Chapitre 15 - Procès

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Si Douglass Ross, policier fédéral assigné aux enquêtes criminelles, avait été affecté à la surveillance du tribunal public, ça n’était pas un hasard. C’était un sorcier blond, presque roux, proche de la quarantaine, de taille moyenne mais d’une belle carrure. D’habitude, sa hiérarchie préférait user ses capacités de déduction et son instinct sur les investigations les plus complexes. Aujourd’hui cependant il se tenait, debout, bien droit, à mi-chemin entre le siège où on viendrait bientôt faire asseoir l’accusé, et la longue table des jurés.

Être immobile et attendre n’était pas dans ses habitudes, mais il prenait son mal en patience et parcourait l’assemblée, éparpillée dans la grande salle d’audience, d’un œil critique. L’Once, selon toute vraisemblance, devait se cacher là, quelque part, et cette seule pensée lui tira un petit sourire. Sourire que lui rendit la jeune femme installée en face de lui, à l’opposé de la pièce. Elle avait cru qu’il lui était adressé, sans doute à cause des quelques mots qu’ils avaient échangés avant d’entrer.

Naola Dadga allait assurer le plaidoyer du prévenu, aussi Ross s’était-il arrangé pour discuter un peu avec elle. Elle lui avait paru tendue dans son uniforme d’employée fédérale. Elle prenait la situation de son compagnon et le poids qu’elle avait acceptés en se présentant pour le défendre avec un humour qu’elle utilisait pour conjurer son anxiété. Très souriante, très franche, elle lui avait demandé de lui souhaiter bonne chance, ce qu’il avait fait de bon cœur.

Il avait lu son dossier. Il savait que ce bout de femme aux allures timides avait la direction d’une école sportive fédérale dans laquelle plusieurs des petits bleus de son service avaient suivi une partie de leur cursus. Il savait que depuis la chute de Leuthar, elle travaillait également sur plusieurs commissions gouvernementales. Il savait, enfin, qu’elle était suspectée de recel d’antiquités, qu’elle avait une certaine connaissance pratique des marchés noirs de Stuttgart et qu’elle fréquentait la population vampire de la ville. Ironique que ce portrait fasse peser sur elle plus de suspicion quant à son appartenance à l’Ordre qu’il n’y en avait sur Mattéo Muspell.

Il lui faudrait plus que de la chance pour réussir à le sortir de là, songea le policier alors que les jurés entraient et s’installaient à leur place. Quatre hommes et femmes, dont trois en tenues fédérales. Ils restèrent debout jusqu’à ce que le juge, un grand sexagénaire aussi sec et cassant que du petit bois, vienne siéger devant l’assemblée. Tous, excepté Ross et ses collègues en service, s’assirent à sa suite. L’audience pouvait commencer.

Le prévenu fut amené, encadré par deux P.M.F. qui le conduisirent vers une simple chaise disposée à la vue de tous. Ross, à nouveau, observa. Il était là pour ça. Il savait peu de choses de Mattéo Muspell. Sa mère avait été assassinée par un humain, son frère était mort dans des circonstances douteuses quelques années après… puis on perdait sa piste jusqu’à son inscription au centre sportif fédéral. Aujourd’hui, il était Coureur à Quatre dans l’équipe de Stuttgart, mais malgré d’excellentes performances, il ne faisait pas partie des athlètes populaires. Trop discret, trop renfermé sur lui même.

La prison avait laissé des traces impressionnantes sur sa carrure travaillée. Les P.M.F. s’étaient arrangés pour repousser la date du procès dans l’espoir qu’on tenterait de le faire évader. Dix jours sans magie, c’était une épreuve difficile et chez ce sorcier, elle avait été particulièrement marquante. Son teint cireux, ses cernes et son visage beaucoup trop anguleux pour sa physionomie… Il avait 24 ans, mais à ce moment-là, il en paraissait à peine vingt. Un gamin.

On le fit asseoir et, par un charme automatique, le lien des menottes qu’il portait depuis son interpellation se scinda. Les bracelets s’arrimèrent aux accoudoirs du siège, comme c’était l’usage, et se multiplièrent autour de son bras. Mais le sort ne s’arrêta pas là. Il enserra une partie de son buste de bandes bleues, lumineuses et ondulantes. Ainsi plaqué contre le dossier, il ne pouvait plus bouger le haut du corps. L’enchantement était conçu pour lui permettre de respirer et parler normalement. La camisole magique termina son installation en immobilisant ses deux jambes à mi-mollet. Et, enfin, des liens, fait de la même matière que ceux qui avaient restreint Mattéo ces dix derniers jours, repassèrent sur les traits tirés par le maléfice.

Le jeune homme ne broncha pas. Il avait gardé la tête relevée, les épaules droites et le regard levé, franc, déterminé. Une expression qui contrastait avec son état physique et sa présente situation.

Ross, comme son rôle le voulait, vint vérifier la solidité de l’ensemble, sourcils froncés. Le dispositif était réglé pour réagir au mage qui s’installait dessus. Plus il était puissant, plus il était dangereux et plus il était immobilisé. Cette démonstration de force n’était pas rare, surtout avec les nombreuses arrestations de Vestes Grises qui s’étaient déroulées récemment. Mais ce niveau de sécurité ne s’activait jamais pour un sorcier aussi jeune. Rien d’étonnant, sourit Ross pour lui même, s’il côtoyait l’Once, comme on le soupçonnait.

« Monsieur Mattéo Édouard Dimittri Muspell, vous comparaissez aujourd’hui devant le tribunal pour pratique de la magie occulte pour le compte de l’Ordre, allégeance à l’Ordre, meurtre de sorcier et de meurtre d’humains, énonça le magistrat d’une voix très distinct. J’aurai pour tache de vous juger. Je serai assisté par l’assemblée des jurés composée de Monsieur Lehmann, ministre de la Recherche, Officier Harper, Officier Brigadier de Stuttgart… »

Ross laissa les noms s’égrener distraitement. Les jurés étaient désignés de façon arbitraire par le gouvernement et l’armée fédérale. Une à deux places étaient attribuées à chacun des organismes en fonction de la nature de l’affaire. Il y avait cette fois-ci derrière la table deux employés fédéraux et un militaire. La quatrième et dernière personne était tirée au sort dans la population majeure de la ville, ou de la Fédération, selon l’ampleur du cas. Avec la mort de Leuthar, on avait centralisé tous les procès de l’Ordre à la Cour de la Capitale, qui se montrait sans pitié avec les Vestes Grises. Il était peu probable que l’Once soit cachée parmi ces quatre jurés. Pourtant cette place stratégique lui aurait permis d’influencer le déroulé de l’audience. Le policier s’attarda sur Nataelle Ergheline, la seule à ne pas avoir été choisie par la Fédération et par conséquent la plus suspecte des quatre. C’était une vieille femme, petite et tassée sur elle même. Elle semblait un peu perdue, engoncée dans un costume trop habillé. Elle ne collait pas du tout avec l’idée que Ross se faisait d’une criminelle recherchée, mais après tout, le Chat était un maître du camouflage…

En face de lui, la défense se leva. Le juge venait de l’inviter à se présenter.

« Naola Dagda, employée fédérale à la direction de l’établissement de formation sportive K3760. Actuellement missionnée sur la commission de restructuration 52 pour le compte du gouvernement. J’assurerai la défense de monsieur Muspell.

— Merci, répondit le magistrat avec un sourire sec. Monsieur Muspell, reprit-il en portant son attention sur l’interpellé, l’article 1984 du Code Sorcier nous autorise, en cas de jugement sur une affaire criminelle, à requérir l’usage d’un sérum de vérité lors des audiences. Cette requête a été formulée par Mme Elfric, ci-présente dans le jury. Je vous invite à la coopération. Je n’ai pas envie de vous contraindre par la force. »

Amalia Elfric était une habituée des procès de Vestes Grises. Quel que soit l’âge, quel que soit le crime, elle se montrait sans pitié envers les sorciers de l’Ordre. Cette mesure, elle la requérait à chaque fois que possible. Cette fois, cependant, cela faisait partie de l’opération. Ross sourit à demi. Cette femme, plus ou moins affiliée au ministère de la Recherche, était en grande partie à l’initiative du piège. Elle chassait l’Once depuis des années.

Personne ne fut étonné de voir un médic’ s’avancer et déposer un verre empli d’un liquide laiteux sur le petit support qui était apparu à côté de Muspell. Ce qui lui entravait le bras droit se désolidarisa du siège pour lui permettre de saisir le gobelet. Il s’exécuta dans un cliquetis de métal. Desserrer les dents pour avaler la mixture lui coûta et il échangea un regard anxieux avec sa compagne. Elle tenta de le rassurer d’un signe de tête trop raide pour être détendue. Dans la seconde qui suivit, il fut à nouveau complètement immobilisé. Le juge eut un petit hochement pour le remercier, puis reprit :

« Nous allons commencer par énoncer les actes dont vous êtes accusé et vous plaiderez coupable ou non coupable. Vous ne devrez en aucun cas apporter des informations supplémentaires pour l’instant. Est-ce bien clair ?

— Je ne suis pas encore privé de mes capacités mentales. Je vous comprends très bien… Votre honneur », répondit l’homme d’une voix claire dont il maitrisait très bien l’ironie.

Encore une fois, Ross fut saisi par l’écart entre le ton qu’il employait et son état physique.

Le juge ne sembla pas se vexer et poursuivit :

« Très bien. Sachez que sous sérum, vos déclarations ont valeur de vérités et qu’elles feront office de preuve pour valider ou invalider les charges que je vais maintenant énoncer. Vous êtes accusé d’avoir soutenu les actions de Leuthar

— Je plaide non coupable. Je n’ai jamais soutenu les actions de Leuthar.

— Vous êtes accusé de faire partie intégrante de l’organisation criminelle connue sous le nom de l’Ordre

— Je plaide non coupable ! », gronda Muspell sur un ton qui s’éleva.

Les sorts qui le retenaient scintillèrent au mouvement de colère qu’il amorça et ponctua d’un “Tss” rageur.

« Je ne fais pas partie de l’Ordre.

— Vous êtes accusé d’avoir tué un couple d’humains, Liliane et Bertrand Delac. »

Cette fois-ci, le jeune homme ne répondit pas immédiatement. Son visage perdit en couleur et resta figé quelques secondes avant de jeter un bref coup d’oeil vers sa compagne. Elle ne le regardait pas directement, debout, les bras croisés et son attention reportée sur le dallage, comme si elle se concentrait pour pouvoir assurer la suite.

« Monsieur Muspell, dois-je répéter le chef d’accusation ? claqua le magistrat avec un petit raclement de gorge.

— Je plaide non coupable, articula l’intéressé, avec difficulté, je n’ai pas tué ces humains.

— Merci. Vous êtes accusé du meurtre du Sorcier Peter Westlack.

— Je reconnais avoir tué cet homme », souffla Muspell, la tête haute, très distinctement. La déclaration provoqua un léger murmure dans l’assemblée et les jurés se dévisagèrent. Mme Ergheline soupira, visiblement peu enchantée par l’idée de condamner un si jeune homme à la prison à vie. Mais le sérum de vérité était imparable et chacune des affirmations du prévenu, chaque prise de parole, en fait, avait été noté par un sortilège de transcription. Il n’y avait aucun doute quant à ses dires, ils avaient bien affaire à un meurtrier. Le juge se redressa. Il devait s’imaginer son travail presque achevé, pourtant Ross savait que les fédéraux ne lâcheraient pas si facilement son accusé. Ils étaient là pour l’Once.

« La parole est laissée à la défense, dit le magistrat en tournant la tête vers Dadga. Souhaitez-vous corriger ces informations ?

— Elles sont exactes, articula-t-elle, clairement. J’aurais néanmoins des précisions à apporter sur les circonstances de la mort du sorcier Westlack.

— Le jury a-t-il quelque chose à ajouter avant de laisser poursuivre Mlle Dadga ?

— Votre honneur, je m’interroge sur la pertinence de la présence de Naola pour assurer la défense de monsieur Muspell », attaqua directement Stephen Harper, le brigadier.

La quarantaine, grand et bien taillé, il portait son uniforme militaire sur lequel il arborait un certain nombre de décorations. S’il se permettait d’appeler la fille par son prénom, c’est qu’il avait déjà travaillé avec elle sur une précédente commission. Leur coopération avait été houleuse. Il enchaina sans laisser quiconque lui prendre la parole.

« Mademoiselle, pourquoi ne pas avoir précisé vos liens avec le prévenu ? Il est de notoriété publique que vous entretenez une relation suivie avec lui. Soyons sérieux, présenter une défense requière un minimum d’objectivité !

— Vous êtes en droit de vous interroger sur mon objectivité », répondit la jeune femme, sans paraitre très touchée par l’attaque.

Elle eut un mouvement d’épaule désinvolte, comme pour chasser la remarque. Elle reprit, avec un sourire très poli :

« Je vous suis reconnaissante de vous inquiéter de la qualité de ma défense, néanmoins ce ne sont pas des sentiments que je vous présenterai, mais des faits. Ils parleront d’eux même.

— Savoir que votre compagnon a tué quelqu’un n’a pas l’air de vous ébranler, constata la jurée Ergheline, tout à fait outrée.

— Non, en effet, madame…

— Étiez-vous au courant de ce fait avant son arrestation ? reprit Harper avec un petit sourire

— Est-ce à moi que l’on fait un procès ? répliqua la femme, glaciale.

— Répondez à la question de l’officier Harper, trancha le juge alors qu’ils s’étaient tournés vers lui pour avoir son arbitrage.

— Oui. J’étais au courant, lâcha donc Naola, sans ciller. Peut-on revenir au sujet qui nous intéresse, à présent ?

— Vous saviez et vous ne l’avez pas dénoncé ! » s’alarma Ergheline dans un petit piaillement aigu.

Ross observa la jeune femme froncer le nez, un peu comme si elle était agacée par le manque de finesse de son interlocutrice. Harper, visiblement satisfait du tour que prenait l’audience en profita pour récupérer la parole.

« Je lis dans le rapport d’arrestation que monsieur Muspell a proféré des propos menaçant à l’encontre des policiers venus l’arrêter…

— … avant de se laisser maitriser sans histoire… coupa Naola en croisant les bras.

— C’est vrai, admit l’homme, mais je me permets d’insister sur ce point… votre compagnon a soutenu pouvoir vérifier sa capacité à tuer le policier qui l’interpellait, alors même qu’il était assisté de quatre autres hommes. N’est-ce pas un peu prétentieux, monsieur Muspell ?

— Non, répondit le sorcier, à contrecœur.

— Vous prétendez pouvoir tuer cinq policiers fédéraux entrainés et formés à ce genre de situation ? » intervint Albert Lehmann qui prit la parole pour la première fois.

Il paraissait plus intéressé que choqué par cette possibilité. Mattéo le regarda quelques secondes avant de concéder, avec un mouvement des épaules stoppé par le dispositif qui l’immobilisait :

« Je ne le prétends pas. J’ai la capacité de le faire.

— Et, avant qu’on me pose la question, intervint Naola, très froide oui, je suis également au courant de ça.

— Qu’est-ce qui peut bien justifier une telle capacité à votre âge ? interrogea Amalia Elfric qui rejoignit l’échange avec une expression très ironique.

— Qu’y a-t-il de mal à vouloir être en capacité de se défendre ? biaisa Mattéo

— Vous semblez plutôt être en capacité d’attaque, remarqua la femme avec sècheresse.

— Je vais vous répondre. On a appris à ne pas compter ni sur la justice ni sur le soutien des fédéraux », coupa Naola en venant se placer entre la fédérale et le sorcier.

Elle avait l’air en colère et serrait les dents.

« J’ai vingt-six ans. Je suis née alors que vous, jeunes adultes, vous laissiez Leuthar prendre doucement l’ascendance sur la Fédération. Je n’ai jamais connu que ça, l’Ordre au pouvoir, et personne, personne pour me donner l’espoir que ça change. À quinze ans, j’ai vu un homme, un fugitif, se faire abattre dans ma propre maison par des Vestes Grises. Mattéo… »

Elle se tourna légèrement vers lui et le désigna d’un geste vague.

« Mattéo a vu son frère se faire tuer sous ses yeux dans des conditions similaires. Je vous mets au défi de trouver quelqu’un de mon âge qui n’ait pas une histoire de ce genre à raconter ! Vous croyez vraiment qu’on vous a attendu pour apprendre à se défendre ? »

La jeune femme s’interrompit une seconde. L’assemblée entière faisait silence. Elle avait toute leur attention, elle en était consciente et elle ménageait son effet. Ross regretta de l’avoir classée dans la catégorie timide tant il était évident qu’elle maitrisait l’exercice. Elle reprit d’une voix plus basse, bien plus calme :

« Il y a quelques mois à peine, Leuthar pouvait se servir de cette salle d’audience pour faire juger ceux qui s’opposaient à lui. Ne nous reprochez pas d’avoir grandi dans ce monde-là. Maintenant… »

Elle esquissa un très fin sourire, presque une excuse, avant de demander :

« Peut-on revenir à l’homme qu’a tué Mattéo ? Votre honneur, j’ai des précisions à apporter sur les circonstances de la mort du sorcier Westlack. Puis-je présenter la défense ? » Le juge, bouche bée, se secoua et se redressa avant de lui adresser un signe de tête pour l’inviter à poursuivre. Naola, satisfaite, tourna les talons et se pencha pour attraper quelque chose, dans la sacoche qu’elle avait apportée avec elle. Elle reprit en faisant face au jury :

« Mattéo a tué cet homme, mais permettez-moi de placer le contexte. C’était il y a cinq ans, avant que je le rencontre. Il courrait pour s’entrainer en vue des épreuves d’admission dans l’établissement que je dirige. Il est passé près d’une maison et a entendu des cris. Il s’est approché pour voir ce qu’il se passait et a découvert Westlack, concentrateur armé, qui torturait les deux humains, Liliane et Bertrand Delac. Il a voulu se porter à leur secours et a engagé le combat avec Westlack. Il l’a tué, mais il était trop tard pour les deux autres. L’acte de Mattéo était au pire de la légitime défense, au mieux, une action héroïque.

— Avez-vous des preuves pour étayer ce que vous avancez ? », demanda Elfric, sèchement.

Durant toute la tirade de la jeune femme, elle s’était focalisée sur le prévenu qu’elle scrutait comme s’il avait pu lui donner le nom de l’Once par son simple contact visuel. Naola hocha la tête, très grave, et déposa une pile de feuilles, sur la table des jurés.

« Voici une série de documents qui recoupent la théorie selon laquelle Westlack était une Veste Grise.

— Cela ne prouve rien, claqua la fédérale avec un petit souffle agacé. Ni la légitime défense ni le soi-disant héroïsme de votre compagnon. »

Pour la première fois depuis le début de sa prise de parole, la jeune femme parut déstabilisée. Elle lança un regard sombre à la fédérale qui n’avait même pas daigné jeter un œil sur ce qu’elle leur apportait. Elfric lui répondit d’un petit sourire suffisant. Ross vit clairement la sorcière hésiter, puis, à contrecœur, elle fit venir son sac à elle et en sortit un cadre mnémotique qu’elle fit claquer devant Elfric. Ross s’amusa discrètement. C’était ce qu’ils cherchaient. Pour eux, Muspell avait tué Westlack, une Veste Grise, lors d’une rafle de l’Once contre l’Ordre. Ils misaient sur le fait que le souvenir authentique du garçon contiendrait des indices sur l’identité du Chat, si ce n’est le Chat lui-même.

« Je vis avec Mattéo, j’ai accès à ses affaires. Voici un cadre mnémotique avec ce souvenir précis. Constatez par vous même », cracha-t-elle d’une voix sourde à l’adresse de son interlocutrice.

Derrière elle, Muspell s’agita, il tira sur ses liens et gronda avec une colère à la limite de le faire trembler.

« Tu n’avais pas le droit ! Vous n’avez pas le droit ! J’ai pris votre putain de sérum ! Vous n’avez pas le droit de visionner mes souvenirs !

— C’est la seule preuve de ce que j’avance, Mattéo ! » s’exclama sa compagne en se retournant vers lui, livide.

Ils s’observèrent quelques secondes en silence. L’assemblée retenait son souffle, captivée par le regard qu’ils échangèrent. Finalement, le jeune homme baissa la tête et articula :

« J’accepte si une personne… une personne seulement… visionne le cadre.

— La parole de l’un des jurés devrait suffire à garantir la véracité du témoignage, enchaina immédiatement Naola, très tendue, en s’adressant au juge.

— Accordé, répondit le magistrat après quelques instants de réflexion. Quelqu’un a-t-il autre chose à ajouter ?

— Pourquoi ne confirme-t-il pas simplement que la version de sa compagne est juste ? », demanda Lehmann en prenant la parole pour la première fois.

Lui aussi connaissait Naola et il était mal de la voir dans cette situation. Mattéo parut légèrement perdu, il garda le silence en fixant sa compagne, puis il détourna les yeux pour constater :

« Je ne peux pas vous assurer que j’ai fait ça par légitime défense ou héroïsme.

— Pourquoi avez-vous tué cet homme ? » demanda Elfric avec une expression légèrement triomphante.

Si l’Once le lui avait ordonné, ils auraient la preuve que ce garçon était bien son élève.

« Parce qu’il torturait gratuitement des humains, biaisa le jeune homme.

— Vous a-t-on donné l’ordre de l’exécuter ? insista la fédérale.

— Non ! répondit-il en écarquillant les yeux, surpris par la question.

— Alors pourquoi ? ! », s’exclama Ergheline d’une voix aiguë.

L’inconvénient de prendre un juré au hasard dans la population c’était le risque qu’il supporte très mal la pression.

« Parce que c’était une Veste Grise ! répondit Muspell en haussant la voix. Ça ne vous suffit pas ? ! »

La salle réagit à ce cri dans un grand tumulte désordonné. Tout le monde commentait la déclaration du garçon, si bien que peu entendirent Harper s’insurger :

« Vous avez tué un homme ! Vous n’êtes pas P.M.F. ! Veste Grise ou pas, rien ne vous permet de tuer quelqu’un ! »

Le juge ramena le silence à grands coups secs sur son pupitre :

« Silence ! Silence, ou je suspends l’audience ! menaça-t-il alors que tous se calmaient. Madame Elfric, en qualité d’experte, je vous invite à prendre connaissance du cadre mnémotique. S’il se trouve que monsieur Muspell a effectivement tenté de porter secours à ces humains, nous ne pouvons pas considérer son acte comme un simple assassinat. »

La fédérale hocha la tête et activa l’artefact. Elle visionna le souvenir, en dehors de leur temps, et l’instant suivant sa prise en main de l’objet, elle le reposa avec un soupir déçu. Elle le fit glisser vers Naola, dépitée, puis se leva pour relater son expérience :

« Ce souvenir ne semble pas falsifié. On y voit Muspell tuer Peter Westlack. Cela semble avoir été une tentative de sauvetage. On le voit arriver au pas de course dans un endroit désert où il n’y a qu’une maison. En passant, il aperçoit deux personnes se faire torturer. Il entre précipitamment dans la maison et voit un homme avec qui il se bat. Il le tue d’un sortilège mortel très précis… Votre honneur suis-je la seule à trouver étrange que mademoiselle Dagda soit justement en possession d’un cadre mnémotique contenant précisément ce souvenir ? » demanda-t-elle avec une sècheresse teintée de colère.

Ross retint un soupir. Si Elfric réagissait ainsi c’est que rien dans le segment de mémoire ne donnait la moindre indication sur l’Once. Et du fait, la fédérale reprit aussitôt, à l’adresse du prévenu qu’elle questionna avec une agressivité grandissante.

« Et ça vous arrive souvent de partager des souvenirs de meurtre avec votre compagne, monsieur Muspell ? reprit Elfric en tapotant le plat de la table du bout des doigts.

— Quand ça a commencé à devenir sérieux entre nous, répondit Naola à la place du jeune homme. Il m’a dit ne pas voir comment construire quelque chose ensemble si j’ignorais ça de lui. Maintenant, en quoi cela…

— Vous être très sympathique mademoiselle Dagda, mais c’est à monsieur Muspell que je me suis adressée. Laissez le répondre », coupa Elfric avec une sècheresse glaciale.

La jeune femme referma la bouche avec un regard d’encre. Elle n’avait pas l’habitude qu’on la remette ainsi à sa place. Elle lâcha un “Tss” avant de s’écarter pour laisser la parole à Mattéo.

« Elle dit vrai. Je n’envisageais d’aller plus loin dans notre relation sans lui partager ce souvenir… répondit-il à mi-voix, sans regarder ni la jeune femme ni son interlocutrice, gêné.

— Ce souvenir de meurtre ?

— Oui.

— Elle vous a vu tuer Westlack ?

— Aussi bien que vous, je présume, oui ! » répondit-il en haussant la voix.

Il avait redressé la tête vers la fédérale et serrait les dents. Autour d’eux, on commençait à trouver l’agressivité d’Amalia Elfric excessive et son insistance légèrement déplacée. Ergheline se risqua même à poser sa main sur son bras, pour essayer de la modérer, la femme la repoussa sans violence, mais sans non plus lui accorder la moindre attention.

« Westlack était un cas isolé ?

— Oui !

— Vous n’aviez pas planifié de le tuer lorsque vous êtes arrivés sur les lieux ?

— Non !

— Peut-être pourrions-nous… », tenta le juge, mais Amalia le coupa en se levant d’un coup.

Penchée vers le sorcier elle abattit sa dernière carte, en désespoir de cause :

« Qui est l’Once ? ! Est-il présent dans cette assemblée ? !

— Je n’ai pas à répondre à cette question, souffla Mattéo, livide.

— Vous êtes sous le coup d’une enquête pour homicide volontaire, nous sommes en droit de vous interroger sur vos motivations et vous êtes en devoir de nous répondre. Alors, répondez ! répliqua la fédérale en haussant le ton.

— Madame Elfric, avec tout le respect que je vous dois, vous outrepassez les limites ! » intervint Naola d’une voix forte.

Elle s’interposa directement entre la femme et son compagnon, ce qui à l’expression terrible qu’abordait la fédérale relevait d’un certain courage. Elles se dévisagèrent quelques secondes jusqu’à ce que Dagda reprenne, d’un ton presque assuré.

« L’article 1984 du Code Sorcier ne vous autorise à interroger un prévenu que dans le cadre strict des chefs d’accusation qui pèsent sur lui. Mattéo comparait pour avoir été suspecté d’appartenir à l’Ordre. Qu’est-ce que l’Once vient faire là dedans ?

— Rien, admit finalement la fédérale avec un geste agacé. J’ai terminé, votre honneur », conclut-elle en se rasseyant vivement, sans quitter la jeune femme du regard.

Le reste de l’audience se passa sans esclandre. Il ne fallut qu’une dizaine de minutes pour délibérer. Ross eut tout juste le loisir de se dégourdir les jambes. Il échangea quelques banalités avec un collègue et fit parvenir une note à son supérieur pour signifier qu’il n’y aurait plus rien à tirer du procès et que l’opération avait échoué.

Très vite, ensuite, le jugement tomba. Muspell était acquitté, mais il devrait se présenter au centre fédéral dans les dix jours. Il était plus que temps que ses talents cachés commencent à servir la Fédération. Amalia Elfric avait trouvé le moyen de garder un œil sur lui. On le libéra de sa chaise et un médic’ vint le chercher pour l’examiner. Avec un sourire, le médecin assura à sa compagne qu’il lui serait rendu dans une heure au plus tard. Ross entendit la jeune femme, radieuse de soulagement, dire qu’elle l’attendrait à l’entrée.

Amalia Elfric sortit de la Cour passablement énervée. Le pauvre Lehmann qui la suivait faisait comme il pouvait pour supporter les foudres de la fédérale. Elle passa devant Ross qu’elle salua d’un signe de tête et d’un « Bonjour Douglass » très agréable en comparaison au ton qu’elle employait avec son subalterne, mais elle ne s’arrêta pas à son niveau. Elle marcha jusqu’à Naola qui attendait un peu plus loin.

« Bravo pour la défense, commença-t-elle en faisant signe à Lehmann de continuer sans elle.

— Merci, répondit sobrement la jeune femme, adossée contre le mur.

— Votre ami connaît l’Once. Quoi qu’il vous ait dit, c’est pour l’instant un criminel recherché par la Fédération, votre employeur. Je ne sais pas à quoi vous jouez…

— Je ne vois pas de quoi vous parlez, rétorqua Naola en croisant les bras. Elle poursuivit avec aplomb : c’est vous qui avez retardé l’audience n’est-ce pas ? Vous avez gâché dix jours de sa vie en prison pour vérifier une théorie qui ne s’appuie de toute évidence sur aucune preuve.

— De ce que je sais, vous êtes bien placée pour connaître ces preuves…, répliqua Amalia sans prendre la peine de baisser la voix.

— Il faut croire que vous n’êtes pas si bien renseignée que ce que l’on dit…

— Et il faut croire que vous vous pensez plus à l’abri que vous ne l’êtes. »

Elle prit le temps de remettre une mèche derrière son oreille pendant que quelqu’un passait trop proche d’elles. Elle reprit sur un ton proche de la menace

« Et j’aimerais que l’on me donne une seule bonne raison de ne pas demander une mise en examen pour votre potentielle appartenance à l’Ordre.

— Faites-vous plaisir. Ça sera amusant de vous voir perdre la face une deuxième fois… » répliqua Dadga avec un haussement d’épaules.

La femme partit d’un rire froid.

« Je n’appelle pas ça perdre. Lehmann ne pourra pas résister à lui proposer un poste. Ce sera un vrai plaisir d’avoir Muspell sous mes ordres, mademoiselle Dagda… »

La fille lui lança un regard noir accompagné d’un froncement de nez agacé. Elle décroisa les mains et les fit glisser dans les poches de sa veste. Elle se retint visiblement de répondre et finit par lâcher, tout aussi froide que son interlocutrice :

« Si vous en avez terminé avec vos menaces, je ne vous retiens pas plus longtemps. Je suis certaine que vous êtes une femme très occupée.

— Une très bonne fin de journée, mademoiselle Dagda. Et bon rétablissement à votre compagnon. Sauter… »

Elle jeta un coup d’œil, critique, à la feuille qu’elle avait gardé entre les doigts durant l’échange.

« … trois repas sur quatre, ce n’était pas une bonne idée de sa part… »

Son ton était redevenu très cordial et elle s’éloigna sans rien ajouter. Ross s’était figé et avait assisté à la scène sans réussir à s’en détacher. Il vit la jeune femme attendre qu’Elfric ait disparu au coin du couloir pour sortir les mains de ses poches et porter ses doigts jusqu’à son front. À bien y regarder, elle était livide et elle tremblait légèrement.

« Est-ce que ça va ? » demanda-t-il en s’approchant.

La fille sursauta, se redressa et reprit contenance avant de répondre d’une voix mal assurée :

« Oui. Oui, ça va. C’est juste cette femme. Effrayante. »

Ross eut un rire franc qu’il voulut rassurant. Il n’allait pas la contredire.

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