Chapitre 14 - Prise de confiance

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Naola apparut au milieu de la salle à manger du manoir, fit un pas pour rejoindre la table, s’appuya d’une main dessus et de l’autre frappa un grand coup sur le bois. Elle lâcha un cri, tremblante de rage. Elle n’arrivait pas à se calmer, elle n’arrivait pas à y croire. Elle venait de laisser Mattéo se faire arrêter, sous ses yeux. Elle frappa encore plusieurs fois la table, jusqu’à en avoir le bras engourdi.

Elle finit par glisser sur une chaise, posa son front contre le plateau. Ses mains, crispées, agrippèrent le rebord du meuble. Se calmer et réfléchir. Mattéo n’avait jamais fait partie de l’Ordre, il ne pouvait pas être condamné pour ça.

Elle se releva brutalement, sans prêter attention au bruit que fit sa chaise en tombant sur le sol.

« Xâvier ! cria-t-elle dans les couloirs vides. Xâvier ! »

Elle insulta de tous les noms ce dilettant qui séchait le travail quand bon lui semblait, mais trouvait le moyen de ne pas être là quand elle avait besoin de lui.

« Xâvier ! !

— Il n’est pas ici, Mademoiselle, mais je peux le contacter. »

Elle sursauta. Ses pas, vifs, l’avaient amenée jusqu’à la bibliothèque, et Honkey, alerté par ses cris, se tenait en face d’elle. Enfin, pas exactement en face, il ne la regardait jamais directement.

« Dis-lui qu’il se ramène tout de suite ici. Mattéo a des problèmes.

— Tout de suite Mademoiselle. »

Il fallut cinq minutes au sorcier pour arriver. Il passa la main dans ses cheveux en entrant dans la bibliothèque.

« Nao ? Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda-t-il, inquiet.

— Mattéo a été arrêté. Est-ce que tu peux joindre Alix ? »

Le jeune blond fronça les sourcils. Ce qui donnait toujours un effet assez étrange, avec son cache-oeil.

« Qu’est-ce que cet abruti a encore fait ? Il ne s’est tout de même pas battu en public ? » lâcha-t-il, un peu énervé.

Si lui s’était déjà retrouvé au poste, une ou deux fois, cela n’était jamais arrivé à Mattéo.

Il attrapa quelque chose dans son cou, laissa deux secondes s’écouler, puis soupira.

« Elle arrive. D’ici dix minutes. Elle ne peut pas faire plus vi… Ha. Non. Elle arrive. »

La sorcière activa en effet un transfert, directement devant eux deux. Elle portait encore son uniforme fédéral, mais il aurait été impossible de deviner son rang. Dès que l’on posait le regard sur les insignes, on pensait à autre chose, sans parvenir à se concentrer sur le grade qui y était noté.

« Arrêté ? demanda-t-elle, comme si elle avait fait partie de la conversation depuis le début.

— Cinq P.M.F., à l’instant. On prenait un verre en terrasse », précisa Naola en détournant les yeux.

La sensation provoquée par le vêtement, une fois qu’on l’avait remarquée, était désagréable.

« Il est accusé d’appartenir à l’Ordre et de meurtre de sorcier et d’humains.

— De quel meurtre est-il accusé ? demanda immédiatement Alix. Tu me laisserais regarder le souvenir ?

— Hors de question ! » fit Naola en reculant d’un pas.

Elle croisa les bras et avala sa salive pendant que le Maître levait les yeux au ciel, agacée. Il était hors de question que cette femme s’amuse à consulter sa mémoire in situ et les transposer sur support mnémotique prendrait du temps.

« Accusé d’avoir pratiqué certaines formes de magie occulte sous les ordres de Leuthar, de meurtre de sorciers et de meurtre d’humain, répéta-t-elle, mot pour mot, sur la défensive. Qu’est ce que tu veux savoir de plus ? !

— Si les accusations de meurtres peuvent reposer sur de vrais faits. »

Le Maître alla s’asseoir à la table de travail et sortit un carnet, sans lui répondre. Elle voulait simplement savoir si Naola connaissait les noms des supposées victimes de Mattéo. Un stylo prenait déjà des notes quand elle y posa les yeux, sans y prêter attention.

« Bon. Je n’ai pas de marge de manoeuvre : il n’y a pas de raison que je m’occupe ainsi d’un gosse accusé d’être de l’Ordre. La première chose dont on a besoin, c’est de temps. Il va falloir utiliser tes contacts, au gouvernement ou ailleurs. Cela te semble possible ? En ce moment, les procès se tiennent dans les trois jours qui suivent l’arrestation. Nous avons besoin de plus de temps. Et il faut obtenir l’acte d’accusation, rapidement. Ce sera essentiel pour établir la ligne de conduite de la défense que présentera Xâvier. »

Plusieurs noms s’étaient déjà inscrits sur les feuilles de papier lignées. Elle en barra deux en reprenant le stylo. Puis releva les yeux vers Naola et répéta :

« Cela te semble possible ? Même si cela implique qu’il reste plus longtemps en prison ? »

Naola avait la mine sombre. En appelant le maître de Mattéo, elle avait espéré qu’il ferait jouer son influence pour le sortir de là. À la place, elle lui disait qu’elle ne pouvait rien faire. Elle finit par répondre, la voix blanche :

« Il sera privé de magie… »

Elle se passa la main sur le front et plissa les yeux, puis elle enchaina :

« Oui, ça me semble possible. Je vois déjà sur quelles ficelles tirer. J’ai du réseau en dehors des fédéraux. Mais il y a le problème du juge.

— Oui, répondit distraitement Alix. Il faudrait les noms des jurés et mettre un juge favorable à la tête du procès. Il s’est battu, je suppose… Combien a-t-il fait de blessés ? »

Le stylo s’était arrêté et attendait l’information.

« Il ne s’est pas battu. Je me suis interposée. »

Et cette fois, Alix s’arrêta. Elle reprit son stylo à la main et releva les yeux vers Naola, intriguée.

« Il ne s’est pas battu ? Il est resté calme ?

— Je ne dirais pas ça, non. Il était furieux, j’ai cru qu’il allait lui sauter à la gorge. Mais on était dans un lieu public alors je l’ai arrêté. Ça n’aurait pas été défendable, s’il s’était battu. Déjà que là ça va être un peu compliqué… Il a demandé à ce que je récupère ses concentrateurs. »

Maître Alix l’observa encore une ou deux secondes, puis elle coupa la feuille en deux. Elle en tendit une partie à Naola. Il y avait trois noms écrits dessus.

« Ce sont les contacts que tu trouveras au gouvernement. Mais tes propres connaissances ce sera très bien aussi. Je m’occupe du juge, tu t’occupes des jurés. Xâvier… Reste accessible et fais-toi faire un arrêt de travail. »

Elle leva et fit disparaître l’autre morceau de papier en jetant un dernier coup d’oeil à Naola.

« Tu nous le fais grandir, le Matti… C’est une bonne chose.

— Grandir ? » répéta la jeune femme en lisant rapidement les noms.

Elle releva la tête vers le Maître, toujours en uniforme fédéral, et demanda après une seconde d’hésitation :

« On parle bien d’essayer de corrompre les jurés, nous sommes d’accord ?

— Oui. Tu en seras capable ?

— Aucun problème », répondit Naola avec un sourire en coin.

À son retour d’Ephénie, elle avait écoulé un stock important d’antiquités très diverses. Sa clientèle, de très riches collectionneurs, lui avait ouvert certaines portes et de fil en aiguille, elle se retrouvait au poste qu’elle occupait aujourd’hui dans la fédération. De sorcier fortuné à homme influant dans la politique fédérale, il y avait moins d’un pas.

« Bien. Je serai de retour dans trois heures et on fera un point. »

Elle disparut à peine sa phrase achevée et Xâvier poussa un léger soupir. Il avait tenu une position de garde à vous pendant toute la durée de l’échange, mais on pouvait nettement lire l’inquiétude dans son unique oeil.

« Si je peux t’aider, n’hésite pas à me contacter par Honkey. Je vais tout de suite m’occuper l’arrêt de travail.

— Ouais. Merci », répondit distraitement la jeune femme.

Elle n’avait absolument aucune confiance en sa capacité à lui venir en aide de quelque façon que ce soit.

« Je reviens. »

Et elle se transféra.

*

Naola apparut à l’heure précise du rendez-vous, dans la cuisine du manoir. Elle s’attrapa une pomme, à la volée, puis courut jusqu’à la bibliothèque. Elle avait entamé le fruit quand elle en passa la porte. Alix était attablée avec Xâvier, elle n’était là que depuis cinq minutes, mais ils s’étaient immédiatement mis au travail.

En tant qu’ami de Mattéo, ou comme avocat, sous couverture… il fallait commencer par établir la façon dont il se présenterait à la cour.

« J’ai le procès verbal »

Alix se releva et récupéra le papier. Son visage déjà tendu se ferma un peu plus :

« Il n’a pas tué les deux humains. Mais c’est lui qui a tué le sorcier, grogna-t-elle en reprenant sa place. Xâvier, va mettre de l’ordre dans son bureau.

— Une Veste Grise ? » demanda la jeune femme avec une grimace.

Elle suivit le borgne du regard alors qu’il sortait. Le bureau de Mattéo, elle savait qu’il existait, mais elle n’y avait jamais mis les pieds. Il ne le lui avait pas interdit, mais il n’en faisait jamais mention devant elle. Même après six mois à vivre ici, ce n’était que par déduction qu’elle pouvait le localiser dans la demeure.

« Qu’est-ce que tu as eu comme résultats ? » demanda le maître en éludant sa question d’un geste de la main.

Naola prit place à côté d’elle et déposa une liasse de feuilles au milieu de la table.

« Le procès a été déplacé. J’ai la liste des Jurés, j’en ai rencontré deux, j’ai un rendez-vous avec un autre demain. L’un de mes contacts est un juge. Il me doit un service. Si on s’arrange pour qu’il ait le champ libre, il pourrait présider le procès.

— Parfait. »

Le Maître ferma son stylo après avoir terminé sa phrase et releva la tête vers Naola, une seconde avant de commencer :

« Le juge qui devait présider sur ces séries d’arrestations vient de recevoir une invitation pour aller faire une conférence à Kisogawa. Je connais un professeur là-bas. Et j’ai des arguments percutants. »

Elle eut un sourire amusé. Puis elle reprit, sur le ton neutre qu’elle avait un peu plus tôt

« C’est une invitation officielle. Ce serait indélicat de sa part de ne pas y aller. Et puis Merlin sait que c’est intéressant comme sujet, la gestion d’un tribunal administratif de seconds degrés en sphère académique… »

Alix s’interrompit un instant, puis revint au sujet qui les intéressait :

« Je serai sans doute présente. Sous couverture ou grâce à mon grade, je ne sais pas encore.

— En tant que jurée ?

— Je ne peux pas t’en dire plus pour l’instant.

— Le juge et deux jurés sur cinq, c’est jouable de toute façon, calcula Naola, la liste de noms sous les yeux. Qu’est ce que Xâvier est parti faire dans le bureau de Mattéo ? »

Elle avait noté la propension de la fédérale à ne répondre à aucune de ses questions.

« Ranger. Je ne rentre jamais dans son bureau. Mais je sais que son système de rangement est complètement bordélique. Je suis déjà énervée à l’idée d’y entrer. Si en plus je dois ranger en même temps… »

Son visage s’était fermé à cette évocation. Elle reprit ce qu’elle était en train de faire un peu plus tôt. Elle écrivait vite et avait l’habitude de parler en même temps.

« Il faudra que tu lui demandes de te faire entrer dans son bureau. Ce n’est pas à moi de le faire. Dans le cas qui nous intéresse, le sorcier torturait les deux humains quand Mattéo est arrivé. Il était sur sa piste, mais n’avait prévu qu’une simple reconnaissance. Il l’a abattu, mais il était trop tard pour le couple. »

Son stylo s’immobilisa à quelques millimètres du papier et elle serra le poing gauche. Elle ne lui pardonnerait pas de se faire arrêter pour pareille bavure.

« Qui étaient les témoins ? » demanda Naola.

Elle observait Alix. C’était la première fois qu’elle la voyait manifester son ressenti d’une quelconque façon. La femme s’était changée et ne portait plus l’uniforme, ce qui la rendait plus facile à détailler, plus accessible.

« D’après Mattéo, il n’y en avait pas. »

Xâvier revint, aussi neutre que son ami l’aurait été. La ressemblance entre les deux garçons était de plus en plus flagrante pour Naola.

« C’est prêt, Maître, dit-il en passant les mains dans son dos, au garde-à-vous.

— Bien, répondit-elle en se relevant. Naola, je te laisse convaincre les autres jurés. Nous te tenons au courant de l’avancée de la défense que présentera Xâvier.

— Cela aurait plus de sens que je tienne ce rôle, fit la jeune femme, sourcils froncés.

— Tu te décides enfin… » souffla le Maître, sur le pas de la porte.

Elle s’arrêta et se retourna vers la sorcière.

« Et pourquoi crois-tu que tu serais mieux placée que Xâvier ?

— Notre relation est publique. Rien ne lie Mattéo à Xâvier, ou presque. C’est voulu, non ? C’est même nécessaire à vos couvertures. Pourquoi prendre le risque alors que je peux le faire ? »

Elle avait croisé les bras. Elle n’appréciait pas la remarque précédente, mais elle n’y répondit pas. Elle laissa aller son regard sur Xâvier, puis modula son propos :

« Pourquoi prendre le risque alors que de l’extérieur, je peux paraitre plus légitime pour le faire ?

— Pourquoi ? »

Alix eut un très léger sourire puis changea d’expression. Elle dégageait plus de prestance et paraissait plus grande qu’elle ne l’était quand elle fit, sèchement :

« Mademoiselle Dagda, il est de notoriété publique que vous entretenez les liens étroits avec l’accusé. Ne pensez-vous pas avoir pu être abusée par un homme passé maître dans l’art de la manipulation ? »

Sa voix redevint moins forte et elle reprit son expression habituelle.

« Quel que soit le juge et quels que soient les jurés, si tu assures la défense, votre relation viendra forcément sur le tapis. Je ne dis pas que cela t’exclut d’office. Mais je ne sais rien de tes capacités à supporter la pression d’un tribunal. »

Naola ferma la bouche et serra les dents. Elle souffla, agacée, mais ne se démonta ni au ton de la fédérale ni à ses insinuations.

« Il n’y avait pas de témoin, d’après lui ? demanda-t-elle, sèchement. Alors qui a su ? Qui l’a dénoncé ? Et celui qui l’a dénoncé, quelle est sa marge de manoeuvre ? »

Elle rangea d’un geste ses notes et se leva vivement. Ça l’énervait de devoir argumenter pour quelque chose qui lui semblait tomber sous le sens.

« Je ne te fais pas confiance, tu ne me fais pas confiance. Autant dire qu’on ne se connaît pas. Mais je veux autant que vous deux le sortir de là.

— J’ai dit que cela ne t’excluait pas d’office. Et je n’ai pas parlé de confiance, mais de capacités, répliqua le maître, très froide.

— Confiance en mes capacités, alors ? grogna Naola avec ironie.

— Si j’interviens en tant qu’avocat, je n’aurai pas mon apparence. Ils ne pourront que remonter jusqu’à un cabinet qui aura vu l’affaire lui tomber entre les mains, sans doute suite à… intervint Xâvier, que la tension entre les deux femmes finit par faire intervenir.

— Laisse-moi finir, Xâv, l’interrompit Alix. Tu penses vraiment pouvoir le défendre, Naola ?

— Je ne le proposerais pas si je ne le pensais pas. Il y a une ligne de défense à préparer ? Très bien. Préparons-la en fonction. »

Le Maître prit le temps de réfléchir plusieurs secondes. Son regard alla de son élève à la jeune femme. Et elle hésita franchement avant de concéder :

« Bien. Tu assureras la défense à condition que nous trouvions les éléments qu’il nous faut dans son bureau. Dans le cas contraire, nous aviserons. Dans tous les cas, je dois commencer par ça. De ton côté, termine de t’occuper du jury. »

Xâvier fronça légèrement les sourcils. Il pouvait le faire. Il aurait voulu le faire. Il ne comprenait pas pourquoi son Maître prenait le risque d’inclure un élément incertain sur la mission.

« De toute façon, je ne le laisserai pas croupir en prison. On se retrouve demain matin.

— Parfait ! »

Alix quitta la pièce avec Xâvier et monta le grand escalier qui menait au premier étage. Elle connaissait parfaitement le manoir. Même si elle s’y était faite plus rare depuis l’arrivée de Naola, elle y habitait en partie depuis plus de dix ans.

Elle s’arrêta à la porte du bureau de Mattéo. Les deux poings serrés. Seule avec son élève elle montrait plus de sentiments que devant la jeune femme. Le brun lui avait promis qu’elle n’aurait jamais à y entrer, qu’elle n’aurait pas à s’embarrasser de cette partie de sa vie. Et le borgne, derrière elle, attendit sans rien dire.

La salle n’avait rien de particulier en soi. La pièce était carrée avec un bureau, au fond, près de la fenêtre. Le mur de gauche était dissimulé derrière une série d’étagères remplie de cadres mnémotiques rangés et alignés. Ils n’étaient pas nommés, seulement différenciés par des étiquettes blanches ou vertes, avec des numéros dessus. Tous contenaient un souvenir différent.

Plus loin trônait une vieille bibliothèque, incohérente, dans son style, avec les autres meubles du manoir. Aux entailles qui marquaient sa base, on devinait qu’elle avait été déplacée. Les livres qui y figuraient n’avaient pas bougé depuis des années, mais ils étaient entretenus avec soin. Rien ne prenait jamais la poussière, la pièce entière était nettoyée une fois par semaine, pas par Honkey, mais par Mattéo lui-même.

Alix avança vers le plan de travail, deux cadres y étaient placés avec une minutieuse symétrie. Deux photos. Sur la plus récente, elle se vit représentée, plus jeune, souriante, avec deux gamins de quatorze ans autour d’elle. Elle avait toujours connu Xâvier borgne. Et les deux garçons riaient en essayant de se tenir à sa droite. À la droite du roi, la place d’honneur. Elle se souvenait de ces vacances et elle prit l’image entre ses mains.

« Il fait dans le sentimental, commenta-t-elle dans un sourire un peu nostalgique.

— Et encore, j’ai recouvert le mur du fond »

Ranger le bureau… C’est-à-dire cacher tout ce qui pouvait être trop personnel dans la pièce. S’il avait conservé les cadres, c’était pour que l’espace paraisse un peu moins austère. Il avait recouvert le mur de l’entrée ornée d’une dizaine de photographies similaires. Le mur du bureau était lui aussi dissimulé d’un tissu aux couleurs neutres, pour masquer ce qui y était accroché. Cela ne concernait pas Alix, même si elle savait très bien ce qu’il s’y trouvait. Les photographies de ses cibles.

Parfois, elle se demandait si elle avait bien fait de laisser Mattéo faire. Lui permettre de se faire justice, oui. Cela faisait partie de ce qu’ils avaient convenu à la mort d’Alexandre Muspell. Elle leur avait enseigné, à tous les deux, comment se battre, comment tuer sans laisser de trace. Comme l’Once le faisait. Comment défendre fièrement leur vie et leurs idéaux. Mais il avait élargi le cercle de sa chasse. Plutôt que de se venger uniquement la mort de son frère, il s’était mis en tête d’éliminer tous les sorciers de l’Ordre aussi cruels que ceux qui s’en étaient pris à lui. Ceux qui se réjouissaient de la souffrance des autres.

Tous les trois étaient d’accord pour dire que les revendications de l’Ordre pouvaient être entendues et défendables, même si ce n’était pas en accord avec leur opinion. C’était la façon dont elles étaient appliquées qui posait problème. La dérive induite par la violence des hommes et femmes qui portaient ces valeurs. Avec le temps, les enlèvements comme celui de Naola étaient devenus courants. Et c’est cela qu’il cherchait à arrêter, les criminels comme Gamp. La Fédération était jusqu’à présent trop corrompue pour le faire.

Elle secoua doucement la tête et reprit un air neutre. Elle reposa le cadre à côté du second. Il ne la concernait pas, elle n’avait même pas à le regarder. Et elle se tourna vers la collection de cartes mnémotiques.

« Trouvons le souvenir du meurtre, que l’on puisse sortir de là rapidement. »

*

Naola somnolait dans un des fauteuils du salon. Cette dernière semaine avait été épuisante. En plus d’assurer ses obligations habituelles à la Fédération, elle s’était évertuée à réunir un maximum d’éléments pour le procès.

Il avait fallu faire fonctionner son réseau officieux, pour démarcher les jurés discrètement… Enfin, elle avait assez de choses pour prouver que l’individu tué par le jeune homme était bel et bien une Veste Grise. Ce devrait être suffisant pour que Mattéo soit… non pas innocenté, puisque ce n’était pas possible, mais relaxé. Et le laver de tout soupçon concernant son appartenance à l’Ordre.

L’argumentaire précis était encore en débat, il restait des détails à peaufiner, mais ils avaient les grandes lignes. Elle attendait la venue d’Alix pour faire le point, comme elles en avaient pris l’habitude, chaque soir depuis le début de la semaine. Mais pour l’heure, la jeune femme profitait surtout de l’accalmie dans son emploi du temps pour récupérer et, la chaleur du feu aidant, elle s’endormait.

Le Maître entra sans bruit dans la pièce avant qu’elle n’ait sombré dans le sommeil. Masquant sa présence, elle alla s’installer dans son propre fauteuil. Les yeux fixés sur Naola, les mains croisées sur son menton. Puis, juste avant qu’elle ne finisse par se laisser emporter par sa fatigue, Alix dit doucement

« Dure semaine. Mais ce n’est pas encore fini. Comment vas-tu ? »

La jeune femme sursauta et tourna la tête vers elle. Elle se passa la main sur le visage, puis baya aux corneilles.

« ’Fait aller, souffla-t-elle. Ça fait longtemps que tu es là ?

— Non. Je viens d’arriver. »

C’est Naola qui s’occuperait de la défense. Alix lui avait accordé sa confiance, même si la plus jeune ne le voyait pas ainsi. En vérité, le dialogue entre elles deux était compliqué.

« Bien, le procès est dans deux jours. Nous sommes en bonne voie. Tu es prête à répondre aux questions des jurés. Il va falloir se mettre d’accord sur l’argumentaire visant à relaxer Matti. Car il sera sans doute inflexible sur ce qu’il a fait.

— J’y ai pensé, oui. Impossible de le faire passer pour un pion faible. Il serait capable de prendre la parole juste pour le contester… »

Elle fronça les sourcils, le temps de remettre de l’ordre dans ses pensées.

« J’ai avancé du côté des jurés. L’un d’entre eux, Albert Lehmann, travaille avec moi à la commission. On a parlé de la situation de Mattéo. J’ai joué les effondrées. Bien sûr, il ignore que je sais qu’il sera juré. Il m’a juste apporté son soutien moral.

— Albert Lehmann ? De quoi avez-vous parlé à propos de ton copain ? Honkey, apporte-nous du thé. »

Ce genre d’injonction était très courante. Le webster était toujours dans un coin de la salle, invisible pour ceux qui n’y faisaient pas attention. Mais le Maître le repérait sans avoir à se concentrer.

« Il faudra que tu fasses attention. Le mythe de la faible jeune femme ne marchera pas indéfiniment. »

Après un coup d’oeil critique, elle ajouta

« Tu dois pouvoir jouer ce jeu là encore deux ou trois ans. Quatre, si tu t’y prends bien… »

Naola souffla un peu trop fort pour que son agacement passe inaperçu. Une semaine qu’elle prenait sur elle pour laisser glisser ce genre de remarque. Qu’elle rongeait son frein pour ne pas répliquer. Et qu’elle acquiesçait à ses “prépare-toi”, “fais-attention” et autre mise en garde qui avait souvent le ton de l’ordre. Elle n’avait jamais sollicité les conseils du Maître de Mattéo.

« Je sais, merci, fit-elle, un peu sèchement. Je n’aime pas en passer par là, de toute façon. Comment on s’est rencontré, de son poste en Coureur, de sa passion pour les livres. De son aisance en magie occulte… »

Elle sourit, plutôt contente d’elle, pour le coup :

« Pour une fois, je n’ai pas eu à débourser quoi que ce soit pour obtenir sa voix. C’est le ministre de la recherche magique. Un chercheur donc. Mais comme la recherche n’est pas la priorité politique actuelle, il a, comme moi, été réassigné provisoirement. Bref, il a paru très intéressé lorsque j’ai évoqué les compétences de Mattéo. Disons que je lui ai glissé l’idée que ça serait extrêmement dommage d’envoyer quelqu’un avec autant de ressources pourrir en prison. Ça a eu l’air de faire mouche. »

Contrairement à ce que Naola attendait, Alix ne paraissait pas du tout contente de ce joli coup.

« Le poste d’Albert Lehmann est publique, je sais très bien qui il est, merci, lâcha-t-elle sèchement. Mattéo était déjà venu me voir à propos des postes qui pourraient lui être offerts là-bas. Je lui ai déconseillé d’y postuler. Étais-tu au courant ou est-ce juste une coïncidence ? À quel point as-tu parlé de ses recherches ? Tu as parlé des vieilles magies ?

— Pourquoi lui déconseiller un poste pareil ? ! s’exclama Naola en se redressant. Ça serait parfait pour lui ! Et je suis pas conne, j’ai fait qu’évoquer le sujet, je ne suis pas entrée dans les détails, ça n’avait pas d’intérêt !

— Pourquoi ? Parce que c’est dangereux et que ça ne m’arrangeait pas. Tss… »

Elle sortit un carnet de nulle part et prit quelques notes dedans.

« Tu ne peux pas comme ça te glisser entre les rouages pour faire ce qui te semble le mieux. Tu n’as pas toutes les cartes en main. Il ne peut pas prendre ce genre de poste pour l’instant !

— Parce que ça ne t’arrangerait pas ? répéta Naola d’une voix blanche. Et il y a beaucoup de choses que tu lui refuses parce que ça ne t’arrange pas ? ! »

Elle serra les mains sur les accoudoirs du fauteuil et lui jeta un coup d’oeil mauvais, puis elle se détourna en ajoutant :

« Peux être que si tu me montrais un peu plus de cartes je ne me retrouverais pas sur ton chemin accidentellement ?

— Je ne lui ai pas refusé, je lui ai déconseillé. »

Le livret se referma d’un coup sec. Son ton n’avait pas changé, mais elle cherchait le regard de la plus jeune, sans ciller.

« Il est simplement trop tôt pour qu’il se rapproche des hauts gradés. Les P.M.F. savent très bien qu’il me connait. Compétent ou pas, ils chercheront à l’utiliser contre le Chat. Et ce n’est que l’une des nombreuses raisons qui ont motivé mon conseil. »

Naola se hérissa intérieurement. Elle croisa les bras, droite dans son fauteuil et détourna la tête.

« Comme si tes conseils n’avaient pas valeur d’ordre pour lui. Tss… Quoi qu’il en soit, ce qui est fait est fait. T’avais qu’à prendre tes précautions. Toi, t’avais toutes les cartes en mains.

— Il n’est pas bête. Il connaît la différence entre un conseil et un ordre. Et à ce que je sais, il envisageait toujours de postuler avant d’être emprisonné. Il ne suit pas toujours mes conseils. »

La femme prit son thé, la tasse était toujours chaude, Honkey y avait veillé et la connaissait bien. Cela faisait longtemps qu’elle attendait cette discussion. Naola était bien trop méfiante envers elle et leur relation avait commencé sur le mauvais pied. La compagne de son élève était très jalouse. Cela amusait beaucoup Alix, même si elle s’efforçait de ne pas en abuser trop souvent.

« Je lui avais conseillé de t’ouvrir son bureau. De ne pas précipiter ton installation définitive dans le manoir après ton enlèvement. Et de ne pas sortir avec toi. Tu vois bien qu’il n’a suivi aucun de ces conseils…

— Pardon ? » sursauta Naola.

Elle avait aussi une tasse entre les mains et elle manqua de s’étouffer avec le thé.

« Déconseillé de… non, mais de quel droit ? ! »

Elle reposa le récipient sur la table basse devant elle. Un bruit mat sur le bois qui fut arrosé d’une bonne dose du liquide brulant. Elle avait haussé la voix et elle se releva

« Qu’est ce que tu cherches au juste ? !

— Je connais Mattéo depuis plus de 13 ans. Quand lui et Xâvier ont fui leur région, je ne les ai pas reconnus en public, car la période était trop dangereuse. Mais je les ai aidés. Formé. Je les ai vus grandir. Devenir adolescent. Devenir adulte. Mattéo avait déjà perdu sa mère. Il venait de perdre son frère et a décidé que son père était mort à ses yeux le même jour. »

Elle reposa sa tasse vide, sans quitter Naola des yeux. Elle était très sérieuse et attendait cet échange depuis longtemps.

« Tu ne vois peut-être en moi qu’un criminel recherché, un Maître exigeant et parfois cruel envers lui, mais nous sommes amis. Je le considère comme un fils. Si je n’agis pas directement pour le sortir de là, si je n’utilise pas mon poste pour falsifier son procès, si je ne le fais pas entrer au ministère de la recherche, ce n’est pas pour ma couverture, c’est pour le protéger. Tu me demandes de quel droit je le conseille ? Alors que même un vampire t’a demandé ce que tu faisais avec l’élève d’un criminel ? »

Elle eut un léger rire, pour détendre un peu l’atmosphère.

« Responsable d’une école à ton âge, membre du gouvernement… serveuse dans un bar de vampires ? Il y a de quoi être méfiante… Et pour ton arrivée ici… Je savais que me présenter à toi après la mort de Leuthar aurait été plus judicieux. Je savais qu’il allait bientôt tomber. Mais tu ne peux pas vivre au manoir et accepter mon élève comme il est sans me connaître. Alors oui, j’aurais préféré que tu emménages plus tard pour que l’on apprenne à se connaître sur de bonnes bases. »

La jeune femme se laissa tomber dans son fauteuil. Sa colère était redescendue, un peu, et elle se retrouva sans savoir quoi répondre. Finalement, elle eut un petit rire, nerveux.

« Mordret n’éprouve rien, mais jusque là il me paraissait plus expressif que toi », commenta-t-elle, à mi-voix, sans la regarder.

Elle se sentait bête.

« Je ne sais rien de la façon dont vous fonctionnez, tous les trois. Je n’y comprends rien. J’arrive dans quelque chose de bien établi. Dans des rouages bien huilés, pour reprendre ton expression, sans la moindre connaissance de la façon dont ils tournent. À l’aveugle. C’est dur. »

Elle souffla et finit par relever la tête vers son interlocutrice, avec un sourire un peu pâle.

« Vu comme ça, je reconnais que ça ne te donne pas de moi un portrait très encourageant.

— Ça ne donnait pas un portrait très encourageant. Je n’aurai pas conseillé à Mattéo de te montrer son bureau si j’étais restée sur cette première idée. »

Alix eut un vrai sourire, amical.

« Tu devrais avoir l’habitude des masques, pourtant, avec Mattéo, dit-elle d’une voix douce avant de reprendre son expression neutre. Ces rouages ne sont pas faits pour fonctionner spécifiquement à trois. Et je suis certaine que tu sauras y prendre ta place. Est-ce que l’on peut repartir sur de meilleures bases, maintenant ?

— Oui », souffla la jeune femme.

Elle avait l’impression qu’on venait de lui retirer un lourd poids de ses épaules. Elle observa l’autre quelques secondes, par-dessus sa tasse. Elle demanda, après un silence :

« Qu’est ce qu’il y a dans son bureau, pour qu’il souhaite que je ne le voie pas ?

— Tu connais son histoire. Tu peux très bien imaginer ce qu’il y a là-bas. Quant au pourquoi… Je suppose qu’il a peur de ton jugement. De ce que tu pourrais interpréter sans comprendre. Mais il serait plus approprié d’en parler avec lui qu’avec moi. Je risque d’être mauvaise envers lui à ce sujet…

— Mauvaise ? » Alix lui semblait toujours mauvaise.

Elle haussa les épaules et conclut :

« J’en discuterais avec lui. De toute façon. On se met sur l’argumentaire ?

— Allons-y. »

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