Arithmétique des Limbes

14 minutes de lecture

La brume reflue sur le delta. Depuis le lever du soleil, quelques petites barques s’éloignent lentement en direction de la mer. Du haut du piton de lave qui perce la plaine, j’aperçois au loin leurs voiles ocre, éparses sur les derniers méandres. Au pied de l’escarpement, le port de Berens est presque désert. Alors qu’autrefois les quais étaient encombrés dès l’aube, il semble ne plus demeurer ici qu’une poignée de pêcheurs. La ville elle-même est méconnaissable. Bien des vieilles demeures paraissent avoir été abattues ou reconstruites. Mais mes maigres souvenirs peuvent me leurrer.

Je suis demeuré longtemps loin de cette terre. Né dans une des petites impasses qui surplombent la rade, je devais en être arraché quelques années plus tard, lorsque les Rabatteurs sont venus me chercher. Ici tous savaient que j’étais différent, mais aucun ne s’en inquiétait, car il était courant, depuis que la Compagnie avait pris pied sur notre monde, que naissent des enfants qui ne ressemblaient pas aux autres. Leurs yeux étaient clairs, trop clairs, trop pâles, alors que sur la côte tous avaient d’ordinaire le regard sombre. Et comme les hommes de la Compagnie, leur chevelure était volontiers d’or fin plutôt que de jais. Cette ressemblance étonnait, cependant ceux-ci ne se mêlaient pas à la population, et jamais il n’y eut de soupçons d’adultères.

Dès qu’ils savaient parler, ces bambins ne tardaient pas à poser des questions troublantes. On devinait alors qu’ils discernaient les pensées des adultes. De façon malhabile, incertaine, qui ne portait pas à conséquence. Comme tels étaient les devins de jadis, qui savaient si mal débusquer les secrets les mieux dissimulés, on imaginait le plus souvent que c’en étaient les lointains héritiers. Ce qui expliquait peut-être, estimait-on, le curieux intérêt que leur portait la Compagnie.

Car elle seule s’en inquiétait réellement. Ils étaient les proies favorites de ses Rabatteurs, qui les traquaient avec un acharnement impitoyable. Ils employaient souvent à leur propos des termes insolites. Mutant était l’un des mots incompréhensibles qui revenaient le plus souvent. Ils n’avaient pas l’air de se tenir pour responsables de leur existence, mais l’apparition de ces bébés étranges, qui avait suivi de peu celle des nefs volantes de la Compagnie, ne pouvait être un hasard. C’était une évidence pour tous, qu’elle s’escrimait à réfuter. Il avait fallu conclure qu’il était inutile de chercher à insister. D’ailleurs la Compagnie était puissante. Elle ne plaisantait jamais quand ses intérêts étaient en jeu. Mieux valait se méfier.

Qui saura jamais d’où sont originaires ces étrangers ? Ils nous ressemblaient, se comportaient comme nous, et disaient venir d’une autre Terre. Laquelle n’était ni loin ni près. Ils expliquaient qu’elle se confondait avec la nôtre tout en étant différente. Difficile à comprendre et difficile à croire. Ce qu’on savait d’eux se résumait presque à ces vastes oiseaux d’acier qu’ils utilisaient pour aller et venir, sauter d’un continent à l’autre ou s’enfoncer dans les profondeurs du ciel. Ils avaient surgi une nuit d’hiver, trois sillages de feu au-dessus d’un océan. Trois, pour commencer. Bien d’autres vinrent ensuite. Ils n’ont jamais expliqué pourquoi.

Ils savaient sûrement ce qui allait se passer. Neuf mois après qu’ils se soient établis sur une île lointaine qu’on disait glacée, venaient au monde les premiers enfants au regard limpide. Ils ne tardèrent pas à les recueillir un par un. De gré ou de force. J’étais donc de ceux-là. Mais, pour quelque raison, ils ne vinrent me chercher que lorsque j’eus sept ans. J’étais déjà capable de deviner que je ne devrais pas revoir les miens avant longtemps. Très souvent je songerais en vain aux marécages où mon père m’entraînait durant ses chasses, au clapotis de l’eau qui caressait les pierres du quai, et à la fenêtre de ma chambre d’où je voyais se lever le soleil, fantôme indécis dans les vapeurs de l’aube. Ce serait une bien mince consolation, et plus tard viendrait le temps où je ne prendrais même plus la peine de rêver.

*

Ils ne m’ont guère appris plus que ne l’auraient fait nos écoles. Je sais lire, écrire, compter. Mieux que beaucoup d’autres, peut-être. Mais je ne connais en fait rien de si différent qu’on me tiendrait pour fou si je venais à en parler. Hormis que je pourrais raconter avoir vécu bien par-delà les nuages, presque au milieu des étoiles, dans ce qu’ils dénommaient la Station. Ils lui attachaient beaucoup d’importance. Ce n’était pourtant qu’un gigantesque tonneau de ferraille qui tournoyait pour que nous gardions les pieds au sol. J’ai fini par comprendre que, si loin de cette bulle bleue qui est notre monde, sans cet artifice on flotterait dans l’air.

C’est, pour l’essentiel, la seule chose que j’ai découverte, et qui provoquerait l’incrédulité chez n’importe qui. Sinon, ils se sont contentés de nous instruire presque comme si nous n’étions que des gamins puis des adolescents parfaitement ordinaires. Leur plus grande préoccupation a été, et ils y tenaient plus qu’à n’importe quoi, de nous faire conteurs de nombres. C’est là un art que l’on cultive depuis l’origine du monde. De nombreuses confréries le perpétuent dans nos capitales, mais aucune n’aura jamais ressemblé à celle que nous avons constituée quand nous tournoyions dans le néant. D’ordinaire, le conteur élabore son œuvre seul, et la délivre ensuite aux autres, qui pourront s’en emparer, la poursuivre, la transmettre à leur tour. Alors que nous en façonnions une, et une seule, tous ensemble, et que seule la Compagnie en profiterait jamais.

Ensemble : car alors nous allions plus vite et plus loin que n’importe qui. Si vite et si loin que nous avions même du mal à l’admettre. Nous n’étions plus qu’une seule pensée, quand bien même étions-nous mille à tisser le conte. Réservée à nos longues séances de création, une salle immense au sol incurvé — dans la Station, nous avions fini par nous habituer à l’absence d’horizontalité — était recouverte de matelas sur lesquels, dans la posture qui convenait le mieux à chacun, nous déployions collectivement les arabesques de la mathématique. L’un d’entre nous, tiré au sort, portait un lourd casque de métal et de verre, d’où serpentaient des brins multicolores reliés à une machine qui retranscrivait notre œuvre sur un vaste écran occupant tout un mur, bientôt tapissé de signes élégants que nous ne reconnaissions pas. Mais les hommes de la Compagnie semblaient capables de les lire, à défaut de les comprendre. Souvent ils ne cachaient pas leur étonnement, et par de grands gestes s’interpellaient les uns les autres, comme si nous avions trouvé quelque chose qu’ils recherchaient depuis longtemps. Était-ce le cas ? Peu nous importait. Ce conte, nous le ressentions, était le plus beau qui ait jamais été composé, et notre seul chagrin était que jamais d’autres ne pourraient le partager. Nous en serions les uniques dépositaires, tant que nous ne serions pas séparés. Mais qu’adviendrait-il si nous devions être dispersés ? Nous évitions de nous poser la question.

*

Nous achevâmes de grandir. Il me semblait que le temps s’était arrêté le jour où un Rabatteur avait franchi le portail, m’avait tranquillement observé jouant dans la cour, puis m’avait désigné à mes parents et avait réclamé que je le suive. Ils n’avaient pas su s’opposer à lui. Mon père avait imaginé que, si un de ces hommes venait à traîner en ville, il me cacherait sur une île où ils n’iraient pas me chercher. Mais ils avaient coutume de ne jamais vous donner le temps de réagir. Avec eux, rien à faire. Il était toujours trop tard. Et comme l’arme qu’il portait au côté ne permettait aucun espoir de résistance, on le laissa m’emporter. Ma vie ne fut alors plus qu’un raccourci vertigineux, je ne me sentis pas devenir adulte. Tout juste conteur. Un conteur qui, privé de ses semblables, ne serait plus rien.

Peut-être avaient-ils obtenu ce qu’ils voulaient. Peut-être avaient-ils d’autres raisons. Nous ne pourrons jamais que spéculer. Au terme d’une journée à dénouer le conte, nous ne pûmes pas nous empêcher de percevoir que ç’avait été le dernier. Le visage de certains trahit leur désespoir. Un conte n’est jamais achevé, il doit être prolongé par des générations de conteurs. Le nôtre les avait tous surpassés, et il fallait l’interrompre ? Sans qu’on nous en confie la raison ? D’un seul coup ? Nous ne pouvions ni le comprendre ni l’accepter. Notre vie entière lui avait été sacrifiée, même nos amours n’avaient jamais été que secondaires. Et soudain, avec une brutalité que nous n’aurions jamais imaginée, on nous dépouillait de tout.

Nous n’arrivâmes pas à les fléchir. La décision était irrévocable : nous rentrerions chez nous, alors que ça n’avait plus grand sens, et ils emporteraient le conte. Sans rien nous en laisser. Sans aucune contrepartie. Ils nous avaient malheureusement trop bien dressés. Désemparés, nous sommes demeurés dociles. Il ne nous est même pas venu à l’esprit que nous étions en nombre suffisant pour nous révolter, et que leurs armes ne suffiraient pas à nous mater. Nous les jugions sans pitié, et d’un certain côté ils l’étaient. Mais avaient-ils le choix ? Il m’a semblé, ce qui n’était qu’une impression, qu’ils n’obéissaient qu’à des ordres stricts qui les avaient désarçonnés. Ils s’efforcèrent, malgré tout, d’atténuer nos inquiétudes. Chacun saurait où sont les autres, et si nous le désirions, nous pourrions nous retrouver. Pour sinon reprendre ce conte-ci, du moins en élaborer un nouveau. Ils n’oubliaient qu’une chose : entre certains de nous, il y aurait bien des mois de voyage.

*

Hier encore la côte était une ligne minuscule, le delta presque imperceptible au travers des vitres épaisses de la salle d’observation. J’attendais mon tour, ayant rassemblé mes maigres affaires. De petits vaisseaux rapides faisaient depuis la veille des va-et-vient incessants entre la Station et le sol. J’avais déjà vu partir Renim, Joons, Edlil, avec qui je partageais une chambre depuis si longtemps. Et moi, quand entendrais-je mon nom, Fenrir, que j’avais presque oublié faute d’avoir eu besoin de l’utiliser ? Entre nous c’était inutile, puisque nous nous reconnaissions par le sillage que laisse l’âme derrière elle. Seuls les hommes de la Compagnie nous appelaient encore à haute voix, et parfois ils s’étonnaient que nous ne répondions même pas, oublieux que ces quelques syllabes nous désignaient.

Soudain, au sein d’une longue litanie prononcée mécaniquement, s’est glissé ce nom qui m’était devenu étranger. J’ai tourné le dos au néant et pendant tout le voyage de retour ai fermé les yeux, sans savoir au juste pourquoi. Bientôt je titubais entre les navires d’acier posés au milieu d’une plaine nue qui n’était que sable et pierres brûlées de soleil, grimpais dans un engin plus petit dont les ailes aiguisées trancheraient définitivement le fil de mon existence passée. On me fit avaler des pilules, on s’inquiéta de me voir désorienté. J’avais bien du mal à retrouver un haut et un bas, un horizon lointain et un zénith inaccessible, et trébuchais à chaque pas comme si le sol que je foulais se dérobait sans cesse. De nouveau assis je devais me sentir mieux, et on m’avait confié une boîte pleine de médicaments qui me seraient nécessaires le temps de me réadapter. Nous survolions des collines acérées et maussades. Puis je m’endormis malgré moi et ne me réveillai que parvenu à destination. Le soleil se levait à peine.

Nous étions trois à débarquer. Je n’avais jamais qu’entraperçu Samaon et Derns, et aurais pu longtemps ignorer qu’ils étaient eux aussi de Berens. Généralement, là-haut, on ne parlait pas de ses origines. On préférait en rêver, quelquefois, lorsque les lumières étaient éteintes et qu’on s’apprêtait à dormir. Mais plus les années passaient et moins elles hantaient nos songes, se défaisant bribe après bribe jusqu’à ce qu’il ne reste plus de leur souvenir que le tracé d’une ombre, pâli par le temps, presque invisible.

Personne ne nous attendait. Si ce n’était pas vraiment une surprise, j’étais pourtant désappointé. Ils auraient pu prévenir quelqu’un de notre retour. Avertir nos parents, nos frères et sœurs. Durant toutes ces années, j’étais resté sans nouvelles d’eux, il fallait croire qu’eux-mêmes n’avaient jamais rien su de ce que je devenais. Mais j’avais espéré que peut-être, en voyant surgir un oiseau de métal, ils penseraient à moi. Lorsque je mis le pied sur cette terre que je voulais encore mienne, assailli par l’odeur de la mer, je compris que ce n’avait pas été le cas. Nul ne m’accueillerait, et nous étions trois garçons qui ne savaient plus pourquoi ils étaient revenus.

Les deux autres sont aussitôt partis, sans rien dire, rejoignant le port en coupant à travers les marais, comme s’ils se souvenaient du chemin à suivre. Je suis resté seul tandis que l’appareil faisait demi-tour et s’élançait avec un hurlement strident. Je l’ai regardé trouer le ciel puis ai chargé mon bagage sur l’épaule, les yeux fixés sur le promontoire sombre en arc au pied duquel le bourg s’est établi. Je voulais commencer par le gravir, et du sommet observer les alentours. Ensuite seulement je retournerais chez moi.

*

Des buissons épineux recouvrent désormais presque le sentier qui de tout temps était emprunté pour monter jusqu’au sommet. J’ai dû plusieurs fois me frayer un chemin avant de parvenir aux premiers rocs. Ensuite la progression était plus facile, même si je ne cessais de récolter des griffures. Je me suis enfin assis sur une dalle noire, ai regardé autour de moi, le souffle encore court. Tout me paraît immense, je n’arrive pas à croire que le monde soit aussi vaste.

Dans le ciel s’estompe le sillage de l’appareil qui m’a ramené ici. La Compagnie plie bagage. Elle n’enverra plus ses Rabatteurs traquer les gamins blonds. Il n’en naîtra d’ailleurs sans doute plus. Faut-il l’espérer ? Nous pourrions, nous qui savons comment, faire d’eux de nouveaux conteurs et, qui sait, ils pourraient peut-être — mais quoi donc ? Poursuivre notre œuvre ? En fait je l’ignore. Comme j’ignorerai jusqu’à ma mort ce qu’était la Compagnie. Des marchands l’avaient baptisée ainsi, par ironie, car dans les premiers temps ses agents se contentaient d’échanger des babioles inutiles contre d’autres. Il fallut bien des mois avant qu’on soupçonne qu’ils avaient d’autres buts qui resteront à jamais obscurs. Mais quelle importance ?

Une dernière voile disparaît au détour d’un méandre. La chaleur croît peu à peu et je dois desserrer mon col. L’oubli des saisons m’a frappé d’un seul coup. Que signifie donc avoir trop chaud ou trop froid ? Là-haut était le règne de la tiédeur. Ici, finalement, j’aurai tout à apprendre. Mon monde n’était en somme plus qu’une cage d’acier. Et je suis à l’image de ces curieux agents de la Compagnie, je ne ressemble en rien à ces quelques pêcheurs qui chaque matin mènent leurs esquifs jusqu’à la mer. Ils nous ont modelés à leur convenance, sans se rendre compte qu’ainsi nous ne serions plus bons à grand-chose. À tisser des contes ? Certes. Mais rien de plus.

Je décide de redescendre. Loin en dessous de moi j’aperçois une cour qui me fut familière, celle de la maison de mes ancêtres. Elle me paraît déserte, et les terrasses du jardin accroché à la pente sont encombrées d’une végétation anarchique. Est-elle abandonnée ? Je m’arrête soudain. Pourvu que ce ne soit pas le cas. Mes parents ne l’auraient pas quittée, j’en suis persuadé. À moins qu’ils n’aient pas pu faire autrement. À moins qu’ils ne soient morts. Cette perspective ne m’avait jusque-là même pas effleuré. Presque vingt ans se sont écoulés. C’est bien plus qu’il n’en faut pour que n’importe quoi arrive.

Je repars presque en courant, puis ralentis. À quoi bon me hâter ? Ça ne ferait plus aucune différence. Mais lorsque je dépasse la première maison, les battements de mon cœur se précipitent et de nouveau mes pas s’accélèrent. Une vieille femme me regarde passer. Étonnée, me semble-t-il, mais elle ne dit rien. M’aurait-elle reconnu ? Elle doit savoir bien des choses qu’il va me falloir découvrir. Dois-je aller lui parler ? Elle a déjà disparu dans l’embrasure de sa porte, et de toute façon je n’aurais pas osé l’aborder.

Puis je m’arrête devant notre portail — en fait à peine quelques planches mal dégrossies. Des touffes d’herbes s’insinuent dans le pavage de la cour, le revêtement des murs s’est détaché par plaques entières, mettant à nu la pierre. Les volets sont fermés sauf l’un d’eux qui pend, à moitié décroché, laissant voir une fenêtre béante dont la vitre est brisée. À ma droite, l’appentis dans lequel nous stockions le bois pour l’hiver est vide. C’est une maison morte que je retrouve.

La porte est entrebâillée. Je n’ai qu’à la pousser pour entrer — les poignées ont disparu. Des fragments de verre crissent sous mes semelles, je parcours un couloir sombre, pénètre dans des pièces qui ne me rappellent plus rien, vides et vierges de tout souvenir. Aurais-je pu imaginer que j’ai vécu ici ? Je le croirais presque. Et d’ailleurs c’est tout comme. J’étais bien trop jeune quand on est venu me chercher. Je ne conserve même que de fugaces images de ma chambre, à l’étage, qui se précipitent en désordre lorsque je parviens devant l’escalier. À mi-hauteur bée la fenêtre au travers de laquelle je m’amusais à interpeller ma mère tandis qu’elle étendait le linge.

Les odeurs d’alors me reviennent. Celles de la lessive, naturellement. Celle de la cire qui, chaque semaine, servait à nourrir les boiseries. Et les parfums qui se répandaient depuis la cuisine. Étrangement, je me rappelle davantage les senteurs que l’apparence qu’avait alors la maison. Ce n’est peut-être pas très étonnant.

Une marche grince et je m’arrête, regarde dehors. Il n’y a rien à voir, plus rien à reconnaître. Ce ne sont que broussailles parties à l’assaut des murets, la pompe rouillée disparaît sous les ronces. Sous l’ombre d’un figuier mourant, un chat m’observe, inquiet comme si j’étais venu le déloger. Il se tapit bientôt, ne me lâchant pas des yeux, patient : je finirai bien par m’éloigner et par lui rendre son domaine. Bien sûr. Ici, je ne suis plus chez moi. Mais alors, où est ma terre ? Nulle part ? Et où sont partis les miens ?

Je m’assieds avant d’atteindre le premier étage. À quoi me servirait de retrouver ma chambre ? Elle ne peut qu’être vide, comme toutes les autres pièces. D’ailleurs je ne m’en rappelle plus assez pour que ça vaille la peine d’y pénétrer. Seul le sentiment de sécurité que j’éprouvais, blotti sous la couette qui me protégeait des spectres de la nuit, me revient encore. Désormais je sais que rester dans cette maison, devenue inhabitable, est tout à fait inutile. La peinture des murs a disparu, le plâtre s’effrite, seul le vent y règne. Et le chat, sans doute. Il n’a toujours pas bougé et me surveille encore.

Repartir. Est-ce la seule perspective qui me soit accordée ? Je pourrais sans doute rejoindre une Cité et m’y faire connaître comme conteur. Mais il n’est pas sûr qu’on m’accepte. Sinon, que faire ? Je ne tiens pas à devenir un errant. Pêcheur, alors ? Mes mains sont trop malhabiles. Je sais tourner de belle façon le poème des nombres, je connais quelles rimes se glissent au sein des plis et replis d’un calcul. Et rien, vraiment rien d’autre. Surtout pas la manière de réparer un filet.

Je ferme les yeux et, le front posé sur mes genoux, balbutie le chant de la course qu’effectuait la Station — son orbite, comme disaient les hommes de la Compagnie. J’en suis persuadé, ils n’ont pas compris ce qu’ils faisaient réellement. Ni en nous emportant avec eux ni en nous renvoyant. Encore moins en nous renvoyant. Ils auraient dû, plutôt, nous emporter avec eux. Surtout que je les soupçonne de nous avoir créés. Qui sait jusqu’où nous aurait alors menés le chant ?

Redressé, je regarde fixement devant moi et ce regard se porte jusqu’aux étoiles qu’on aurait pu me faire frôler, qui sait ? Mais à quoi bon regretter ? Personne n’attend désormais plus rien de moi, et je n’ai pour ma part plus rien à attendre. Je me lève, regarde une dernière fois autour de moi, ces cloisons lépreuses, cet escalier au bois pourrissant. Enfin, laissant là mon bagage, je ressors de la maison, franchis les limites de la ville pour, sans plus me retourner, marcher droit vers l’Orient, sans chercher à savoir où mes pas me mèneront.

Annotations

Vous aimez lire Jean-Christophe Heckers ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0