boisson chaude en ne lâchant pas Hedda des yeux, qui s'est déjà retournée, prise la main dans le sac, mal à l'aise.
─ C'était que physique entre nous, et ça a marché, pendant un temps.
Hedda hoche la tête sans lui faire face, parce qu'elle sait pertinemment ce que Drina est en train de faire. Elle la rassure pour lui faire comprendre que la place se libère, et que, si elle désire la prendre, c'est possible. Mais Hedda a encore bien trop d'aprioris. Elle ne peut tout simplement pas faire ça, pas comme ça. Elles appartiennent à deux mondes bien distincts, et séparés, mais alors pourquoi n'arrête-elle pas d'imaginer ce qu'elle pourrait ressentir en déposant ses lèvres contre celle de Drina ?
Hedda secoue la tête. Même de l'Autre Côté, les rougeurs lui montent aux joues, et elle s'en sent extrêmement gênée. Drina se met à rire doucement, et elle ne fait pas attention au fait qu'elle est seule, sur son banc, aux yeux des autres, et qu'elle glousse de quelque chose qui n'existe pas.
─ Tu devrais rentrer, il va bientôt faire froid.
─ Encore un peu.
Comme une enfant, Drina s'accroche à ses jambes et l'empêche de partir. Mais Hedda, de son côté, reste également sur le qui-vive. Elle observe les alentours parce qu'elle sait très bien que, cette âme en particulier, reste menacée parce que le Conseil la réclame. Ils sont encore capables de leur envoyer des calamités. Ils en crèvent d'envie.
Quand la nuit tombe, même aussi tôt, Drina jette un regard à gauche, puis à droite, et dépose la joue sur l'épaule d'Hedda. Celle-ci sursaute, presque à l'en repousser.
─ Il y a du monde.
─ Regarde autour de toi, tout le monde est parti.
Plongée dans ses pensées, ses inquiétudes, Hedda n'y avait effectivement pas fait attention. Elles sont de nouveau seules. Drina expire en vapeur, et ferme les yeux. Plus elle côtoie Hedda, et plus ses narines la titillent et créent un parfum reconnaissable entre une centaine tant il est particulier. Hedda porte une effluve de bois vernis et à la fois de mousse humide, en pleine forêt. Une odeur très caractéristique et qui, plus elle la respire, plus elle rassure Drina.
Timidement, comme si elle pouvait la réchauffer alors que son corps est froid, à moitié impalpable, Hedda glisse un bras tout autour de ses hanches et Drina se presse un peu plus contre elle. Dans sa poche, son téléphone vibre, mais elle n'y répond pas.
─ Ça a l'air urgent.
Drina hausse faiblement les épaules, sans quitter le petit nid qu'Hedda a construit pour elle. L'ombre repose alors sa joue sur le crâne de Drina, qui grogne bientôt face à l'insistance de ces appels en chaîne.
─ On est vendredi, ils ont dû sortir de l'atelier pour aller au bar.
─ Tu as sculpté aujourd'hui ?
─ Hm, dans la matinée. J'ai un peu d'avance.
─ Et tu vas les rejoindre ?
─ Probablement. A moins que tu m'invites à un dîner aux chandelles ?
Drina rit, et encore un peu plus parce que les pommettes d'Hedda reprennent de la chaleur. Les deux jeunes femmes se séparent, et Drina répond enfin. Ils l'attendent évidemment tous devant leur bar favori, et Drina se dit que, d'ici, il sera facile de les rejoindre. Elle ne compte pas se changer, ni s'apprêter. La seule personne qu'elle a envie de séduire se trouve déjà à son côté, et Drina n'est même pas sûre qu'elle fasse réellement attention à ce genre de choses.
Lorsqu'elle raccroche, Drina se lève, et Hedda l'imite. Là, la blonde pousse sur ses pieds pour planter un baiser contre sa joue. Les yeux d'Hedda s'arrondissent et Drina pouffe de nouveau.
─ Je suppose que je te verrais en rentrant, si je ne suis pas trop ivre.
─ Fais attention à toi.
⍋
Bien avant que leur soirée ne se termine, Hedda est déjà dans les parages. Invisible aux yeux de tous, elle a repoussé un pot de fleurs qui menaçait de se jeter sur le groupe d'amis, elle les a fait contourner une plaque de verglas dangereuse mais également fait éviter la chute d'un arbre menaçant. Le Conseil a l'air de jouer à la bataille navale, mais pour ce soir, tous leurs coups sont tombés à l'eau.
Hedda peut enfin expirer lorsqu'elle les voit entrer dans leur résidence étudiante, à une heure avancée de la matinée. Avant de rejoindre Drina dans sa chambre, la brune prend le temps d'établir des barrières pour la protéger de toutes les autres attaques venues de l'Autre Côté. Elle délimite une limite devant la porte d'entrée par une ligne de sel, que personne ne percevra sauf s'il fait partie du Monde des Morts. Hedda y glisse et y chuchote des incantations pour renforcer la digue, et ne laisser personne de mal intentionné mais surtout de non-vivant, pénétrer les lieux.
─ Une borne blanche, vraiment ? C'est tout ce que t'as trouvé ?
─ Tout le monde n'utilise pas les mêmes extrêmes que toi pour obtenir ce qu'il veut.
Une voix masculine et moqueuse qui monte dans le couloir feutré de moquette usée. Sans s'interrompre, Hedda continue son rituel, parce qu'elle sait très bien à qui elle a affaire. Une épaule posée contre le mur, pour s'y appuyer, Kåre croise les bras contre son buste, et la regarde faire, sans en perdre une miette.
─ Ta petite âme ne va pas faire long feu avec si peu de défense.
Hedda se redresse, et porte un petit sourire aux lèvres, quand elle relève les yeux sur lui, elle a une mine de provocation.
─ Au moins, elle ne te croiseras pas, Mahr.
Celui-ci avoue sa défaite, et lève les mains en l'air, en signe de reddition. Cela faisait un moment que, sans compter le Conseil, Hedda n'avait plus vu d'êtres fantastiques. Celui qui prend les traits de Kåre en est un, capable de se métamorphoser à volonté. Mais s'il est là depuis aussi longtemps, il semblerait qu'il ait trouvé une place juteuse.
Plutôt que de bercer Drina jusque dans ses songes, les deux membres du Monde Extérieur profitent de la présence de l'autre. Assis sur le toit, ils veillent, et regardent le soleil se lever plus pleinement.
─ C'est rare que tu restes autant dans le même coin. Je t'ai connue plus expéditive.
─ C'est différent, c'est ma dernière.
La bouche de Kåre s'arrondit en un large "O" de stupéfaction, avant qu'il ne mime des applaudissements des deux mains.
─ Je suppose que le Conseil n'était pas d'accord.
─ Ils pensaient me garder un peu plus. J'ai comme qui dirait 'rompu mon contrat'.
Hedda mime des guillemets des doigts et Kåre se remet à rire, amusé, tandis que leurs deux paires de jambes se balancent tranquillement dans le vide. Puis il pousse un soupir, et s'appuie de ses deux bras pour admirer le ciel qui s'ouvre face à eux.
─ Et toi ? De qui tu t'occupes ?
─ La brune qui collait aux basques de ta chère mission.
Hedda fronce alors les sourcils, en se tournant vivement vers lui.
─ C'est toi qui a mis le bazar entre elles ?
─ Je t'ai rendu service, tu pourrais me remercier. Elles étaient pas vouées à rester ensemble de toute façon, grâce à toi.
Mahr appuie là où ça fait mal, et Hedda en prend pleinement conscience. Une réflexion qui s'accroche à de nombreuses autres. Est-ce que tout aurait été différent si elle ne s'était pas attachée à Drina ? Qu'aurait été sa vie, dans sa finalité, si le Conseil ne l'avait pas rappelée aussi tôt ? Etait-il bien judicieux de s'impliquer autant auprès d'elle ? Hedda se rassure en se répétant la deuxième partie du contrat qu'elle a passé avec le Conseil, mais elle ne peut, quand même, pas s'empêcher de douter.
Une réaction en transparence qui fait largement rire Mahr. Mais, étant donné qu'ils se connaissent depuis un petit moment, toujours en coups de vent, allés et venues ; il se sent de la rassurer.
─ Si ça n'avait pas été toi, ç'aurait été quelqu'un d'autre. Tu as tout fait dans les règles. Et puis, au final, tant mieux que tu te sois liée à elle. Tu comptais vraiment faire ce boulot ingrat pour l'éternité ?
Muette, Hedda secoue négativement la tête, en fixant ses mains, qu'elle triture, presque mal à l'aise. Mahr a raison. Elle a fait le bon choix et ne devrait plus le remettre en cause, désormais. Elles y sont bien trop plongées maintenant.
Hedda le remercie de façon chaleureuse en lui pressant l'épaule. La seconde d'après, elle s'est déjà volatilisée pour descendre d'un étage, et se retrouver dans la chambre de Drina.
Attendrie, elle découvre la jeune femme débraillée, et endormie. Hedda prend alors le temps, avec douceur, de lui retirer chaussures et jean. Elle remonte les couvertures sur elle, et la démaquille avec la plus grande prudence, pour ne pas la réveiller. Avant qu'elle ne se réveille pour de bon, dans l'après-midi, Hedda plante un long baiser contre son front.
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