La Roseraie

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À l’aurore, le parc était fatalement désert. Éveillé depuis longtemps, il finissait par tirer les rideaux de sa chambre puis, ouvrant la fenêtre, parcourait des yeux les méandres abandonnés des allées. C’était son immuable rituel. Il lui arrivait parfois de s’habiller et de descendre s’y promener, partant alors vers la droite pour faire le tour du lac avant de terminer par le labyrinthe de la roseraie.

Mais plus maintenant. Pas cet été. La douleur qui au fil des mois prenait possession de lui n’y était pour rien. Il avait appris à la dompter. Il se contentait pourtant désormais de tirer les rideaux, d’ouvrir la fenêtre et de regarder.

Une brise encore fraîche montait jusqu’à lui. Derrière les marronniers de la Grande Allée fluait la lumière et du côté du lac, près du Pavillon de l’Impératrice, canards et cygnes entreprenaient de s’ébrouer. Il n’y avait d’abord que ces bruits d’oiseaux. Puis, presque indistinct, lui parvenait l’écho celui de ses pas ; d’un coup elle semblait surgir d’une allée secrète, puis s’immobilisait au milieu des roses.

Elle restait là sans bouger de longues minutes. Alors, il s’appuyait au rebord de la fenêtre, retenait son souffle. Trop loin pour bien la distinguer, il croyait clairement discerner la grâce qui émanait d’elle. En revanche il eût été incapable de décider si elle était belle ou non, ce qui lui importait peu.

Secouant légèrement sa longue chevelure brune, elle se mettait enfin à marcher. Lentement. Attentive. Sentier après sentier. Effleurant du bout des doigts rose après rose. Il avait alors le cœur battant comme un enfant qui vient de découvrir une merveille. Bientôt, les longues secondes durant lesquelles elle disparaissait derrière le petit kiosque à musique lui étaient autant de tortures. Il redoutait par-dessus tout ce moment.

De temps à autre elle se penchait, paraissait murmurer quelque chose, se redressait. Quelles pouvaient être ses paroles ? Il se sentait incapable de les imaginer. Tandis qu’elle effleurait fleurs épanouies et boutons encore hésitants, qu’elle leur chuchotait ces mots qu’il brûlait de pouvoir entendre, le traversait une vibration ténue, douce et obsédante. Et, mieux que la clarté de l’aube qui se déployait au-dessus des arbres, elle apportait au cœur du parc une lumière qui avivait les parterres. Il eût également aimé savoir comment elle réussissait ce prodige, mais pour tout cela il eût fallu descendre, se résoudre à l’aborder. Il n’osait pas. Il ne pouvait pas oser.

Elle portait chaque fois une robe différente, mais toujours en accord avec les Grand Siècle, les Roi de Siam, les Fêtes Galantes, et autres variétés aux dénominations curieuses dont ses doigts frôlaient les pétales avec ces gestes patients, subtils, qui n’appartenaient qu’à elle. Au début de l’été elle était soudain apparue, et il avait été surpris de cette présence qui, les premiers jours, l’avait perturbé. Mais, depuis le premier matin où il l’avait aperçue, observée, semblant errer sans but dans ce qu’il avait jusque-là considéré comme son domaine, il craignait d’aller s’y promener. Pour ne pas la déranger. Pour ne pas — qui savait ? — l’effrayer au point de ne jamais revenir. Jusqu’à présent, aucun jour ne s’était écoulé sans qu’elle n’en marquât l’aurore de son passage, même lorsqu’il pleuvait. Il la voyait alors passer, réfugiée sous un immense parapluie sombre.

Il avait vite découvert qu’il tenait à l’apparition de cette femme dans le parc, à une heure que d’autres eussent trouvée insolite, sinon louche. Il eût été désemparé si elle avait déserté ce moment qu’entre tous il chérissait désormais. Pourtant il ignorait tout d’elle. Elle venait. Elle l’apaisait. Elle le ravissait. Pendant un long moment il croyait avoir soixante ans de moins. Il se contentait de cela, et refusait de se poser la moindre question comportant un qui ou un pourquoi. Il espérait seulement qu’elle n’avait pas découvert qu’un vieillard l’épiait, imprudent et impudent, depuis le second étage d’une des résidences cossues qui bordaient le parc.

Peu à peu il s’était mis à craindre l’arrivée de l’automne. De nombreuses semaines les en séparaient, mais qu’étaient donc quelques semaines ? Les roses faneraient. L’aurore se ferait tardive. La fraîcheur de la nuit s’aviverait mais perdrait ce charme si particulier. Et elle finirait par ne plus venir. De nouveau il serait seul, plus seul encore qu’auparavant. Absolument seul.

*

La moitié de l’été venait de passer. Les jours étaient d’un bleu assommant, l’air surchauffé étranglait la ville. En début de soirée, seul l’écho des fontaines et des jets d’eau donnaient l’illusion qu’ici la chaleur était moindre. Lorsqu’ils s’éteignaient, vers minuit, les ténèbres devenaient soudain suffocantes. Il se couchait alors pour tenter de gagner quelques heures de sommeil, tandis que le ventilateur nonchalant bourdonnait en vain.

L’infirmière, chaque après-midi, lui reprochait de se laisser aller. Il ne suivait plus à la lettre son traitement. Il mangeait irrégulièrement. Il ne dormait pas assez. Mais, dame ! Comment aurait-on pu espérer dormir par des températures pareilles ? Et il n’était absolument pas question de somnifères. Il la laissait bougonner, manipuler la seringue, s’inquiéter de savoir s’il allait bien passer la nuit — et s’il allait rester sage. Il la rassurait sommairement pour, avec la plus exquise politesse, la mettre au plus vite dehors.

Ensuite, il attendait l’aurore à venir, avec une impatience qui chaque nuit croissait. C’était déraisonnable. Mais à son âge, il pouvait enfin de nouveau se le permettre. Comme lorsqu’il avait vingt ans, quand il avait rencontré Mathilde. Ah ! Mathilde, qui pour finir lui préférerait un colonel qui avait bien dix ans de plus qu’elle, et cajolerait ses chevaux plutôt que son épouse. Il regrettait encore de ne pas s’être alors montré plus audacieux.

Une nuit, justement, il s’éveillait d’un rêve dans lequel Mathilde se moquait de lui, de son incapacité à déclarer clairement sa flamme, lorsqu’il sentit une douleur violente qui se propagea depuis sa poitrine jusqu’au bras gauche. Elle dura une quinzaine de minutes, puis s’estompa, mais encore terrifié il n’osa pas se recoucher et, assis, attendit en ruminant des idées sombres que seules les premières lueurs et la promeneuse d’avant le jour réussirent à effacer. Il décida de ne rien dire à l’infirmière. Elle alerterait le médecin, qui sans doute tenterait de le forcer à un séjour à l’hôpital — ou pire. Alors il savait qu’il la perdrait. Cette perspective l’effrayait encore plus : il convenait donc de se taire, voire de mentir.

Durant la semaine qui suivit, les orages se succédèrent et la température finit par être plus supportable. Elle poursuivit sans faiblir ses visites, parfois sous une averse battante et au milieu des bourrasques. Il s’en étonna, mais pas tant que ça. Après tout, elle était la Dame de l’Aurore. Il dut prétexter la distraction quand l’infirmière nota que la moquette était sérieusement trempée. Il n’avait pas fait attention, ce matin-là, en ouvrant la fenêtre, et la pluie s’était engouffrée chez lui. Elle le considéra de son œil soupçonneux, serra les lèvres, mais préféra attendre que survînt un autre incident avant d’agir. Il était bien vieux, mais n’avait pas l’air sénile. Il convenait toutefois de se méfier. C’était un rusé. N’avait-il pas, au début de l’hiver, jeté ses médicaments, croyant qu’elle ne s’en apercevrait pas ?

Puis le temps se remit au beau fixe et la canicule s’installa une fois de plus, timidement, moins timidement, et pour finir avec une férocité encore inégalée. Il savait comment s’y prendre avec le mal qui le rongeait patiemment. Pas avec une telle chaleur. Il se débattait péniblement, gardait un linge humide à portée de main, et ne perdait pas de vue les bouteilles d’eau minérale qu’il se faisait livrer par l’épicier du boulevard. En journée il demeurait enfermé chez lui, volets clos. Au soir il s’efforçait d’évacuer l’air brûlant qui, malgré ses efforts, avait réussi à s’installer dans l’appartement, espérant en ouvrant toutes les fenêtres que des courants d’air seraient de quelque utilité. Mais l’atmosphère demeurait immobile.

Vint une nuit particulièrement torride. Pour la première fois il avait la tentation, quand l’horizon pâlirait, d’aller à sa rencontre. Pourraient-ils, ensemble, marcher dans la douceur indistincte qui accompagnait ses pas ? Il réfléchit longuement. Était-ce bien sérieux ? Bien entendu : non. Et pourtant. Irrésolu, il passa la nuit sans dormir. Puis, tel un automate, il fit sa toilette, s’habilla avec soin. Les gestes décidaient pour lui. Il se retrouva tout étonné en bas des escaliers. Mais là, une douleur lancinante le saisit, plus foudroyante encore que la première fois. Il ne parvenait pas à respirer, un étau broyait sa poitrine, et il pensa subitement qu’il devait se hâter. L’aurore était proche, il fallait absolument traverser la rue, s’asseoir sur le banc près du kiosque, avant son arrivée. Il tenta encore de faire quelques pas en direction de la porte. Désespéré il comprit alors qu’il n’y parviendrait pas, et s’affaissa contre le mur avec un gémissement déchiré.

Dans un ciel limpide, entaché d’aucun nuage, les étoiles s’estompaient. Une clarté diffuse montait, près du lac des battements d’ailes commençaient à se faire entendre. Un chien errant passa, humant le rebord d’une allée avant de trotter en zigzag au milieu des pelouses. Effrayé, un merle traversa la rue, disparut entre deux immeubles. Quelque part au loin une voiture fit hurler ses freins, cri atroce qui se répercuta d’arbre en arbre. Mais l’habituel bruit de pas ne venait pas. Ce jour-là, les roses patienteraient en vain jusqu’à l’aube, et se résigneraient finalement à endurer les longues heures de morsure du soleil, sans que nul ne se préoccupe d’elles. Il devait en être ainsi tous les autres jours qui allaient suivre.

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