Take : la cérémonie de la pluie
La centaine d’hommes qui formait la garnison du Yamatai se trouvait là, ainsi que les gens de l’extérieur, cultivateurs, artisans et chasseurs. Même ceux des montagnes étaient descendus, ainsi que la vieille prêtresse du mont sacré, qui, exceptionnellement, avait fait le voyage, portée par ses suivants en voiture à bœufs. Take, qui avait pris soin que son armée – pour la première fois au complet sous les yeux de l’ambassade Wei – paraisse sous son meilleur jour, fit une dernière revue des troupes. Avec les cuirasses de cuir et de bois laqué de rouges ficelées sur leurs torses tatoués, leurs boucliers peints de symboles martiaux et leurs haches de guerre en pierre, ils avaient fière allure. Mais peu d’entre eux possédaient d’armes en bronze, et, pour la première fois, cela ennuya le prince, qui se sentit couvert de honte.
Liang Jingyun, qui semblait ne plus tenir en place depuis les premières heures de la matinée, se plaça à ses côtés. Il le dépassait d’une bonne tête.
— Ils manquent des arcs à vos hommes, observa-t-il. Il faudra peut-être en faire fabriquer plus. Voulez-vous que je montre le mien à votre maître archer ?
— Ceux-là sont des fantassins de première ligne, fit remarquer Take, vexé. Les archers sont derrière. Vous ne pouvez les voir d’ici.
Jingyun lui octroya un sourire amical.
— Je doute que les ambassades précédentes vous aient fait une telle offre, prince. Nous autres Wei sommes, comme je vous l’ai dit, des cavaliers nomades à la base… Notre archerie est différente de celle des Han… et leur est bien supérieure !
— Alors, je serais ravi que vous nous montriez votre arc, concéda Take.
Le prince se sentait à la fois heureux de cette offre, et honteux d’avoir été pris au dépourvu. Mais effectivement, c’était pour cela qu’il avait proposé à Jingyun de rester. Ce dernier devait le conseiller en tout, y compris et surtout dans les arts de la guerre, domaine où, apparemment, il excellait.
— J’irai voir votre armurier après la cérémonie. Que fête-t-on aujourd’hui, d’ailleurs ? L’arrivée d’une délégation Na ? J’ai vu monter un camp hier, tard dans la soirée. Je devine bien que le banquet annoncé n’était pas à notre seule intention… et je ne m’attendais pas à un tel cérémonial !
— Les Na sont là en effet… pour renouveler leur serment d’allégeance à ma sœur, la reine Himiko, répondit Take solennellement. Aujourd’hui, devant tous, elle va faire tomber la pluie. Ce rituel a lieu tous les ans à la même date.
L’incrédulité de Jingyun n’échappa à au prince.
— La pluie ? sourit-il doucement. Comme l’empereur jaune ?
Take ne releva pas le sarcasme de son invité. Le Wei conservait quelques côtés arrogants, certes, mais c’était presque devenu un ami. Et il savait que s’il avait accepté de rester, c’est bien parce qu’il se plaisait en Yamatai.
— Le dieu des mers lui a accordé ce pouvoir.
Il aurait été mieux que sa sœur eut la Perle, ce jour-là. Afin que tous puissent la voir, et constater la puissance du Yamatai. Mais on ne pouvait pas tout avoir. Au moins, les Na verraient que les ambassadeurs étaient là pour eux, que c’était avec eux que le puissant royaume du continent avait choisi de traiter.
Du coin de l’œil, Take aperçut son invité qui levait son beau visage franc vers le ciel. Il l’imita. Le firmament était d’un bleu étincelant, sans la moindre trace de nuage, et le soleil dardait ses rayons brûlants sur la plaine sans aucun obstacle. Assis sur des nattes de paille et de petites chaises pliantes, les nobles suaient à grosses gouttes, la chaleur faisant fondre les peintures rituelles et le maquillage blanc des femmes. Aucun d’eux n'avait le droit de dissimuler son visage devant la reine : aussi, les chapeaux et autres voilures reposaient à leurs pieds. Tous gardaient un regard résigné sur l’estrade au centre, délimitée par une corde de paille tressée, des branches de cléyères et des pliages de papier rouge et blanc. Les jeunes bambous qui formaient les piliers de cette clôture, aux quatre coins de l’estrade, restaient immobiles. Il n’y avait pas une seule trace de vent.
Les suivantes de la reine venaient d’arriver. Leur procession, accompagnée des accords lancinants de la musique sacrée, apparaissait comme quelque chose d’intensément mystérieux, éthéré. Une vision de l’autre monde. Take attrapa du regard la vision de Kohana, si jolie avec son visage pâle aux joues rosies, une branche de badiane en feuilles entre ses petites mains.
— Vous m’aviez dit qu’elle avait mille suivantes, lui murmura Jingyun à l’oreille, taquin. Or, je ne vois qu’une dizaine de femmes ici…
— Vous savez ce que c’est, lui répondit le prince sans bouger un cil ni bouger un seul muscle du visage. Mille, comme chez vous d’ailleurs, signifie seulement « beaucoup ».
Jingyun lui pressa gentiment la main. Take se raidit, mais il ne s’étonna pas de ce contact : l’amitié était très tactile, semblait-il, de l’autre côté de la mer.
— En tout cas, elles sont toutes plus belles les unes que les autres. On dirait une bourrasque de fleurs blanches convoyées par le vent !
Mais les invités – qu’ils soient Na ou Wei – n’avaient d’yeux que pour Himiko, dissimulée dans son palanquin tressé. Take avait compris que sa sœur désirait se libérer de l’interdit de paraître en public, qu’elle voulait régner sous la lumière du soleil : aussi se crispa-t-il lorsqu’il vit les porteurs poser le palanquin à terre.
L’assemblée retint son souffle. La porte de bambou tressé fut enroulée, et une main pâle en sorti, accompagnée d’une longue manche blanche. Puis, sous les yeux médusés de la foule, Himiko parut, resplendissante dans sa robe immaculée et sa ceinture rouge de prêtresse. Sa chevelure noire, qui trainait jusqu’au sol, avait été réunie dans un cordon de papier blanc, où l’on avait piqué une branche de badiane. Elle portait par-dessus une couronne d’or figurant l’astre solaire, éblouissant le monde de ses rayons, et des myriades de perles d’agates, de jaspe et de jade tombaient gracieusement de la coiffe, se mêlant au noir brillant de ses cheveux.
Mais sa poitrine était nue, livrée à tous les regards. Sous le lin spectral apparaissait la pointe discrète de ses petits tétons bruns, à peine cachée par un collier de perles courbes vert jade. L’absence du joyau, que tout le monde attendait de voir, brillait comme s’il avait été là.
— Quelle beauté, murmura Jingyun. Même la favorite de l’empereur fait pâle figure en comparaison !
Take lui jeta un regard en coin, agacé. Jingyun était ignorant. Tout ce qu’il voyait, c’était la femme. Mais les Na ne s’y trompèrent pas. Leurs visages portaient les marques de la déception, et lorsque le prince croisa les yeux de Mimato, leur jeune chef, il y lut une défiance nouvelle.
C’est donc ça. Votre reine-chamane ne détient aucun joyau magique.
Take regarda sa sœur s’avancer lentement vers l’estrade rituelle, protégée par une ombrelle tenue par une suivante. Une autre femme, plus âgée, pareillement vêtue de la robe blanche et rouge des prêtresses des dieux, apparut alors de l’autre côté : elle alla rejoindre Himiko et s’inclina devant elle. La reine lui rendit son salut, un peu moins bas. Et toutes deux montèrent sur l’estrade, suivies par deux suivantes : derrière Himiko, c’était Kohana, fortement pressentie pour reprendre la charge spirituelle après elle, un jour.
Un silence religieux figeait la plaine. La foule suspendit son souffle lorsque la jeune Kohana tendit son arc sacré à la reine : pour la première fois, ils allaient assister à la purification des cinq directions.
Himiko saisit l’arme, puis tendit la corde avec une force qui enchanta la foule. Take pouvait sentir la stupéfaction admirative de Jingyun à ses côtés de lui : le Wei, visiblement, n’en revenait pas.
— La reine sait tirer à l’arc, murmura-t-il.
— La reine est prêtresse, répondit Take. Chez nous, l’arc est l’instrument rituel privilégié des prêtresses.
Il est fasciné par elle, comprit Take dans un éclair de lucidité.
Mais qui ne le serait pas ? L’assemblée entière, les Na compris, baignaient dans la radiance solaire de Himiko.
La corde de l’arc, en se relâchant, produisit le son métallique tant attendu, celui qui faisait fuir démons néfastes et âmes errantes. Une première flèche siffla dans l’air opaque, tirée du premier des quatre coins. Himiko les fit tous, l’un après l’autre, ses traits volant si haut qu’ils allèrent se perdre loin de la foule, dans la plaine, la mer, la forêt ou la rizière. Les gens se battraient pour les ramasser après. La dernière fut tirée du centre du carré sacré : elle s’éleva dans les cieux, suivie par des centaines d’yeux, avant de retomber sur les graviers blancs de l’enceinte royale. Alors, la purification des cinq directions effectuée, la reine remisa son arc de catalpa. Elle s’inclina, puis avança devant l’autel provisoire en bois de cyprès fraichement coupé, dont le parfum subtil s’élevait par intermittence. On y avait posé des offrandes qui représentaient les bienfaits de la forêt, de la plaine, de la montagne et de la mer : une daurade entière, dont les écailles luisaient sous le soleil, une poignée de champignons odorants grandis à l’ombre des pins profonds, un lourd épi de riz chargé de ses grains et une tête de sanglier, dont le sang gouttait lentement, abreuvant la terre sèche sous la natte de paille qui couvrait de l’aire rituelle. Au centre, un immense miroir de bronze circulaire : le plus beau, le plus grand que possédait la reine. Solennellement, elle le prit entre ses mains, l’éleva. Pendant un instant, tous eurent l’impression qu’elle portait le soleil dans ses mains. Take lui-même fut ébloui. Puis la reine dirigea le rayon vers la mer au loin. Et elle chanta.
Ce chant de gorge venait du fond des âges. C’était Shira lui-même qui l’avait enseigné à Himiko, lors du second oracle. Pour servir les dieux, les prêtresses devaient offrir leur virginité, puis leur voix, et enfin, leur corps. La première nuit, Shira avait possédé Himiko pour la première fois. La seconde, il lui avait ouvert la bouche, afin qu’elle puisse rapporter ses paroles et l’appeler par le chant. La troisième, il lui avait appris les pas de la danse qui charme et contente les dieux. Le miroir, c’était Himiko qui l’avait ajouté au rituel, pour pouvoir se rappeler sa propre apparence et pouvoir revenir à elle. Mais Take savait que Shira, au début, n’en voulait pas. Pour lui, ce n’était qu’un objet étranger, fait dans une matière qu’il abhorrait. Pour le moment, il avait interdit à ses sujets d’exploiter la matière noire venue des étoiles.
— Quel est ce chant ? s’enquit Jingyun. Il ressemble à celui des chamanes de mon pays…
Take ne lui jeta qu’un bref regard. Il fallait tout expliquer à ce Wei, tout.
— C’est le chant pour appeler les dieux. Celui qui fait tomber la pluie.
Mais la pluie de tomba pas. Le ciel restait résolument bleu, sans la moindre trace de ces nuages chargés d’eau que le dieu-dragon leur amenait. Il n’était pas venu. Il leur refusait le joyau, et maintenant, le bienfait des eaux.
Sous le soleil, les offrandes se racornissaient à vue d’œil. Une lourde odeur faisandée, une odeur de fer et d’algues pourries, s’élevaient désormais de la daurade et de la tête de sanglier. Shira n’en voulait pas. Il refusait leurs offrandes. Et Himiko continuait à chanter, les cordes vocales encore plus tendues que celles de son arc, alors que les nobles cuisaient dans leurs lourdes robes. Soudain, Mimato, le chef des Na, se leva.
— Le rituel ne fonctionne pas ! Le dieu-dragon n’écoute plus Himiko. C’est parce qu’elle s’est prostituée aux étrangers du continent !
Le chef des rituels se dressa à son tour.
— Sacrilège ! s’écria-t-il, s’étranglant dans sa longue barbe.
Une confusion terrible s’ensuivit. Tous les nobles s’étaient levés, ainsi que la suite du prince Mimato. Même les Wei regardaient le prince : après tout, ils avaient été insultés.
Himiko s’était tue. Ses longues manches trainaient sur la terre, maculées.
— Je ne permettrai à personne d’insulter la reine, tonna alors Take en tirant son épée. Présentez vos excuses immédiatement !
Mais Mimato le défiait du regard.
— Jamais. Votre reine n’a plus de pouvoir : il faut donc choisir un nouveau roi. Je me propose, moi, Mimato, fils de Kunato : fils, et petit-fils de roi. Les dieux m’écouteront, moi et la nouvelle prêtresse que je choisirai !
Faisant cela, il pointa de son épée Kohana, la jeune suivante. Himiko, humiliée, ne disait rien.
Take, les yeux plissés de colère, sentit que c’était le moment de frapper un grand coup. Il ne pouvait pas laisser ces Na ridiculiser sa sœur. Mais s’il frappait l’arrogant Mimato maintenant, un jour de fête… ce serait la guerre. La bataille commencerait dès maintenant, au milieu des vierges sacrées, des femmes, des vieillards et des enfants. Et beaucoup seraient tués. Pourtant… l’honneur exigeait une réponse de sa part.
Mais c’est une nouvelle flèche qui mit fin à la querelle. Elle vint s’abattre sur un guerrier Na juste à la droite du prince, l’empêchant de dégainer son épée pour attaquer Take, dévoilant à tous les intentions belliqueuses des invités. Ce n’était pas les gens du Yamatai qui avaient attaqués les premiers, mais Jingyun, qui se dressait, fier et viril. Avec horreur, Take constata qu’il avait l’arc de Himiko entre les mains. Il avait profité de l’altercation pour le prendre à Kohana.
— Comment osez-vous ! tonna-t-il. La famille royale du Yamatai vous invite, et vous les insultez.
Take sentit une goutte froide tomber sur sa joue. Ce n’était pas sa sueur : toute chaleur avait disparu comme par enchantement. En l’espace de quelques instants seulement, le ciel était devenu noir comme de l’encre, et déjà, les nuages se massaient, menaçants. Au loin, un roulement de tambour résonna. Puis un éclair déchira les cieux : au loin, derrière, un pin gigantesque prit feu.
Shira. Il avait répondu au chant de sa servante, finalement.
— Tu sais que ce n’est que le début, Kimitake, lança Mimato. Cela ne règle rien entre nous !
Certes. Mais au moins, la légitimité de Himiko n’est pas entamée, songea Take.
Il n’y avait que cela qui comptait. Le reste, il pouvait s’en accommoder.
— Je vous laisse repartir en paix, lui annonça Take. Mais dès que vous aurez quitté les frontières du Yamatai, nous serons ennemis.
— J’y compte bien ! railla Mimato. La prochaine fois que je viendrai ici, ce sera en conquérant. Je prendrai ta sœur et sa jeune suivante, et toutes les autres vierges seront livrées à mes hommes !
Himiko, qui jusque-là était restée immobile et silencieuse, plus hiératique qu’un rocher, se tourna alors vers le prince Na. Ses yeux étaient blancs comme l’os, ses immenses cheveux dressés dans l’air, saisis par la tension qui écrasait la plaine. Autour d’elle, les gouttes tombaient comme des pierres. Et une voix sépulcrale, montée des cavernes les plus profondes des abysses, sortit de sa bouche. Elle résonnait comme le tonnerre, répercutée sur toute la plaine.
— Les paroles sont porteuses d’une intention, Mimato prince des Na. Tu repenseras à tout cela lorsque je refermerai mes crocs sur ton corps pathétique. Pour m’avoir disputé mes biens, je te condamne à être dévoré par mes suivants : cela arrivera avant la fin de l’année.
Mimato resta figé à dévisager Himiko un moment, les traits défigurés par la colère et l’horreur. Toute superbe avait déserté de sa mise.
Un oracle, réalisa Take. Shira avait pris possession de Himiko, et il parlait à travers sa bouche.
Le maître des rites se jeta aussitôt à terre, imité par toute la cour. C’était la première fois que le dieu s’adressait directement à eux.
— Seigneur, veuillez nous pardonner ! Nous vous avons offensé. Que doit-on faire pour racheter la faute ?
Himiko baissa les yeux vers lui, le visage transformé par un rictus hautain. La cruauté du masque qu’elle arborait glaça l’échine de Take.
C’est donc ça, le visage de Shira, se surprit-il à penser.
— Qu’avant de partir, cet homme stupide et arrogant me laisse dix de ses hommes, à commencer par celui qui a levé son épée sur mon serviteur. Ils me seront livrés au crépuscule, avant ma visite. Pour le reste, la prêtresse saura quoi faire.
Sur un signe de Take, les Na furent encerclés. Ils durent se défaire de dix d’entre eux : seulement à cette condition Mimato put repartir. Les hommes se laissèrent faire sans protester, le visage blême de frayeur. Les autres détalèrent comme un troupeau de lapins.
— Ce n’était pas la bonne solution, lui souffla Jingyun alors que les sacrifiés étaient conduits sur la plage. Ces Na ont exagéré, certes, mais il y avait sans doute une solution plus diplomatique de s’en sortir. Maintenant, ils vont vraiment vous haïr !
Himiko et ses suivants avaient déjà regagné le palais. Le reste de la cour avait couru s’abriter, tandis que les serviteurs s’affairaient sous les grêlons pour tout ranger. Après ces mauvais présages, le banquet n’aurait pas lieu : du reste, la tempête s’annonçait apocalyptique.
— Je sais, répondit Take, le regard fixé droit sur la grève. Mais c’est la volonté du dieu. Nous ne pouvons que nous y conformer. De toute façon, la guerre était inévitable.
La mer était déchainée. Même une fois les hommes attachés aux rochers et livrés à la merci des vagues, le prince se força à regarder. Jingyun resta avec lui. Bientôt, les rochers furent submergés, et les cris des hommes s’évanouirent dans le néant. Lorsque Shira était dans une telle colère, c’était rapide.
Les éléments se déchainèrent toute la nuit. Au petit matin, sur les roches noirs qui servaient de poteaux sacrificiels, il ne restait plus que des cordes. Cette ultime offrande, Shira l’avait acceptée.
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