Le Maître

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Certains jours, le monstre restait tapi dans l’ombre. Les volets de sa pièce demeuraient clos, tandis que seules les fourmis poursuivaient leurs allées et venues le long du mur. Infiniment patient, il attendait que son maître vînt le réveiller d’une tape bourrue, et donnait alors le meilleur de lui-même, durant de longues heures conclues par un claquement sec et un profond soupir. Ce monstre immense, tripode, doté d’une mâchoire démesurée dont les dents livides luisaient parfois dans la pénombre, occupait le tiers de la vaste chambre qui lui avait été dévolue au rez-de-chaussée. Il n’en avait pas bougé depuis plusieurs années, immobile, regardant vers la fenêtre, ne murmurant ou rugissant que quand des mains humaines osaient se poser sur lui.

Depuis une pincée de semaines, abandonné dans son antre plus souvent qu’il en avait l’habitude, le monstre restait dans l’expectative. Il arrivait que la petite Carla, gamine effrontée, se sachant seule et passant outre les interdictions, osât jouer avec lui. Mais elle ne s’attardait pas, préférant s’esquiver de la vaste demeure pour cajoler son poney, Amedeo, et lui faire parcourir plusieurs fois les allées du parc. Le monstre se souciait peu de cette enfant frivole et sans imagination. Car toute sa vie était dédiée à Maître Antonio Schiarrini, pianiste encensé par les critiques, et compositeur montant d’une génération hélas plus toute jeune.

Depuis plusieurs années, celui-ci menait de front sa double carrière, mais délaissait peu à peu et sans regret celle de concertiste pour se consacrer à ses propres créations. Comme tant d’autres, il avait été tenté par la direction d’orchestre, et avait à l’occasion tenu la baguette devant quelques prestigieuses phalanges, laissant toutefois auprès du public un sentiment mitigé : ses interprétations lorgnaient trop souvent vers les musiques qu’il composait lui-même. Volontiers désertiques et abruptes, ses symphonies étaient de vastes panoramas déchiquetés, incandescents, parsemés de blocs douloureux. Il en avait trois à son actif et escomptait, à condition que son cancer se tînt tranquille, en écrire encore quatre autres, qui seraient progressivement symétriques des premières. Ainsi en avait-il décidé : après le désert, la luxuriance des forêts vierges.

Il était sur le point d’achever la quatrième, pivot de l’ensemble, où se déployait la transition désirée vers une brûlante sensualité. Il y avait pourtant un mais. Et d’importance : il ne parvenait pas à trouver l’accord idéal qui viendrait parachever l’œuvre, à l’extrémité des ultimes mesures. Un accord ou quelques notes éparses, il n’était pas fixé : il fallait juste que ce soit étonnant sans être en contradiction avec le reste du mouvement. Alors que ce n’était vraiment pas grand-chose, il lui était impossible de découvrir ni la bonne combinaison ni la dynamique convenable. Ce qui avait été à peine agaçant durant quelques jours était bientôt devenu exaspérant. Qu’une pincée de notes lui résistât était inadmissible.

C’est ainsi que, depuis plus de deux semaines, Maître Schiarrini boudait son majestueux Steinway, qui demeurait confiné dans la pénombre, à peine visité par les fourmis et par deux souris qui avaient décidé de s’installer dans la cheminée, construite trois ans plus tôt sur un coup de tête de son épouse et depuis lors jamais utilisée, ce qui en faisait un logement parfait pour les deux rongeurs qui avaient vite employé un vieux bout de partition en miettes à des fins domestiques, et appréciaient de ne pas être trop dérangées par d’effrayants tintamarres pianistiques.

*

Maître Schiarrini, amer, pénétrait donc de moins en moins dans son cabinet de travail, et en ressortait de plus en plus vite. Son épouse, sa fille et sa fidèle maîtresse — une vieille bicyclette rouge — savaient qu’il ne ferait pas bon le contrarier. Elles ignoraient le motif de sa mauvaise humeur. Sans doute cela avait-il quelque chose à voir avec ces étranges gouttes noires sur du papier ligné, mais aucune n’aurait osé poser la moindre question à ce sujet, ce qui pour la bicyclette était plutôt facile. C’eût été risquer une des mémorables colères du Maître, qui étaient comme des icebergs se détachant d’un glacier au fond d’un fjord groenlandais : soudaines, imprévisibles, et vraiment impressionnantes. Elles évitaient donc de le froisser, voire l’évitaient tout court, ce qui avait malgré tout le don de l’irriter. Il eût aimé un peu de sollicitude de leur part. Il ne la trouvait que chez sa maîtresse rouge, qu’il chevauchait chaque matin pour se rendre au conservatoire, ou pour aller prendre un café avec son aîné, qui maniait superbement le crayon et fournissait aux journaux de petites bandes dessinées qu’on s’arrachait désormais même en dehors des frontières.

En matière de musique, Flavio n’avait jamais eu guère de goût que pour les guitares électriques. Il était malgré tout l’interlocuteur privilégié de son père dès qu’il était question de composition. Certes, lui-même n’était que le créateur de petites vignettes divertissantes, mais il comprenait parfaitement les doutes, hésitations, amertumes et remords qui taraudaient le Maître lorsqu’il s’attaquait à une nouvelle œuvre. De son côté, il se débattait depuis plusieurs mois avec un projet plus ambitieux que les maigres planches quotidiennes qu’il produisait avec une facilité nonchalante. Ce serait une vaste fresque, dans laquelle tout son talent pictural pourrait enfin éclater. Mais, comme son père, il butait sur des obstacles d’autant plus redoutables qu’ils semblaient insignifiants. L’un des siens avait pour prénom Matteo, son coscénariste, qui s’était également chargé des dialogues. Or si le scénariste était imaginatif, le dialoguiste l’était bien moins. En outre il était paresseux — défaut rédhibitoire pour un Schiarrini. Flavio craignait donc de ne jamais arriver au bout de Trois Fleuves, à moins de se lancer lui-même dans le remplissage des phylactères, perspective qui l’indisposait beaucoup.

Vous l’aurez compris, tous deux se remontaient le moral, et tandis que la mère se réfugiait auprès de jeunes peintres de préférence homosexuels, mais surtout comme elle alcooliques, et que la sœur découvrait les ineffables joies de l’équitation en compagnie d’un voisin de trois ans son aîné, Flavio écoutait respectueusement son père, qu’avec le plus grand sérieux il tentait d’aider, comme il l’avait déjà fait à de nombreuses reprises, usant à cette fin de petits conseils parfois surprenants : s’asseoir dans une pièce sombre et se concentrer sur le silence, regarder une image et laisser venir à lui la musique… Ces idées, pour d’aucuns bien étranges, avaient plusieurs fois été couronnées de succès. Maître Schiarrini était fier de l’appui de son digne héritier. Mais, concernant cette symphonie, leurs efforts réciproques demeuraient vains. Ils convinrent bientôt qu’ils avaient besoin d’une solution inédite, et passèrent plusieurs matinées à la chercher.

Un vendredi de fin novembre, les joues enflammées, Flavio accueillit son père avec une excitation qui ne lui était pas coutumière. La solution, il la tenait. Ils avaient tous deux besoin de repos, mais avant tout d’isolement : ils pourraient passer quelques jours dans la demeure ancestrale de Fiesole*, où ils voulaient depuis longtemps déterminer quels travaux étaient rendus nécessaires par des années d’inoccupation. Ils pourraient ainsi fuir les désagréments de Bologne, et cesser de ruminer sur leurs déconvenues. Maître Schiarrini accepta aussitôt, enthousiasmé par l’idée. Il proposa cependant de louer une chambre d’hôtel, jugeant que malgré la clémence de cet automne, leur minuscule palais renaissance risquait de rester pendant plusieurs jours un peu trop frais.

*

Le projet parut curieux à Mme Schiarrini, mais elle se doutait bien que son époux avait depuis toujours une secrète âme d’architecte. D’autre part, sachant qu’il avait eu l’idée extravagante d’enseigner dans une ville sans grande envergure, au lieu de viser Rome ou Milan, elle conclut qu’il était sage de ne pas se préoccuper de cette autre lubie.

Les préparatifs allèrent bon train, et quatre jours suffirent avant que de maigres bagages s’entassent dans le coffre de la vieille Fiat de Flavio — le strict nécessaire pour travailler, et si peu de vêtements que la gouvernante se permit même de froncer les sourcils. La veille, le Maître avait rêveusement évoqué ses jeunes années, lorsqu’encore étudiant il passait des journées entières dans les jardins de Boboli**, où il annotait farouchement des partitions. Moins rêveusement il s’était souvenu qu’il y avait rencontré sa femme, alors toujours munie de toiles, pinceaux et chevalet, dont elle s’était débarrassée plus tard, devenue inséparable de ses verres de whisky malgré de coûteuses cures en Suisse. Passer loin d’elle deux, sinon trois semaines, remarqua-t-il en montant en voiture, serait un indicible bonheur, eût-il choisi d’aller visiter l’enfer.

C’est sur cette aimable pensée qu’il boucla sa ceinture, ayant hâte de retrouver la maison de son enfance. Mais la Fiat en avait décidé autrement. À la perspective de devoir rouler plus de cinquante kilomètres d’affilée, distance excessive pour son âge, elle choisit de tomber en panne sans tarder, à peine avaient-ils dépassé la gare. Elle commença par tousser une fois, puis une seconde, et s’offrit enfin une série de hoquets qui la mena au bord de l’agonie désirée.

Flavio et son père demeurèrent interdits. Il fallut pousser la voiture le long du trottoir, appeler un dépanneur, réfléchir à ce qu’ils allaient faire. Ni l’un ni l’autre ne voulait renoncer. Ils pouvaient fort bien louer une autre automobile, mais Flavio hésitait. Le train ? Pourquoi pas, puisqu’elle avait choisi de les abandonner juste devant la gare.

Et, riant, il exposa l’idée qui venait de le traverser. Vers dix heures passerait le train qui, parti de Rome, avait pour ultime destination Paris. Ils y seraient dans la soirée, et il ne fallait pas se soucier de trouver un hôtel — il n’avait qu’un coup de fil à donner, et leur première nuit du moins serait assurée. En revanche, insista-t-il, il ne faudrait prévenir personne. La maisonnée s’affolerait de ce soudain changement de programme, tenterait par tous les moyens de les ramener à la raison. Il conviendrait donc impérativement de garder ce voyage secret.

Maître Schiarrini écarquilla les yeux. Lui qui jamais n’avait eu la moindre velléité de quelque fantaisie, se voyait soudain proposer une folie comme nul ne s’attendrait jamais à l’en voir commettre. Mais après tout, pourquoi pas ? Il n’avait jamais eu l’occasion de fouler le pavé des Champs-Élysées — y avait-il des pavés, au moins ? —, faute de loisirs, ayant à chaque récital dû se contenter de faire le trajet de l’hôtel à la salle de concert. Et il avait toujours rêvé de voir Notre-Dame. Il réfléchit une minute, un temps très long le concernant, puis accepta. Bientôt, tels deux conspirateurs jetant derrière eux des regards inquiets, craignant d’être reconnus et dénoncés, ils se présentaient au guichet, n’ayant désormais plus qu’une hâte, flâner sur les bords de Seine.

*

Après avoir été hébergés deux nuits par un petit éditeur, cousin éloigné de l’amie de Flavio, ils passèrent plus de deux semaines dans une modeste pension perchée sur la butte Montmartre, travaillant le matin à leurs œuvres respectives, et visitant la cité durant l’après-midi. Voyant approcher Noël, Maître Schiarrini avait renoncé provisoirement à sa symphonie et composait la petite messe promise depuis l’été au Père Farsini, curé de la paroisse — une messe toute simple, pour orgue et chœur d’enfants. Elle allait bon train, ce qui lui ôtait toute crainte quant à ses capacités créatrices. Flavio pour sa part remplissait des carnets d’esquisses de tout ce qu’il voyait, ne se préoccupant pas de Trois Fleuves, qui pourrait bien attendre son retour.

Mais, trop vite, vint le moment de rentrer. La messe recopiée au propre, les croquis classés dans un carton à dessin, ils reprirent le chemin de l’Italie, faisant toutefois avant de regagner Bologne un détour par Fiesole, où ils se désolèrent de la décrépitude de leur vieille demeure de famille, dont la remise en état serait finalement très coûteuse. Il serait préférable de vendre, plutôt que se laisser ruiner par des entrepreneurs indélicats : quoique, comme insistait Flavio, qui mieux que tout autre savait se servir de ses dix doigts, en passant vraiment plusieurs semaines sur place, ils pourraient venir à bout du plus difficile. À ce sujet, les décisions furent mises en suspens, ils reprirent le train, allèrent chercher la Fiat qui avait retrouvé une seconde jeunesse entre des mains expertes, et firent comme si de rien n’était.

Madame Schiarrini sembla dupe. Elle avait tenté de leur téléphoner plusieurs fois, mais ils prétextèrent avoir dû couper le téléphone et ensuite omis de le rebrancher. D’un petit hochement de tête elle accepta l’explication, et entreprit alors de détailler par le menu le déroulement des deux réveillons. La pléthore d’invités qui allaient par deux fois encombrer les lieux déplaisait à Schiarrini, lequel préférait les réceptions intimes. Ce besoin qu’elle éprouvait de le noyer dans la foule à la moindre occasion lui tirait des soupirs inextinguibles. Mais c’était dans la vie son seul plaisir — hormis la fréquentation d’artistes sans ambition. Il fallait bien lui être agréable, surtout si près de Noël. Il la laissa donc tout organiser à sa guise, pour passer l’essentiel de son temps auprès du Père Farsini, qui ravi de l’œuvre toute fraîche offerte à sa timide chorale, avait promptement décidé de l’inclure dans le programme de la Messe de Minuit.

*

Le soir fatidique, le pauvre prêtre se tordait les mains de crainte, malgré les assurances du Maître, qui avait participé à toutes les répétitions dont l’ultime de la veille, à laquelle l’évêque avait tenu à assister — averti par une Madame Schiarrini trop heureuse de se laisser aller aux commérages ecclésiastiques. Il neigeait, et la température jusqu’alors bien douce pour la saison semblait chuter de minute en minute. Depuis le milieu de l’après-midi, il avait fallu lutter contre les caprices du chauffage de l’église, qui n’avait guère servi depuis un an. Mais lorsque dans la nuit les cloches se mirent à appeler les fidèles, tout semblait montrer que l’office serait particulièrement réussi.

Il le fut. La chaleur communicative de la messe de Schiarrini, d’un style chez lui inhabituel, surprit ceux qui le connaissaient, et séduisit l’assemblée. Cette œuvre à la fois pieuse et bon enfant ravit les cœurs par sa simplicité angélique, servie à merveille par les petits chanteurs du quartier. Le Père Farsini laissa même traîner ses lectures des évangiles pour faire durer le plaisir. Puis, tandis que le convoi familial dirigé par une Madame Schiarrini encore sobre regagnait leur demeure bourgeoise, le compositeur resta quelques minutes auprès du prêtre pour lui signifier toute sa gratitude d’avoir su donner à ce Noël une si belle couleur, sans oublier de féliciter l’organiste et les chanteurs.

Le ministre du culte tenta de se défendre, arguant qu’il n’était pour rien dans ce miracle, alors que Schiarrini oui — après tout, n’était-ce pas cette messe chantée qui avait transfiguré cette nuit ? —, lequel refusait l’hommage et l’accablait en retour de compliments. Ils finirent par conclure qu’ils étaient dans un charmant désaccord et se séparèrent en riant.

Il riait moins en arrivant chez lui. Son épouse, par charité fort peu chrétienne, avait convié deux de ses peintres célibataires préférés à se joindre au buffet, qui semblaient bien déplacés dans cet environnement cossu, et lançaient des œillades à un Flavio que la situation exaspérait sans qu’il osât rien dire. Père et fils eurent vite l’appétit coupé, et par la vulgarité de ces invités imprévus, et par le manque de retenue de la maîtresse de maison, qui à elle seule paraissait capable de vider la moitié des bouteilles avant qu’on en fût au dessert.

Ils décidèrent bientôt de s’isoler dans le bureau et évoquèrent à mi-voix leur escapade parisienne, puis leur futur et véritable séjour à Fiesole — courant avril, quand les jardins de Florence seraient particulièrement magnifiques. Flavio pourrait, pour l’occasion, débaucher quelques-uns de ses amis, qui seraient ravis de pouvoir prendre des vacances tout en se rendant utiles. Les travaux iraient de cette façon bien plus vite. Ils se mirent d’accord sur cette idée, et retournèrent dans le salon, où personne n’avait cru bon de s’apercevoir de leur absence.

D’ici Pâques, songea le Maître, la symphonie serait-elle enfin achevée ? Ces quelques notes qui lui manquaient étaient comme une punition céleste, ou une incitation… Aurait-il écrit sa messe sans cela, serait-il allé à Paris avec Flavio ? Peut-être bien que non. Quelques portées vides étaient finalement une bénédiction. La seule malédiction était son épouse, dont le visage rouge, l’élocution hasardeuse et le souffle rauque trahissaient un abus de boissons. Il en fut honteux pendant quelques instants, jusqu’à ce qu’elle eût le bon goût de se sentir mal. Une fois seul avec ses hôtes, il sut faire comprendre aux peintres qu’il était temps de déguerpir, réussit à se montrer aimable avec les membres de la famille de sa femme, et quand minuit sonna, il pouvait enfin s’estimer pleinement satisfait de la soirée.

*

Le jour de Noël, il s’éveilla avant tout le monde, aida la gouvernante et la cuisinière à débarrasser les derniers vestiges du réveillon qui encombraient le salon, passa un moment dans la bibliothèque, et enfin se résolut à entrer dans son bureau — son laboratoire musical, comme il aimait à l’appeler. Il voulait, par acquit de conscience, relire sa partition, au cas où l’inspiration déciderait de souffler sur lui en ce jour béni entre tous.

Il avait à peine ouvert la porte qu’il remarqua deux paires de moustaches dépassant du couvercle du piano laissé entrouvert. Alarmés par un grincement, les rongeurs tentèrent de se sauver et, voulant fuir l’instrument, tombèrent l’un après l’autre sur le clavier. Pianissimo : trois notes, puis quatre. Maître Schiarrini fronça les sourcils, resta en arrêt. Telle était la combinaison parfaite qu’il recherchait en vain depuis si longtemps, et que les deux bestioles venaient de lui apporter sur un plateau. Les souris avaient déjà contourné le secrétaire en chêne massif et s’étaient précipitées au fond de la cheminée, où elles se disputaient en couinant. Chez l’une d’elles, il crut reconnaître le ton habituel d’un vieux critique du New York Times et se surprit à rire quelques instants avant de se reprendre. Il s’assit alors, se pencha sur la partition dont il paracheva les dernières mesures, puis la rangea d’un air satisfait dans sa serviette de cuir.

Il sortit de la pièce et s’octroya un café, enfoncé dans l’antique mais confortable canapé du salon pour méditer sur l’incongruité de cet achèvement, avant de téléphoner à son agent, puis à son fils, afin de leur annoncer la bonne nouvelle — sans leur révéler le redoutable secret qu’il partageait avec deux muridés. Il fit un petit tour dans le parc enneigé, soliloqua aimablement devant un Amedeo interloqué, puis passa un long moment avec sa fille qui, essoufflée, revenait d’une matinale visite auprès de son amical jeune voisin. Un peu plus tard, par précaution, il fit disparaître de l’hôtel particulier tous les pièges à rongeurs qui le parsemaient. En outre, il décida que le chat serait dès le lendemain prié de partir en exil, et irait sans doute trouver refuge chez le directeur du conservatoire, qui ne connaîtrait jamais la raison de cette subite répudiation.

Enfin il retourna voir le Steinway — le Monstre, comme il l’appelait souvent, et c’en était un, en tant que véritable grand piano de près de trois mètres. Il posa un morceau de pain rassis dans un coin de la pièce à l’attention des souris et vint effleurer le clavier. Oserait-il encore déranger les nouvelles locataires de la cheminée ? Peut-être serait-il préférable de travailler au conservatoire, où il s’y sentait d’ailleurs souvent mieux pour composer. Hochant la tête, il vérifia que personne ne s’était encore établi dans la table d’harmonie, puis referma le couvercle.

« Nous nous verrons moins souvent, dit-il au monstre qui souriait encore de toute l’étendue de ses sept octaves. Moins souvent, mais je ne t’abandonne pas… Tu comprends pourquoi ? »

Le monstre ne cessait pas de sourire. Il comprenait. Il acceptait — comme d’habitude. Peut-être les souris viendraient-elles de nouveau lui chatouiller les cordes. Voilà qui l’avait bien amusé. Depuis qu’elles étaient là, il se sentait moins seul. Le Maître avait décidé de lui offrir de la compagnie. Il lui en était reconnaissant. Les jours lui paraissaient parfois si longs, autrefois. Mais, décréta-t-il, le Maître était bon et juste. Et, sans avoir été sollicitées, toutes ses cordes se mirent doucement à résonner, par sympathie.

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* Fiesole, voisine de Florence sur les hauteurs au nord-nord-est, qui fut tout d’abord cité étrusque.

** Jardins de Boboli : célèbre parc florentin.

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