Perpetuum Mobile

17 minutes de lecture

Le ciel s’était subitement refermé et il recommençait à pleuvoir. Laura s’écarta de la fenêtre, bras croisés, hochant la tête comme pour acquiescer à l’orage qui grondait au-dehors. Stéphane, assis, achevait la troisième lecture de la lettre, cette chose impossible qu’ils avaient reçue la veille mais n’avaient osé ouvrir que ce soir. Elle le regarda, attentif aux mots, le front plissé de concentration. Dans ce genre de moment, à la fois drôle et attendrissant, il avait l’air d’un enfant qui apprend ses leçons.

Il était son amant depuis plus de deux ans maintenant, ce dont elle s’émerveillait encore. Avant lui il y avait eu Anton, plus vieux, bien moins beau — aspects sans importance —, mais surtout infiniment tyrannique. Anton ne supportait rien hormis lui-même, et avait paru la tolérer plus que l’aimer — sentiment qui lui semblait particulièrement étranger. Ils avaient très vite commencé à vivre ensemble. D’un jour sur l’autre, à sa grande surprise, elle s’était installée chez lui. Bien plus tard, lorsqu’il lui avait demandé de partir, le soir même elle dormait à l’hôtel. Du moins, devait-elle reconnaître en y mettant une certaine mauvaise foi, n’était-ce pas tout à fait un salaud : il lui avait peu après trouvé de quoi se loger, ultime humiliation qu’elle s’était résignée à accepter.

Puis elle avait regardé s’écouler les mois avant que survienne le miracle. Grâce à Stéphane elle s’était subitement remise à vivre. Une sorte de résurrection. Anton lui avait fait perdre goût à presque tout. Il avait fait fuir ses amis. Elle jugeait même, avec une ironie emplie d’amertume, qu’il aurait été capable de faire fuir ses ennemis si elle en avait eu. Anton avait été une sorte de perdition, une noyade très lente et surtout trop longue. Elle avait duré quatre ans. Lorsqu’elle avait rencontré Stéphane, elle vivait dans une stupeur désolée qui, des mois après la rupture, entachait encore la moindre de ses journées. Il l’avait arrachée d’un sourire à la morne succession des semaines et des saisons. Cette année-là elle n’avait même pas pris conscience du passage de l’été et, lorsqu’au beau milieu de l’automne Stéphane était apparu, elle avait refait surface en regrettant le temps perdu.

Il replia la lettre et la posa sur la table. « Je ne comprends pas », murmura-t-il. Et il leva les yeux vers elle, des yeux clairs qui contrastaient singulièrement avec une épaisse chevelure sombre. Elle se frotta nerveusement les mains sans répondre. Elle non plus ne comprenait pas, ou à peine. D’ailleurs elle ne voulait pas s’y risquer. C’était une lettre qu’elle avait tout d’abord redouté d’ouvrir. Comme si elle pouvait receler une malédiction. Elle s’était contrainte à sa lecture, avait alors été soulagée, d’une certaine manière, de ne pas en saisir grand-chose. Toutefois, d’une autre manière, ce n’en était que plus inquiétant.

Elle avait tout d’abord cru que la lettre venait d’Anton. L’écriture ressemblait trop à la sienne. Mais, heureusement, elle était signée de son frère Pavel. Peut-être n’était-il pas si curieux que leurs calligraphies fussent à ce point semblables. Cette similitude signifiait-elle que lui aussi était une manière de tyran domestique ? Elle ne l’avait jamais rencontré. Il vivait au Canada, se souvenait-elle, et venait rarement en Europe. Mais la lettre, postée à Munich, indiquait qu’il serait à Paris sous peu. À la fin de la semaine. Peut-être pourraient-ils se voir ? Le reste était plus ou moins obscur. Plus que moins, sauf sur certains points, et encore y avait-il là toujours bien des zones d’ombre.

Anton n’était plus le même. Doux comme un agneau, avait-elle lu. Et sans mémoire. Il lui en restait certes des bribes. Elle faisait partie de ces fragments qui n’avaient pas été emportés. Par quoi, Pavel l’ignorait. Personne n’avait été clair là-dessus. Ni la police, ni les médecins. Il avait disparu à la veille d’un voyage en Norvège dont le motif demeurait inconnu. Puis il était réapparu, après bien des mois, quelque part au bord d’une route bavaroise, dans des vêtements qui n’étaient pas les siens, avec les papiers d’un autre homme, dont on avait quelques semaines plus tôt retrouvé le corps sur une rive de l’Isar.

Il était réapparu, homme neuf qui ne savait plus rien, mais parlait pourtant désormais un allemand parfait — langue qu’à la connaissance de Laura il avait toujours refusé d’apprendre. C’était comme si le contenu de son cerveau avait été effacé. Mais remplacé par quoi ? Mystère. Il y avait quelque chose d’étrange en lui, hormis cette inversion de son caractère, mais Pavel n’était pas parvenu à déceler quoi. Physiquement, il avait également changé. Plus musclé, halé comme s’il avait vécu un certain temps au grand air. Ne demeuraient de certains dans son souvenir que Laura et son adresse. C’était ainsi que Pavel avait pu lui écrire. Pour le reste, Anton parlait sans cesse d’un hôpital vide. D’un couloir sans fin et d’une lumière aveuglante. C’était tout. Et c’était par trop invraisemblable pour qu’il ne s’agisse pas d’une invention de son imagination, bien qu’il y crût à un point tel qu’il se mettait en colère si on se montrait sceptique.

La foudre frappa tout près et Stéphane étouffa un juron. Son regard enveloppa Laura, ses cheveux noirs qui tombaient en cascade jusqu’à ses reins. Elle s’était retournée vers la fenêtre et, immobile, se frottait encore les mains. La pluie redoublait, mêlée de grêle. Son regard s’était perdu dans un ailleurs indéchiffrable. Il reprit la lettre, la relut attentivement, comme si un autre sens devait se révéler, derrière les phrases souvent vagues au français maladroit. Mais il n’y avait rien, semblait-il. Il était inutile d’insister.

Son regard se releva vers Laura. En deux ans, elle avait beaucoup changé. Elle n’était plus le petit animal timide et farouche qu’elle avait été, lui faisant penser à un écureuil. Au début, il avait fallu l’apprivoiser. Ça lui avait pris plusieurs semaines. En partie, elle avait joué à le laisser faire, naturellement pas tout de suite, environ au bout d’un mois, et au départ avec encore une certaine passivité. C’était comme pour se laisser un peu de temps avant de lui accorder totalement sa confiance. Il le savait. L’avait accepté. Ce n’avait pas été difficile. Puis, dès lors qu’elle avait compris qu’avec lui il était inutile de répondre par oui ou non par simple automatisme, selon ce qu’il voulait ou pas, elle s’était métamorphosée.

Elle avait réappris l’usage des peut-être et pourquoi pas, des possibilités ouvertes, ne restant plus confinée dans une routine rigide et obtuse. Stéphane lui avait offert de choisir, sans jamais insister, elle avait soudain eu à prendre des décisions, c’était presque nouveau pour elle, mais même au début elle s’en était plutôt bien tirée. Il lui était apparu que les choses pouvaient être changées, qu’une décision pouvait en devenir une autre au dernier moment sans qu’il lui en coûte. Plus personne désormais ne choisissait pour elle. Cette époque était révolue. Elle avait ses goûts, ses désirs, ses volontés. Parfois, même Stéphane se sentait dépassé, car elle pouvait se montrer plus imprévisible, plus insouciante que lui. Et quand elle affirmait que c’était lui, lui seul, qui avait provoqué cette métamorphose, l’avait menée à son terme, il refusait tout net de la croire. C’était seulement l’absence d’Anton, rien d’autre, qui l’avait changée, ou qui avait permis au fantôme d’une Laura disparue de reprendre chair.

Mais en ce moment précis, elle ressemblait à la femme qu’il avait connue : effacée, peureuse, encore soumise à la tyrannie d’un absent. Ce n’était pas bon signe. Se pouvait-il que persiste quelque influence du passé ? La réponse était évidente. On n’efface rien. Ce serait trop simple. Lui-même le savait assez.

Il se leva, partagé entre le désir d’aller la serrer dans ses bras et celui de la laisser en paix. L’entendant, elle se retourna avec lenteur, offrant un sourire triste et presque las. « Que vas-tu faire ? », demanda-t-il à mi-voix. Elle ne pouvait répondre que par un « Je ne sais pas ». Rencontrer Pavel signifiait, sans aucun doute possible, voir réapparaître Anton dans sa vie. Elle ne le voulait pas. Mais d’un autre côté elle se sentait incapable de refuser de le voir, alors qu’après tout elle n’avait rien contre lui — pas encore, songeait-elle. Et il attendait d’elle quelque chose. Quelque chose de très important. Il employait même le terme : vital. Elle ignorait ce que ça pouvait signifier. Or, pour le savoir, il n’y avait qu’une solution. Comme elle s’y refusait encore, elle répéta « Je ne sais pas ». Stéphane ne dit rien. Il ne s’en sentait pas le droit. Elle irait, il en avait la certitude. C’était la seule chose à faire. Il ne lui donnerait pas tort, même s’il s’agissait d’Anton. Puis elle ajouta : « J’ai un peu faim ». Avec un sourire vague.

Par cette lettre, Anton était revenu, pensa Stéphane, sans savoir s’il allait devoir le haïr pour ça. Mais la haine n’était pas dans sa nature. Cette pensée le fit sourire. Il s’approcha de Laura. Serrés l’un contre l’autre ils regardèrent la pluie tomber, inépuisable. Les éclairs se raréfiaient, s’éloignaient peu à peu. Sous peu, avec de la chance, le ciel s’éclaircirait. Peut-être auraient-ils les derniers rayons de soleil. Puis, comme c’était son tour, il alla faire la cuisine.

Ils dînèrent en silence, bercés par la radio. Elle n’aurait pas dédaigné de regarder le journal télévisé, si l’appareil n’avait récemment décidé que son grand âge était désormais incompatible avec l’insignifiance des programmes. D’un commun accord, ils avaient renoncé à le remplacer. La radio offrait au moins l’avantage de ne pas offenser le regard, et parfois de fournir matière à l’imagination. Quel visage pouvait se cacher derrière une voix ? Il leur arrivait de jouer à décrire le physique correspondant. Avec surprise, ils se rendaient souvent compte ensuite que Laura avait vu curieusement juste.

Plus tard, avant de s’endormir, elle relut une fois de plus la lettre. Pavel arriverait vendredi. Cela aurait pu lui laisser encore deux jours pour réfléchir, mais sa décision était enfin prise. Elle appellerait à son hôtel. Elle le verrait. Il était évident qu’il ne faisait pas le déplacement pour rien et la moindre des choses était de le rencontrer. Même quelques minutes. Soulagée de s’être décidée, elle alla reposer la lettre sur la table du salon et revint se glisser sous le drap. Se tournant sur le côté elle enlaça Stéphane. « J’irai », dit-elle simplement. Il répondit qu’il le savait déjà. Il n’ajouta pas qu’elle devrait se méfier, mais elle nota sa crainte silencieuse. « Je ferai attention », dit-elle encore. Puis elle le serra de toutes ses forces.

*

Le vendredi, ce fut finalement Pavel qui l’appela, depuis l’aéroport. Il ne posa que deux questions, auxquelles elle répondit par l’affirmative, avec une légère hésitation pour la seconde. Ils convinrent d’un rendez-vous le samedi matin, assez tôt, quand l’atmosphère serait encore raisonnablement fraîche et la ville calme. Lorsqu’elle raccrocha, elle se sentit trembler. Ele n’avait pas parlé tchèque depuis si longtemps qu’elle en éprouvait un sentiment de malaise. Le tchèque était trop associé à Anton. Depuis qu’il l’avait quittée, elle avait repris son ancien métier de traductrice, mais ne s’attaquait plus qu’à des romanciers polonais faciles et n’avait pas osé retourner à Prague.

Elle se demanda longuement si Stéphane ne devrait pas l’accompagner. Ce serait faire preuve de manque de confiance, en elle-même et en Pavel. Il l’avait plusieurs fois assurée qu’elle n’avait rien à craindre — pourquoi ne pas le croire ? Il valait mieux qu’elle aille seule, que Stéphane reste en dehors, qu’il sache seulement où elle serait, et quand. Libre à lui ensuite de venir ou pas — à condition qu’il demeure à bonne distance. Ce dernier détail lui semblait particulièrement important. Ce serait même encore mieux s’il ne venait pas du tout.

Vers midi elle se sentit moins tendue, plus résolue. Elle ignorait toujours de quelles teintes se colorerait ce samedi, mais savait que ce serait de celles qu’elle aurait choisies. Le temps ne la rattraperait pas. En souriant, elle appela Stéphane à son bureau pour l’informer du coup de téléphone de Pavel. Elle lui demanda s’il comptait l’accompagner, et il n’hésita pas à répondre que non, car il avait foi en elle et avait la certitude qu’elle saurait quoi faire. Elle acquiesça en silence. Elle savait même déjà ce qu’elle ferait. Tout le reste de la journée elle imagina ce que serait le samedi, le façonna d’avance. Et s’en trouva pleinement satisfaite.

Un nouvel orage harcela le soir. Stéphane revint trempé et en le séchant elle lui chanta une berceuse morave qu’elle avait apprise il y avait longtemps, durant ses études. Ils rirent beaucoup, firent l’amour et, pensant enfin à dîner, débouchèrent une bouteille d’un vin de Loire. Elle semblait apaisée, sinon mieux : conquérante. Stéphane songea qu’elle ne lui avait pas tout dit, et que la raison pour laquelle elle rayonnait autant devait être surprenante. Mais il n’osa pas lui poser de question. Il savait seulement qu’il ne devait rien craindre. Pourtant, ces dernières heures, ça ne lui avait pas semblé facile.

Enfin ils se réfugièrent dans les plis du silence et du drap, se tenant par les mains, se regardant au fond des yeux, pareils à des enfants sur le point d’échanger un serment. « Demain, dit-elle, tout prendra fin. Il était temps. » Il ne sut pas ce qu’elle entendait par là, mais son sourire était tel que sa phrase n’éveilla chez lui aucune crainte. Juste, irrésistible, une pointe de curiosité. Au bout d’un moment elle ferma les paupières et s’endormit, tandis qu’il la regardait, encore intrigué. Elle souriait dans son sommeil.

*

Vint le samedi, et le matin était éblouissant. Les nuages balayés durant la nuit laissaient régner un infini de bleu, au sein duquel le soleil était posé comme en un écrin. Elle se répéta la phrase en tchèque, en polonais, et la trouva de toute façon idiote. Il faisait beau, simplement. Elle choisit une robe légère — de celles qu’Anton n’aimait pas, qui étaient restées enfouies au fond d’une valise qu’elle avait longtemps hésité à rouvrir. Crème, bleu pâle, rose ? Plutôt la crème.

Stéphane la regarda se préparer comme pour un examen. Elle faisait très attention à se coiffer avec soin, à ce que les plis de la robe tombent bien, à ce que le maquillage demeure discret, presque insoupçonnable. Lorsqu’elle décida qu’elle était tout à fait prête, elle s’assit malgré tout quelques instants. Elle n’avait aucune hésitation. Il lui fallait juste tout récapituler, être sûre qu’elle n’oublierait rien. Puis elle prit une grande inspiration, alla ramasser ses clés, embrassa Stéphane qui la retint quelques instants, et sortit.

Pavel avait proposé qu’ils se retrouvent dans un jardin proche de chez elle, mais elle en avait préféré un autre, enclavé entre d’anciens immeubles, caché en contrebas au bout d’une impasse. Un petit jardin à l’extrémité duquel on avait bien du mal à se sentir encore en ville. Toute une population de passereaux y avait trouvé refuge, et les mésanges s’interpellaient d’arbre en arbre tandis qu’on pouvait entendre la mélopée hésitante de la minuscule fontaine qui alimentait le bassin de l’entrée, perdu au milieu de lierres. Une allée faisait le tour d’une petite butte fleurie, agrémentée de fougères et d’acanthes, à l’ombre de deux érables. Et c’était à peu près tout. Mais dans sa simplicité ombragée ce jardin était parfait. Tout au fond, isolée, une tonnelle supportait des rosiers grimpants. Derrière elle le mur ruisselait de glycines. Il y avait là un banc en fer à cheval, et les sœurs du couvent voisin en avaient fait leur repaire de fin d’après-midi.

Laura alla s’y asseoir et ferma les yeux. Il était difficile de même deviner le boulevard proche. Au-dessus d’elle, un merle s’essaya au chant puis, inquiet, attendit qu’elle daigne partir afin d’assouvir une tentation de fureter dans les fougères. Mais de son côté elle attendait Pavel et le merle perdit vite espoir. Serait-il ponctuel ? Aucune importance, tant qu’il n’arrivait pas avec une heure de retard. Elle posa ses mains bien à plat sur les genoux. Cela faisait trop petite fille sage. Elle rouvrit les yeux et grogna.

La question était de reconnaître Pavel, alors qu’ils ne s’étaient jamais vus. Ils avaient convenu qu’il s’adresserait à elle en tchèque — ce qui devrait être infaillible. Mais elle espérait être sûre que ce serait lui, à sa simple apparition. Un air de ressemblance avec Anton était de toute manière inévitable, ce ne devrait donc pas être trop difficile. D’ailleurs, comme elle était seule dans le jardin, il était probable que le premier homme à en franchir la grille ne pourrait qu’être lui.

Dix coups sonnèrent à l’horloge du couvent. Le portillon métallique grinça et elle se leva autant pour aller voir que parce que, là où elle était, elle était cachée aux regards. Elle l’aperçut à l’entrée, hésitant, et s’avança vers lui. Il était tel qu’elle se l’était imaginé en lui parlant au téléphone : un visage ferme, mince, bien dessiné, des yeux vifs, plutôt grand. L’apparence de quelqu’un qui avait dû se hisser hors d’un gouffre. La vie n’avait pas été tendre avec lui, de sorte qu’il semblait paradoxalement à la fois jeune et vieux. Elle se mordit la lèvre. Indéniablement, il ne manquait pas de séduction.

Elle se souvint qu’il était peintre. Surtout peintre. Il avait abordé la photographie et la sculpture, mais sans s’y être arrêté : elles ne correspondaient pas à son monde. Ses tableaux représentaient souvent des lieux clos, ou des espaces dont l’horizon se fracassait contre des limites infranchissables — hautes haies, murailles, falaises. Tous étaient comme nimbés d’une sorte de brouillard que la lumière peinait à traverser. Il en transparaissait une souffrance indistincte. Pavel avait été marié deux fois. Ses deux femmes étaient mortes dans des accidents épouvantables dont il avait été témoin. L’inflexion douloureuse de sa peinture s’en était accentuée, mais elle avait toujours été présente, dès ses toutes premières toiles.

Elle ne savait comment l’aborder, mais il l’avait reconnue. Jadis Anton lui avait montré des photographies. Il lui serra les mains avec chaleur, reconnaissance, la remercia plusieurs fois d’avoir accepté. Embarrassée, elle eut du mal à lui faire comprendre que sa présence, au fond, était naturelle, que leur rencontre n’était pas un fardeau. Elle n’ajouta pas que ce serait même, en vérité, une libération. Elle préféra l’emmener sous la tonnelle.

Pendant plusieurs minutes ils y discutèrent de tout et de rien, parlèrent de peinture, de romans, de Toronto, Munich, Florence, mais pas de Prague — alors qu’il y était né et qu’elle y avait vécu — ni de ce qui les avait amenés à se rencontrer enfin. Mais il fallait bien en arriver là et elle finit par orienter subtilement la discussion en ce sens. Il lui répéta ce qu’il savait et comprenait — à vrai dire pas grand-chose. Puis, après un silence, il lui posa les deux mêmes questions que lors de leur courte discussion au téléphone, et elle répondit de nouveau par l’affirmative.

Il sourit, n’insista pas. Elle était sûre d’elle. Il lui prit les mains, hocha la tête, resta silencieux un moment puis se leva et sortit du jardin. Alors seulement elle eut un doute, mais si léger qu’elle le balaya sans peine. Tout près, une acanthe brillait dans un rayon de soleil qui traversait les feuillages. L’acanthe, ce pourrait être Anton. Le rayon de soleil, ce pourrait être elle. Elle rit légèrement. Ce matin, elle n’était pas avare de pensées idiotes. Puis, encore quelques instants, elle ferma les yeux, jusqu’à ce qu’elle entende crisser le gravier de l’allée.

*

Au début elle ne sut pas comment s’y prendre. Il avait l’air d’un enfant. Ses yeux, infiniment mobiles, s’arrêtaient sur tout ce qu’ils voyaient, détaillant chaque chose comme s’ils découvraient le monde. Autant ceux de Pavel étaient bleus, autant ceux d’Anton étaient sombres, d’un brun presque noir. Elle se surprit à penser qu’elle ne se souvenait pas qu’ils étaient aussi ténébreux. Elle se rappelait surtout un visage dédaigneux, comme plein de rancœur. Mais désormais Anton savait sourire. Bien sûr, avec hésitation. Bien sûr, c’était un sourire désemparé — mais il souriait.

Elle avait cru ne jamais le revoir — elle l’avait même espéré — et pourtant ils se retrouvaient. Mais d’une trop étrange façon. D’autre part, ce qui était changé, c’était qu’elle n’avait plus rien à craindre de lui. Les seules peurs qui pourraient l’atteindre seraient celles de leur passé. Mais ça n’arriverait pas.

Lui non plus ne savait pas comment se comporter. Il la redécouvrait, ou plutôt la découvrait puisque d’elle seuls quelques infimes souvenirs avaient survécu. Et quoi lui dire ? Lui parler de son amnésie, qui échappait à toute classification ? Divers diagnostics avaient été émis. Aucun n’avait pu tenir très longtemps, et il était devenu un cas troublant. Quelque soucoupiste avait même tenté de faire de lui une bête de foire, voulant trouver en lui la preuve de ses théories. Il l’avait écouté patiemment, mais l’avait ensuite flanqué dehors.

Tout étonné, il s’interrompit. Il venait, sans s’en rendre compte, de lui raconter l’hôpital, les interrogatoires de la police, puis l’insistance de cet amateur de choses étranges, bref tout ce qui, pour finir, l’avait incité à quitter l’Allemagne. Il n’osait pas encore avouer que son départ avait une autre raison : la rencontrer, elle, et lui demander une chose, une seule, avant de partir avec son frère pour le Canada.

Mais elle savait ce qu’il était venu chercher. Elle savait parfaitement ce dont il avait un besoin vital, la seule chose à laquelle il pourrait raccrocher son existence. L’espace d’un instant, elle se demanda si elle n’allait pas, d’une certaine façon, le trahir. Mais il n’était plus temps de trébucher sur des questions. Elle posa une main sur la sienne et, s’excusant de son tchèque qui ne coulait plus aussi naturellement qu’autrefois, elle entreprit de lui raconter leur histoire.

La narration des premières semaines de leur relation fut presque exacte, jusqu’à son installation chez lui, dans son appartement de Montmartre. Mais elle poursuivit alors, sans une pause qui aurait pu la trahir ni sans changer son rythme, en inventant une vie à deux qui, au lieu de cette litanie de jours mécaniquement répétée, aurait été une succession de petits bonheurs. Elle masqua le sacrifice de son existence en insistant sur la difficile genèse du roman qu’il écrivait, et dont elle n’avait pas voulu le distraire. Elle convertit les jours noirs où il accumulait sa fureur contre elle en pauses durant lesquelles ils allaient marcher en forêt, silencieux mais côte à côte. Si d’un coup elle avait abandonné ses travaux de traduction, c’était pour être près de lui et l’assister, taper ses manuscrits, discuter avec lui des passages dont il doutait. Elle avait délaissé ses amis, sa famille, parce qu’elle tenait à garder toute son attention pour lui seul. Et si elle l’avait quitté, c’était parce qu’elle croyait qu’elle l’entravait et que son absence serait préférable. Cette conclusion du moins était presque une vérité, mais comme en un miroir : lorsqu’il l’avait chassée, c’était en l’accusant de le mettre hors d’état d’écrire.

Enfin elle se tut, à bout de forces. Il l’avait écoutée sans rien dire, les yeux mi-clos, souriant aux anecdotes amusantes dont son imagination avait peuplé les quatre ans qu’ils avaient passés ensemble. Elle avait seulement pris soin d’inverser la tonalité des événements sans jamais trop détailler, espérant demeurer crédible. Lorsqu’elle eut achevé son récit, un silence s’installa. Il garda la tête penchée un moment, sans poser de questions. C’était comme s’il n’osait pas parler, mais pour finir son visage s’anima. « C’était un très beau mensonge, dit-il. Je l’accepte. Je serai celui dont tu as inventé le souvenir. Quelqu’un d’agréable, de charmant. Je pense qu’en vérité je ne l’étais pas du tout. Mais merci. Désormais, cette histoire sera ma mémoire. »

Elle demeura bouche bée, stupéfaite. Il ne l’avait pas crue. Mais n’était-ce pas inévitable ? Elle voulut lui demander pardon, mais il posa un doigt sur ses lèvres avant qu’elle parle. « Ne dis rien. Surtout, ne dis rien. N’ajoute rien. Ne détruis pas ta vengeance. Parce qu’en quelque sorte, c’en est une, n’est-ce pas ? » Elle baissa les yeux. Pavel, même évasivement, avait dû lui dire qu’entre eux, ce n’avait pas été une passion flamboyante — ou bien, emplie de flammes noires. Voilà pourquoi il n’avait pas pu la croire. Mais pourquoi alors accepter le don de cette fable ? Et pourquoi employer ce terme de vengeance ?

Sans doute, désormais, douterait-il d’avoir été tel qu’elle l’avait décrit. Jusqu’à la fin, il se demanderait qui il avait été réellement. Ce serait une torture à la hauteur de l’espérance qu’il avait placée dans leur rencontre. Elle aurait dû lui raconter la vérité qu’il attendait, une vérité qui aurait repris place dans le cours de sa vie et pour laquelle un véritable pardon eût été possible. Comment avait-elle pu se tromper à ce point ? En transfigurant les souvenirs, elle enfonçait en lui un fer rouge. C’était une vengeance, oui, bien qu’involontaire. Et elle lui avait porté un coup qui l’atteindrait elle aussi.

Il se leva, s’éloigna sans rien ajouter. Elle serra les poings, prête à crier, à pleurer. Ce n’était pas ce qu’elle avait voulu. Tout ce qu’elle avait désiré, c’était une libération définitive. Il n’y en aurait jamais, ni pour elle ni pour lui. Jamais. Ses yeux se brouillèrent. Elle demeura longtemps sur le banc, désormais seule, frissonnant dans l’irrémédiable silence. Puis son regard se détacha de ses mains crispées sur ses genoux et glissa lentement le long de l’allée. La flaque de soleil qui bien plus tôt s’était aventurée sur une acanthe avait disparu, et le jardin s’emplissait d’ombre.

Annotations

Vous aimez lire Jean-Christophe Heckers ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0